An infinite beauty and tensed spirituality


« L’héritage n’est plus suffisant, nous devons créer de nouveaux genres qui deviendront un nouveau patrimoine. Il faut changer la tradition, la moderniser. ». Ces propos de Wu Hsing-Kuo, acteur, directeur de compagnie et metteur en scène taïwanais, formé à l’école de l’opéra de Pékin, explicitent parfaitement sa démarche et le placent d’emblée comme un des grands réformateurs de la scène mondiale. Un bel exemple nous est donné dans son adaptation du Roi Lear de Shakespeare.

Wu Hsing-Kuo transforme la pièce de Shakespeare. Tout comme Lear a été banni, chassé et même réduit au silence par ses deux filles, comme Gloucester est traité par son fils bâtard, Wu Hsing-Kuo et son art ont été mal compris. La pièce est construite autour du parallèle entre le roi Lear et l’acteur Wu Hsing-Kuo. Ce dernier décide de faire un spectacle solo. Il réduit le nombre des personnages et simplifie l’intrigue. Wu Hsing-Kuo en est le dramaturge, le metteur en scène, le chorégraphe et le seul interprète. Il restructure la pièce en trois actes. Chaque acte, comme dans l’opéra chinois porte un titre : la pièce (The Play), le jeu (Playing), un acteur (A Player). Dans cette recomposition de la pièce où se rejoignent le drame du Roi Lear et l’interrogation d’un acteur taïwanais sur son art, l’écriture dramatique s’émancipe aussi bien de l’écriture shakespearienne que de celle d’un opéra chinois. Elle invente, comme l’écriture scénique, sa propre forme entre un opéra chinois et une pièce de Shakespeare détournés pour être un vrai opéra contemporain entre Asie et Occident.

– Acte 1 La pièce (The play) ou la folie de Lear
Rôle : Roi Lear

Olécio partenaire de Wukali

Cet acte est consacré au Roi Lear et à son interprète, Wu Hsing-Kuo. Au commencement le roi Lear erre, seul, sur la lande. Banni par ses deux cruelles filles, hanté par le remords, il court, crie et vocifère dans le désert, dans la tempête. Les éléments déchaînés lui donnent la réplique. Un rond de Lumière, délimité par quatre statues aux membres mutilés – image du Roi Lear qui a perdu sa raison ? -, définit l’aire de jeu où évolue Lear, sorte de cage dont il n’arrive pas à s’extraire.

Dés ce début il y a détournement de la forme chinoise. Dans le théâtre classique chinois dès qu’un personnage entre en scène, il se présente lui-même avec son nom, son passé, ses ambitions. Ce procédé vient du passage de la troisième personne à la première personne quand on a repris des œuvres de la littérature orale-chantée-contée pour les adapter au théâtre. Ce n’est pas son identité ni ses ancêtres que le héros décline devant nous mais sa seule souffrance.

Il y a détournement également de la forme shakespearienne. La chronologie est bouleversée. La pièce ne commence pas comme celle de Shakespeare, par le partage du royaume et l’abdication du souverain mais par sa chute physique et spirituelle, corporelle et sociale. Lear perd l’esprit. WU Hsing-Kuo nous dépeint sa folie, les multiples moments où l’identité de Lear se désagrège progressivement. Le son plaintif du dong xiao, sorte de flûte, annonce la fin tragique de la pièce. Les projecteurs suivent WU Hsing-Kuo qui tantôt virevoltant, tantôt vacillant, habite le personnage du Roi Lear.

Du drame de la figure mythique et légendaire de Lear, nous allons passer à l’évocation du drame d’un acteur taïwanais d’aujourd’hui.

Alors que Lear, blessé par la flèche de l’ingratitude filiale – flèche qu’il mime de lancer, dont il suit du regard la trajectoire et qui revient se planter en son cœur – s’écroule à terre, WU. Hsing-Kuo se relève. Il arrache les cheveux et la longue barbe de Lear, cette longue barbe blanche que l’acteur chinois porte pour symboliser un personnage âgé. Il dévoile sa propre tête, son propre visage. Puis il enlève le costume de Lear, le somptueux costume de l’opéra chinois, le lance pesamment sur scène tandis que les questions se bousculent : « Qui suis-je ? Qui est Lear ? Est-ce que Lear marche ainsi, parle ainsi ?». Il replie le costume de Lear. L’interrogation sur son identité se poursuit : « Je désire savoir qui je suis. ». Il redevient lui-même mais il continue à proférer la réplique de Lear : « Qui suis-je ? Quelqu’un me reconnaît-il ? ». Le spectateur se demande alors ce qu’il est vraiment : le fantôme de Lear ? lui-même ? Le spectateur hésite. L’identité devient « flottante ». « Voyageur de l’espace et du temps, il relie le passé à l’avenir, l’Est à l’Ouest » disait Peter Brook de son acteur japonais Yoshi Oida. Ces mots conviennent parfaitement dans le cas présent. WU Hsing-Kuo se joue de lui-même, de son rapport à cette intrigue, personnage parmi les personnages, commentant l’action puis disparaissant pour laisser place au roi tourmenté. Le voici, en effet, redevenu Lear : « Je suis Lear, j’étais destiné à être Lear ». WU Hsing-Kuo redécouvre la solitude de Lear tandis que la tempête se déchaîne. La fumée envahit la scène, le tonnerre gronde, les statues s’effondrent. L’univers intérieur de Lear s’écroule. De ses décombres s’élèvent d’innombrables fantômes qui cernent de tumulte la tête du vieux roi.

– Acte II En jouant (Playing)

Rôles : Le fou, le chien, les trois filles, le comte de Gloucester, Edmond, Edgar
En un retour en arrière, en une remontée chronologique qui n’est pas sans rappeler la remontée qu’opère le personnage du shite (spectre) dans le théâtre japonais, plus précisément dans le, lorsque le spectre revit devant le spectateur le moment qui a provoqué sa mort, le Roi Lear va revivre les moments qui ont provoqué sa folie. La flûte, comme dans le , ouvre ce début d’acte.

Il ne s’agit alors ni de forme chinoise ni de forme shakespearienne mais d’un rapport lointain à la forme d’une autre culture, japonaise, cette fois. Cette forme est elle-même transformée puisque Lear n’est pas ici un fantôme. Mais, comme dans le , nous remontons à la source du « mal », de ce qui a provoqué sinon la mort physique du moins la mort spirituelle.

Wu Hsing-Kuo devient alors non plus une identité « flottante » mais « une mer d’identités » tour à tour, le fou, le chien, Goneril, Regane, Cordélia, Gloucester, Edmond et Edgar. Il revit le moment où il a décidé de partager son royaume entre ses trois filles, celui où il a renié Cordélia, ceux où il a été renié par ses deux filles. A l’intrigue de Lear et de ses trois filles succède celle de Gloucester et de ses deux fils. L’acte se termine sur la mort de ce dernier. Gloucester, après qu’on lui ait arraché les yeux, veut se jeter dans la mer du haut des falaises de Douvre. Son propre fils, qui fait semblant d’être fou, le guide. Tous deux ont atteint le fonds de la misère humaine, ou, si l’on préfère, le sommet de cette « pyramide du malheur », ainsi que Slowacki qualifiait Le Roi Lear. Edgar soutient Gloucester. Il lève haut le pied, fait semblant de grimper, Gloucester lui aussi soulève la jambe. Cette scène de pantomime, est transformée. Alors que la tempête gronde, qu’on entend le bruit de la mer déchaînée Gloucester monte, seul, sur le rocher qui n’est autre qu’une des statues de l’acte précédent renversées par la tempête, il s’exclame :

Edgar ? mon fils
J’étais mauvais, je suis damné
Mon fils, ce père part maintenant.

Gloucester se jette dans l’océan, du haut d’une falaise, sans que son fils n’ait fait un geste pour l’en empêcher. On n’entend plus alors que la fureur des vagues. Va-t-il, comme dans le nô, retrouver le repos tant recherché auprès d’Amida (nom japonais de Bouddha Amithabha, suprême Bouddha du « paradis de l’ouest ») ? Rien n’est moins sûr car rien de tel n’est dit ici.

Représenter cette mort c’est, pour Wu Hsing-Kuo, représenter indirectement celle de son Maître. Jouer Edgar c’est se représenter lui-même : « Ma situation n’est pas différente de celle d’Edgar. Edgar est honnête, il aime son père. Toutefois il est mal compris et doit fuir. Quand je chante les airs d’Edgar, je me sens très proche du personnage […] Je me souviens du jour où mon Maître m’apprenait des techniques de jeu et me battait avec un bâton. J’étais déjà enseignant. J’ai saisi son bâton et lui ai dit : « Maître, pourquoi me battez-vous. Il existe d’autres moyens d’enseigner. Bien que j’aie prononcé ces mots de façon très respectueuse, mon Maître ne m’a plus jamais parlé. ». La mort du père d’Edgar fait écho ainsi à celle du Maître et au rêve qu’eut Wu Hsing-Kuo : « Dans ce dernier mon maître voulait me tuer avec une épée, j’ai été contraint de la lui prendre et de le tuer. Ce rêve m’a vraiment choqué. Deux mois après mon retour à Taiwan, mon maître est mort subitement. ». Au milieu de sa pièce, Wu Hsing-Kuo a placé l’histoire de Gloucester, résonance de son drame d’artiste qui remet en question la tradition, pour qui le théâtre est un lieu vivant dont le but est de concerner des gens d’aujourd’hui.

« Tuer le Maître c’est tuer la tradition » proclame souvent Wu Hsing-Kuo. Il s’agit non de nier mais de transformer. Entre les deux actes, d’ailleurs, s’élève, une voix off, celle du conteur Wu Hsing-Kuo : « Mon père m’a donné une chance de le tuer mais je ne l’ai pas tué. Après cette rencontre père et fils vont renaître. C’est le moment le plus tendre du Roi Lear mais Lear est fou, arpentant la lande. »

– Acte I1I Un acteur (A player)
Rôle : WU Hsing-Kuo

L’acte suivant commence sur une longue incantation. Deux musiciens parcourent la scène en une longue déambulation et psalmodient des chants bouddhiques. La référence à Amida et, pourrait-on dire, au nô se retrouve une fois encore. Ce cérémonial est-il destiné à Gloucester qui vient de perdre la vie, au roi Lear qui ne réapparaîtra plus, à WU Hsing-Kuo qui, en habit de moine bouddhiste, arrive sur scène en portant solennellement le costume de Lear, comme s’il portrait le corps défunt de Cordélia ?

Il va psalmodier, à son tour, un regret sans fin, intégrant la vie de Lear au plus proche de sa mémoire personnelle, mêlant cette grande tragédie à l’histoire de la vie d’un acteur de l’opéra de Pékin, né et élevé à Taiwan.

Qui suis-je ? Je suis moi
Me cherchant, je pense
Je regarde, je me connais
Je m’interroge, je me hais
Je m’aime aussi, je me damne
Je me tue, je m’oublie
Je rêve à moi de nouveau
Je ne me vois pas
Je vois à travers moi
Je me désire
Je ne voudrai plus être moi
Je me déteste
Je suis encore moi
Je voudrai être moi
Je dois me regarder
Je désire me trouver…

Portant le costume de Lear, il passe devant le rocher d’où s’est jeté Gloucester et s’exclame : « Ciel, pourquoi m’avez-vous envoyé cette cage? ».
Toute ma vie pour garder la Beauté […]
Quels instruments de torture ont façonné ma nature
Quelle haine a chassé mon amour
Lear, Lear, qu’est-ce qui m’est arrivé d’être Lear. ?

Cette pièce n’est pas, comme la pièce de Shakespeare, une tragédie, elle n’est pas comme une pièce d’opéra chinois, une comédie, elle ne finit pas comme un , par l’effacement du personnage dans les premières lueurs de l’aube. La fin n’est ni tragique, ni comique, pas vraiment apaisée. Y a-t-il d’ailleurs une fin ? WU Hsing-Kuo déposant le costume de Lear sur le sol non plus brutalement comme dans l’acte I mais avec respect, nous parle :

Qu’est-ce qui m’est arrive d’être Lear ? […]
Il me reste une prison avec quatre murs.
Seul et tranquille je regarde la lune qui va et vient.

Au-delà du discours se dresse une voûte céleste dans laquelle planent des figures lumineuses. Au milieu d’elles, la lune, chargée des désirs humains, les éclaire tous. Cette lune, un des symboles fondamentaux des poètes chinois classiques, révèle le secret d’une nuit de mythe et de communion.

Commencée avec le tumulte du vent, le grondement de la tempête, le feu des éclairs, la pièce se termine sur cette vision qui se voudrait apaisée. Loin de se fixer sur un seul point, la lune a permis, à travers les multiples variations des êtres, ce grand voyage dans le temps entre l’extrême de l’Orient et l’extrême de l’Occident.

Passant d’un costume à l’autre, du masculin au féminin, de l’élégance la plus raffinée à la violence la plus désespérée d’un roi abandonné, Wu Hsing-Kuo a interprété les personnages shakespeariens selon les codes de l’opéra chinois. En un clin d’œil, il s’est transformé en chou

(le bouffon), sheng (le jeune homme), dan , (la jeune femme), jing (le gredin), mo (l’homme d’âge mur), Lear devenu fou, Gloucester aux yeux crevés. Il a déclamé et chanté un Shakespeare traduit en chinois. Wu Hsing-Kuo ne déroge pas à l’art de l’acteur chinois qui est d’être acrobate, danseur et chanteur. Il n’épargne ni sa personne ni le spectateur. Il possède toutes les ressources de la voix, la plénitude du geste, l’ampleur du mouvement, la flexibilité et l’assurance du corps, la force du regard. Il n’y a pas de « grand » Shakespeare sans grand acteur, Wu Hsing-Kuo en est un assurément.

Les codes de l’opéra de Pékin sont revus et corrigés par ceux du théâtre occidental. En interprétant les trois filles, il retrouve la tradition élisabéthaine qui, en interdisant aux femmes de paraître sur scène, obligeait les acteurs à jouer les rôles féminins. La musique, comme dans l’opéra chinois, occupe ici une place essentielle mais réunit tonalités classiques chinoises, musique contemporaine et électronique. Les moments chantés, fine fleur de l’opéra chinois, n’occupent plus la première place. Cet art qui éblouit l’œil du spectateur occidental, provient de l’opéra chinois mais il est épuré, simplifié, comme le sont les costumes et les maquillages. Le somptueux costume de Lear n’est visible que dans l’acte 1. La scène, sans table ni chaise, n’est pas la scène de l’opéra chinois. Le Roi Lear est joué sur un plateau au décor d’une beauté minimaliste. Si la mise en scène s’inspire de l’opéra de Pékin, on y trouve aussi, ce qui en explique, en partie, la modernité, de nombreux clins d’œil à l’expérience cinématographique. Chaque acte est composé comme un cadrage de film et opère par gros plans, la lumière qui cerne les silhouettes, met en valeur ces plans. Les trois actes se succèdent par fondus-enchaînés, l’obscurcissement signifie un saut dans le temps. Cette adaptation repose sur un montage d’instants de tension, sans temps morts, les séquences sont autant de grands tableaux dramatiques.

Ce solo, inspiré de l’opéra de Pékin, nous entraîne loin de ses conventions ou plutôt les libère, créant des formes nouvelles qui ne renient pas mais transforment les anciennes, retrouvant le caractère spectaculaire que Shakespeare conférait au théâtre. Wu Hsing-Kuo a appréhendé Le Roi Lear comme un texte vivant, toujours en mouvement. Il a « tué » la tradition aussi bien occidentale que chinoise en ce qu’elle a de fixité, d’immobilisme :
Se débarrasser de la mémoire du théâtre […] c’est aussi explorer les conditions d’une communication qui ne tienne pas compte des références culturelles, délivrer l’acteur de son conditionnement psychologique et social, c’est faire du non-savoir et de l’ouverture la qualité fondamentale non seulement de l’acteur et du spectateur mais de la quête elle-même.

Il a su donner au Roi Lear, un des grands textes du théâtre occidental, une place originale dans un univers différent. En établissant un rapport entre un personnage shakespearien et un acteur contemporain taïwanais, cette adaptation dépasse une simple rencontre des cultures ou, plus exactement, la question posée à une époque, dans une culture, est reprise, intériorisée et élargit. Ce Roi Lear est la révélation d’un Shakespeare qu’on pressent, dont on rêve mais qu’on ne voit que rarement sur une scène. Il en montre l’esprit et la modernité.

Françoise Quillet


Françoise Quillet est professeur à l’Université de Franche-Comté
Responsable de la Formation Arts du spectacle ( License et Master, mention Théâtres et Cultures du Monde).

Françoise Quillet a notamment écrit un livre intitulé «L’Opéra chinois contemporain et le théâtre occidental – Entretiens avec WU Hsing- Kuo», publié aux éditions de L’Harmattan.


« Le Roi Lear » d’après William Shakespeare écrit, dirigé et interprété par Wu Hsing-Kuo
Le Contemporary Legend Theatre a été joué au Théâtre du Soleil en septembre 2014 au Théâtre du Soleil

WUKALI 25/10/2014


Ces articles peuvent aussi vous intéresser