Certains se demandent mais à quoi bon sert la poésie ou pourquoi le ciel est bleu et noir le sang qui sèche… Car c’est une petite lumière dans le regard des hommes, une frêle étincelle, un petit grain d’espoir qui ne demande qu’à vivre et qui réveille en nous une promesse de bonheur. Sans frontière, sans barrière, ivre de ses lendemains qui brillent, elle réveille notre feu et barricade nos peurs car elle nous maintient dignes les yeux vers les nuages pour oublier la terre qui recouvrira nos corps. D’où que soufflent les vents qui portent nos certitudes enveloppée d’accents qui parfument et claquètent, la poésie elle là qui réveille nos ardeurs et nous permet de vivre quand bien même l’orage déchire le temps qui passe. Aragon, Neruda, Apollinaire, Éluard, et mille autres que j’aime, d’Occident ou d’Orient, française, anglaise, russe ou espagnole, de Chine ou d’Amérique, de chaque pays, de tous les temps et dans toutes les langues la poésie ardente braise qui nous transporte…
P-A L
PABLO NERUDA
La guerre civile fait rage en Espagne, Franco et ses légions ont renversé la république. Pablo Neruda rentre au Chili et sur le bateau qui le ramène écrit ce poème. Il sera publié dans le recueil Espagne au cœur, España en el corazón en 1937.
Explico algunas cosas
Preguntaréis: ¿Y dónde están las lilas?
¿Y la metafísica cubierta de amapolas?
¿Y la lluvia que a menudo golpeaba
sus palabras llenándolas
de agujeros y pájaros?
Os voy a contar todo lo que me pasa.
Yo vivía en un barrio
de Madrid, con campanas,
con relojes, con árboles.
Desde allí se veía
el rostro seco de Castilla
como un océano de cuero.
Mi casa era llamada
la casa de las flores, porque por todas partes
estallaban geranios: era
una bella casa
con perros y chiquillos.
Raúl, ¿te acuerdas?
¿Te acuerdas, Rafael?
Federico, ¿te acuerdas
debajo de la tierra,
te acuerdas de mi casa con balcones en donde
la luz de junio ahogaba flores en tu boca?
¡Hermano, hermano!
Todo
eran grandes voces, sal de mercaderías,
aglomeraciones de pan palpitante,
mercados de mi barrio de Argüelles con su estatua
como un tintero pálido entre las merluzas:
el aceite llegaba a las cucharas,
un profundo latido
de pies y manos llenaba las calles,
metros, litros, esencia
aguda de la vida,
pescados hacinados,
contextura de techos con sol frío en el cual
la flecha se fatiga,
delirante marfil fino de las patatas,
tomates repetidos hasta el mar.
Y una mañana todo estaba ardiendo
y una mañana las hogueras
salían de la tierra
devorando seres,
y desde entonces fuego,
pólvora desde entonces,
y desde entonces sangre.
Bandidos con aviones y con moros,
bandidos con sortijas y duquesas,
bandidos con frailes negros bendiciendo
venían por el cielo a matar niños,
y por las calles la sangre de los niños
corría simplemente, como sangre de niños.
¡Chacales que el chacal rechazaría,
piedras que el cardo seco mordería escupiendo,
víboras que las víboras odiarían!
¡Frente a vosotros he visto la sangre
de España levantarse
para ahogaros en una sola ola
de orgullo y de cuchillos!
Generales
traidores:
mirad mi casa muerta,
mirad España rota:
pero de cada casa muerta sale metal ardiendo
en vez de flores,
pero de cada hueco de España
sale España,
pero de cada niño muerto sale un fusil con ojos,
pero de cada crimen nacen balas
que os hallarán un día el sitio
del corazón.
Preguntaréis: ¿por qué su poesía
no nos habla del sueño, de las hojas,
de los grandes volcanes de su país natal?
¡Venid a ver la sangre por las calles,
venid a ver
la sangre por las calles,
venid a ver la sangre
por las calles !
Publié dans Espagne au cœur España en el corazón (1937)
Vous me demanderez : Où sont les lilas?
Et la métaphysique couverte de coquelicots?
Et la pluie qui frappait si souvent
vos paroles en les remplissant
de brèches et d’oiseaux?
Je vais vous raconter ce qui m’arrive.
Je vivais dans un quartier
de Madrid, avec des cloches,
avec des horloges, avec des arbres.
De là, on apercevait
le visage sec de la Castille
comme un océan de cuir.
Ma maison était appelée
la maison des fleurs, parce que de tous côtés
éclataient les géraniums: c’était
une belle maison
avec des chiens et des enfants.
Raoul, te souviens-tu?
Te souviens-tu, Rafael?
Federico, te souviens-tu,
sous la terre,
te souviens-tu de ma maison et des balcons où
la lumière de juin noyait des fleurs sur ta bouche?
Frère, frère!
Tout
n’était que cris, sel de marchandises,
agglomérations de pain palpitant,
marchés de mon quartier d’Arguelles avec sa statue
comme un encrier pâle parmi les merluches:
l’huile arrivait aux cuillères,
le profond battement
de tes pieds et de tes mains emplissait les rues,
métros, litres, essence
aiguë de la vie,
poissons entassés,
contexture de toits cernés d’un soleil froid dont
la flèche se fatigue,
délirant ivoire des fines pommes de terre,
tomates recommencées jusqu’à la mer.
Et un matin tout était en flamme
et un matin les foyers
sortaient de terre
dévorant les vivants,
et dès lors ce fut le feu,
ce fut la poudre dès lors,
et dès lors ce fut le sang.
Des bandits avec des avions, avec des maures,
des bandits avec des bagues et des duchesses,
des bandits avec des moines noirs pour bénir
venaient du ciel pour tuer des enfants,
et à travers les rues le sang des enfants
coulait simplement, comme du sang d’enfants.
Chacals que le chacal repousserait,
pierres que le chardon dur mordrait en crachant,
vipères que les vipères honniraient!
Face à vous j’ai vu le sang
de l’Espagne se lever
pour vous noyer dans une seule vague
d’orgueil et de couteaux!
Généraux
traîtres
regardez ma maison morte,
regardez l’Espagne brisée :
mais de chaque maison morte surgit un métal ardent
au lieu de fleurs,
mais de chaque brèche d’Espagne
surgit l’Espagne,
mais de chaque enfant mort surgit un fusil avec des yeux,
mais de chaque crime naissent des balles
qui trouveront un jour
l’endroit de votre cœur.
Vous allez demander:
pourquoi votre poésie ne parle-t-elle pas du rêve, des feuilles,
des grands volcans de votre pays natal?
Venez voir le sang dans les rues,
venez voir
le sang dans les rues,
venez voir le sang
dans les rues !
© Traduction Pierre Clavilier
WUKALI 22/10/2014