L’aventure d’Alexandre le grand, Άλέξανδρος ό Μέγας le divin macédonien, s’arrête sur l’Indus quand ses troupes refusent d’aller plus loin. Il est furieux. Il se rend compte, seulement alors, de l’épuisement de ses soldats. Le terrible combat mené contre les armées du roi Pôros, avec ses éléphants, les a profondément marqués : ce fut un carnage, une boucherie inutile. En vérité, Alexandre l’a compris mais il a cru qu’il pouvait leur demander encore plus, leur insuffler sa volonté. Mais non, c’est fini… Jusque là, il n’avait en tête que son rêve : aller jusqu’au bout de la planète et en faire la conquête.
Le monde connu de l’époque, pour les Grecs, finissait sur les rives du Gange. « Le fils d’Amon », comme l’avait appelé l’oracle de l’oasis de Shiwa, en plein cœur du désert égyptien, avait finit par se croire réellement d’origine sacrée. Il tombe de haut. La royauté universelle à laquelle il aspire n’existera jamais…Il devra se contenter de ce qu’il a conquis. Ce que l’on nommera : « l’empire mondial ».
C’est déjà pas mal me direz-vous ? Pour n’importe qui d’autre que l’élève d’Aristote, oui ! Mais pas pour lui…
Le retour vers la capitale, Babylone, se fera donc après la descente de l’Indus jusqu’à son embouchure, puis par la traversée des déserts qui séparent l’Inde de la Perse. Le roi ne sait pas encore que ce sera la plus terrible épreuve de sa jeune carrière. Nulle armée au monde n’a jamais autant souffert que celle du jeune commandant aux yeux vairons pendant cette odyssée, sauf peut-être la « Grande Armée » pendant la retraite de Russie. Mais Alexandre n’aurait jamais abandonné ses soldats ! C’est d’ailleurs grâce et uniquement grâce à sa volonté indomptable que cette armée de 100.000 hommes survivra et s’en sortira. Ils reverront Babylone, cette ville incroyable, multiforme, cosmopolite, devenue capitale de l’Empire.
Celui qui se croit maintenant le « protégé de la providence » décide d’une nouvelle expédition mais, cette fois, il veut attaquer vers la Méditerranée occidentale, depuis l’Égypte, ses plans sont prêts. Une immense cohorte de soldats se prépare… Cette fois, ils sont plus de cent mille, à majorité des « asiatiques ». Alexandre a 33 ans…Il se goinfre, va se baigner dans l’eau du fleuve, glaciale en cet hiver rude, il attrape la fièvre et meurt dans la foulée. Le grand rêve de l’union de tous les peuples de la Terre sous la houlette du Macédonien s’écroule. Nous sommes en 323 avant J-C.
D’innombrables légendes parcourront les siècles, racontant « la Geste d’Alexandre » devenu Iskander en pays musulman, même l’Ancien Testament lui consacrera une ligne ! Ces mythes inspireront de grands capitaines : César, Trajan, de grands monarques : Charles-Quint, Philippe II d’Espagne, le sultan Soliman le Magnifique…Et même les victoriens !
Cette idée folle, César n’en parlera presque jamais. Pourtant, elle est en lui depuis toujours. Il y songe dès l’époque du premier triumvirat. Ses associés Pompée et Crassus ne pensent, l’un qu’au pouvoir et l’autre qu’à l’argent.
Crassus se retrouve très loin de ses bases de départ. Le général Suréna commande les armées parthes. Il encercle Crassus qui doit se rendre. Sa fin sera terrible : puisqu’il est si assoiffé du métal jaune, Suréna lui fait couler de l’or liquide dans la gorge.
César n’oubliera jamais le fait. Progressivement, il va conquérir d’immenses contrées comme la Gaule, il vaincra ses ennemis de l’intérieur, unifiera le monde méditerranéen sous sa direction. Il finira par regarder vers l’Asie. Sa relation avec Cléopâtre accentuera cette tendance. Elle ne pense qu’à cela : devenir l’épouse du « maître du monde » qu’elle devine en César, avant lui pourrait-on dire.
Après la défaite de Crassus, et à la surprise des Romains, les Parthes ne les attaquent pas. Ils se contentent de fermer les portes d’accès à leur empire en s’installant à demeure sur l’Euphrate.
Nul ne saura jamais pour quelles raisons ils se sont comportés de la sorte. Tout simplement, ils n’avaient peut-être pas envie de soutenir une guerre longue et aléatoire dans ses résultats.
Ils étaient de redoutables guerriers, très endurants, de merveilleux cavaliers aussi…Et les archers les plus précis de l’Antiquité : « la flèche du parthe » n’était pas un mythe mais une réalité dont les Romains ont souvent fait l’amère expérience !
César est revenu à Rome, il se prépare méticuleusement à l’opération contre l’ennemi parthe..Les grands propriétaires terriens prennent peur : si César déplace le centre de gravité de ce qui n’est pas officiellement l’empire romain vers l’Orient, ils vont perdre un argent colossal : les routes du commerce ont déjà tendance à glisser vers l’est et Byzance.
La victoire sur les Parthes, personne n’en doute à Rome car César est un génie, il a bien préparé l’armée, le ravitaillement est prêt à suivre et l’intendance aussi. L’enthousiasme de Cléopâtre a gagné César qui revit le grand rêve d’Alexandre, il est âgé de cinquante six ans pourtant mais il se sent si jeune….la reine d’Égypte n’y est pas pour rien ! Le maître de Rome entrera en campagne après les Ides de mars, en 44 avant notre ère.
Imaginez la situation : César a triomphé de tous ses ennemis, Rome lui appartient. Il ne lui reste plus qu’une chose à faire pour devenir le plus grand conquérant de l’histoire : dépasser Alexandre le grand en unifiant le monde connu. La tentation est trop forte, Cléopâtre souffle sur le brasier de l’orgueil césarien…
Les Parthes savent ce qui se passe à Rome. Ils commencent leurs préparatifs de guerre. Ils sont en infériorité numérique face à César. Ils auront bien du mal à lui résister mais ce sont des gens courageux. Ils doivent défendre leur patrie, envers et contre tout. Le terrain leur est favorable pensent-ils mais ils ignorent que César a tout prévu, y compris des cartes précises et des ingénieurs pour improviser.
Dans l’ombre, le complot se trame : les grands propriétaires terriens que rejoignent les grands propriétaires fonciers, ils ne sont pas tous les mêmes, sont décidés : puisqu’il est impossible de faire changer d’idée César, il faut l’assassiner ! Ils ont calculé leurs pertes en cas de guerre. Elles seraient abyssales, pas question ! Mais on va cacher tout cela sous des termes pompeux, figures de rhétorique bien connue: « mort au tyran ! » « vive la République !»… On va s’accoquiner avec Brutus, figure du traître absolu passé à l’histoire pour avoir porté le coup fatal à l’homme qui l’avait pardonné. Et César meurt sous les poignards des conjurés. Pour la deuxième fois, le grand dessein de l’empire mondial s’écroule. Tous les tueurs seront liquidés, un à un. Mais le rêve restera inaccessible…
La société romaine de l’époque n’était pas encore unifiée sous un sceptre indiscutable… La République était morte mais les couches sociales les plus élevées du temps refusaient de l’admettre. La politique de César était trop moderne, bien en avance sur les idées à courte vue de l’aristocratie latine.
On ne tue pas les pauvres types, les nuls restent en place : ils arrangent ceux qui tirent les ficelles de l’argent. Rien de nouveau sous le soleil… On n’est jamais trahi par ceux que l’on assassine !
Octave devenu Auguste, successeur de César, n’osera pas aller se battre en Asie. Il connaissait et appréciait l’idée du grand dessein mais Il préféra être le fondateur de l’Empire romain, même s’il n’en était, officiellement, que le « premier citoyen ». Son tempérament était plus celui d’un grand fonctionnaire que d’un guerrier. Son intelligence hors-norme lui avait permis de comprendre que la société romaine de son temps n’était pas prête à accepter l’idée du grand dessein. Mais il légua à ses successeurs une merveilleuse machine, bien huilée, qui permettrait, le jour où un empereur doué pour la guerre monterait sur le trône, d’envisager la conquête de l’Asie. Et cela, Auguste en était conscient.
Nous sommes maintenant en 96 de notre ère. L’empereur régnant, Domitien, vient d’être assassiné par les prétoriens. Il a passé son règne à liquider tous ceux qu’il soupçonnait de comploter. Son délire de la persécution devint tel qu’il décida la mise à mort de son épouse ! Celle-ci, prévenue à temps, organisa le coup d’état qui mis fin aux tourments des plus hauts dignitaires de l’empire.
Le Sénat désigna Nerva pour monter sur le trône. Depuis toujours, celui-ci est le plus sage, le plus modéré, le plus cultivé, le plus intelligent et le plus riche des Romains. Il est très âgé et sait que son règne sera court. Pour l’armée, la désignation de ce civil ignorant tout de l’art militaire ne signifie rien. Nerva le sait. Il décide alors de coopter un grand soldat et de le désigner comme son successeur en l’adoptant. C’est la première fois qu’une telle chose, autorisée par le droit romain, se produit. Nerva fera école. Il cherche la perle rare et fixe son choix sur Trajan. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il a fait mouche..
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Trajan est né en 53 en Espagne, dans une famille d’émigrés romains : c’est le premier provincial à monter sur le trône. Il a 43 ans. C’est un génie militaire qui a résolu le problème du « limes »(frontière surveillée et fortifiée) germanique. Il est très brillant au combat et n’a jamais connu la défaite. C’est aussi un être chevaleresque, pacificateur, peu enclin à massacrer quiconque. Son tempérament le rapproche de César, son modèle et son idole.
Nerva va former, intellectuellement et culturellement, son fils adoptif. Trajan sera un élève surdoué. Les deux homme formeront un duo comme il y en eut peu dans l’histoire universelle.
Si le général Trajan existait bien avant d’être adopté, l’Empereur Trajan est une création de Nerva. Sans les apports de son prédécesseur, Trajan est inexplicable. Il ne fait aucun doute que Nerva a appris à son corégent l’histoire du grand dessein d’Alexandre, repris par César. Le nouvel empereur en sera obsédé jusqu’à sa mort…
Nerva meurt en 98 quand Trajan est aux armées. Très occupé par l’établissement définitif des frontières sur le Rhin, le « limes » et le Danube. Ce n’est qu’en 100 qu’il peut enfin revenir à Rome où il est accueilli en triomphe. Les habitants l’acclament, le couvre de louanges, ils savent que cet empereur-là est un homme incorruptible, à l’écoute du peuple et décidé à améliorer le bien-être général. Toutes les couches de la société romaine : puissants comme individu isolé, riches comme pauvres, se rangent sous la bannière du « nouveau César », demi-dieu romain. Il est indiscutable et indiscuté.
Tout semble donc pour le mieux dans le meilleur des mondes… Il existe quand même des failles dont Trajan devra tenir compte :
-La natalité italiotte s’est effondrée. Ce phénomène avait commencé sous Auguste mais il s’accélère. Trajan y répond en décidant l’aide de l’état aux familles pauvres possédant la citoyenneté romaine : l’éducation et l’instruction des enfants issus de ces familles.
-Le christianisme se répand dans l’Empire et rien ne semble pouvoir arrêter ce que les autorités considèrent comme une peste. Le refus de la déification de l’Empereur est la pire des choses pour l’avenir de l’Empire. Les ordres de Trajan à ce sujet sont clairs : éviter le bain de sang, tout faire pour que les « chrétiens repentis » soient acceptés dans la société et ne pas liquider les autres, faire comme si on ne les voyait pas, dans la mesure où il n’y a pas d’insurrection. Trajan ne veut pas de massacres. Il pense que cela pourra s’arranger avec le temps. Ce qui le préoccupe le plus, c’est le grand dessein : aura-t-il le temps de l’accomplir ? Il n’est plus si jeune…
– Les Daces, habitants de l’actuelle Roumanie, constituent le plus grand danger qui menace Rome. Il faut les écraser et annexer leur pays avant de lancer l’opération asiatique. Il faudra 9 ans pour en finir avec eux. Le risque d’attaques sur ses arrières était réel. La province est envahie par les vétérans des légions romaines qui s’y installent.
-Le Proche-orient est une poudrière : des révoltes éclatent régulièrement en Judée, le feu couve en Syrie, l’Égypte qui connaît une efflorescence particulière à l’époque avec ses innombrables colonies de peuples hexogènes (grecs, juifs, syriens…) menace d’exploser. La paix imposée par Rome est très fragile. Trajan le sait mais le rêve oriental s’est emparé de son âme. Tout va céder devant.
Dans un premier temps, l’empereur va chercher à isoler les Parthes. Le royaume d’Arménie de l’époque couvre la totalité du Caucase. Son roi est vassal de Rome et des Parthes. Les armées romaines y imposent le candidat de Rome au trône. Les Parthes sont donc bloqués au nord.
En Arabie, Rome vassalise nombre de tribus et créé la province romaine d’Arabie ou Arabie pétrée, annexe Palmyre. Pratiquement, la route du sud est fermée aux Parthes, rejetés en Mésopotamie. Les armées romaines s’embarquent pour l’Orient en 113, avec l’empereur à leur tête. Il ne reverra pas l’Italie.
En tournée avant l’offensive, Trajan visite l’Égypte. Un jour, dans un port sur la mer rouge, il aperçoit un bateau dont la forme lui paraît inconnu. On vient lui dire que c’était un navire indien faisant du commerce et qu’il s’apprêtait à repartir. L’Empereur fit une grimace et dit : «Comme j’aimerais monter à bord et aller conquérir l’Inde…» La référence est explicite…
L ‘armée se met en marche, les légions se regroupent en Syrie. Les Parthes veulent éviter la guerre qui leur fait peur : ils savent que l’armée romaine est plus puissante qu’eux avec ses dix légions qui vont être engagées dans le conflit. Malgré leur courage, leur discipline, leurs qualités de soldats, ils ne feront pas le poids face à la machine de guerre créée par Trajan.
Mais les Romains sont violemment anti-parthes. Tous se rangent aux ordres de Trajan qui veut faire équivaloir le monde habité avec l’état romain. Le commerce international serait beaucoup plus facile s’il pouvait se faire directement avec l’Inde, voire avec la Chine.…
Trajan arrive à Antioche début 114. La guerre s’engage. Trajan emmène les légions romaines et ses alliés au cœur de l’Arabie, puis franchit l’Euphrate. La poussée romaine est fantastique, les Parthes sont débordés et reculent, craignant l’encerclement. L’armée romaine atteint le fleuve Tigre, occupent le nord de la Mésopotamie puis l’ancienne Assyrie en 115. En mai 116, c’est l’invasion de tout le territoire convoité et l’antique Ninive tombe.
Trajan passe par, et s’arrête à, Arbèles où Alexandre remporta sa seconde victoire sur les Perses. Les forces romaines prennent enfin Babylone et Séleucie et s’approchent de la capitale parthe Ctésiphon qui était auréolée de prestige et fut même un temps la plus grande capitale du monde . Cette fois, le roi parthe Chosroes se bat pour sauver la ville mais les Romains sont plus forts et la prennent.
La chute de Ctésiphon eut un retentissement immense dans l’empire et au-delà. C’est la plus grande victoire romaine du siècle. Les Parthes paraissaient humiliés voire anéantis ce qui était faux : ils reculèrent sur les plateaux de l’Iran, attendant leur heure. Trajan a engagé la flotte romaine dès le début du conflit. Elle descendit le Tigre et atteignit le golfe persique ! Une statue de l’empereur y sera érigée…L’Irak et le Koweit actuels sont occupés…
Plus rien ne semble pouvoir empêcher Trajan de devenir le maître du monde habité, si ce n’est son âge (plus de soixante ans). Trajan s’apprête à poursuivre les Parthes sur le plateau iranien : il veut détruire l’état parthe et conquérir toutes les provinces le séparant de l’Inde !
Le grand dessein était en cours de réalisation. On peut imaginer facilement le ressenti de l’empereur en ce moment unique de sa vie. Son orgueil du être sans limites, il égalait son Dieu Alexandre, il allait le dépasser…
Seul un miracle pouvait sauver les Parthes…Il eut lieu : la révolte éclata dans les zones récemment conquises, puis la cavalerie juive d’Alexandrie fit de même. Il faut en chercher l’origine dans la fiscalité imposée par les Romains qui étranglait les habitants. La situation devenait extrêmement périlleuse pour l’armée romaine, loin de ses bases arrières. Ils risquaient de se trouver coupés de la Syrie.. Une retraite immédiate s’imposait.
Le génie tactique de Trajan permit ce retrait sans trop de casse mais il ne put prendre la cité révoltée de Hatra. En revanche, la répression fut terrible en Égypte, en Syrie et en Judée. Il faut dire que les révoltés s’étaient comportés de manière bestiale en massacrant d’une façon abjecte Grecs et Romains capturés (émasculation, viol, dépeçage,etc…). Ils semèrent le vent et récoltèrent la tempête.
Trajan tomba malade et mourut avant d’atteindre la côte, fin 117. Son successeur Hadrien, moins doué que lui pour la guerre, abandonna la Mésopotamie et se replia sur l’ancienne frontière de l’Euphrate.
Le grand dessein mourut avec Trajan. Il n’en fut plus jamais question à Rome.Mais il resta dans l’imagination collective de peuples comme une idée folle, irréaliste. Seul de tous les politiciens du 19ème siècle, Benjamin Disraéli se comporta parfois en héritier de cette idée en créant l’Empire britannique de l’époque victorienne… Le monde avait changé.
Cette utopie existe encore a notre époque, elle porte un autre nom et concerne d’autres mondes, c’est le rêve de la conquête spatiale.
Jacques Tcharny
WUKALI 05/08/2015
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Illustration de l’entête : mosaïque d’ Alexandre à la bataille de Gaugamèles (oct 331 av J.C) musée de Pompéi.