A giant of French literature and poetry
Victor Hugo domine de très haut toute la production littéraire du dix-neuvième siècle ; à la fois romancier, dramaturge et poète (ainsi que dessinateur et homme politique) il a illustré tous les genres considérés comme nobles et continue de jouir d’une gloire bien méritée, par l’ampleur, la qualité et l’impact de son immense talent qu’il faut bien finir par reconnaître comme du génie.
Dans le domaine de la poésie qui nous occupe ici, le plus frappant est la constante évolution de son inspiration et des objets de celle-ci. Je tâcherai de montrer combien Hugo a progressé, du poète romantique un peu salonnard, un peu routinier au voyant unique dans l’histoire des lettres.
Victor Hugo semble avoir trouvé très tôt les objets et les moyens de son expression poétique. Les objets en sont (et c’est chose rare parmi les poètes de son temps devenus pour nous des classiques) la politique, mais aussi l’Histoire, d’abord proche (la monarchie restaurée récemment en France, l’Empire tombé en 1815) puis plus lointaine, et quasi universelle ; la vie spirituelle, puis la foi, Dieu, l’au-delà, les grands passages de la Bible ; la nature, le temps, les sentiments, tout le spectre des poètes romantiques. Les moyens sont assez simples, et presque toujours les mêmes : une poésie formellement classique, le plus souvent des alexandrins à rimes plates ou croisées ; mais Hugo sait varier les supports et impressionne dès ses débuts par une grande maîtrise formelle.
Ce que l’on peut noter concernant « la forme », dans l’évolution que j’ai appelée peut-être un peu facilement « du talent au génie », c’est que Hugo ne brisera pas le moule classique, contrairement à Rimbaud ou Lautréamont ; à aucun moment il n’aboutira à l’implosion des formes habituelles, c’est-à-dire à la prose poétique. Non, Hugo conserve les formes classiques, mais semble de plus en plus à l’aise en leur sein : dans les Orientales ou les Odes et Ballades, on note des maladresses, des vers imparfaits, des creux dans l’inspiration. Dans son chef-d’œuvre, Les Contemplations, Hugo manie la langue comme un démiurge, rien d’approximatif, sa poésie respire, vibre, résonne – et s’ouvre sur l’infini. Que d’alexandrins parfaits, de rimes riches et pourtant inattendues, que de visions !
Mais c’est aussi en approfondissant ses sujets que Hugo approfondit son art : d’abord observateur politique, il devient dans Les Châtiments l’interlocuteur et le pourfendeur féroce de Napoléon III ; s’inspirant de sujets dans l’air du temps (l’épopée napoléonienne ou la guerre de l’indépendance en Grèce) 1821-1829, il s’empare de thèmes plus universels et éternels à travers la Bible, revisite les grandes figures de l’humanité dans La Légende des Siècles. Attentif aux sentiments, à la nature, à l’amour, il évoque son bonheur familial ; puis la mort de sa fille Léopoldine le fait basculer dans le deuil, la perte infinie, la réitération de la douleur, à travers des textes universels, à la fois pudiques et bouleversants.
Ce qui frappe très tôt chez lui, c’est sa prolixité : là où Baudelaire écrirait un sonnet, Hugo écrit quatre ou cinq pages. Et je sais que certains amateurs préfèreront toujours la qualité (les quelques vers exquis de Catherine Pozzi, les deux-cents poèmes des Fleurs du Mal, ou la courte hallucination d’Une saison en enfer) ; mais précisément, Hugo ne pèche pas par la qualité : ses vers sont riches, presque toujours parfaits, et, en nous procurant un long voyage de nuit, de soleils enténébrés en grotte de la connaissance, il nous procure des visions, des vertiges, jusqu’à un petit matin hanté où nous refermons notre exemplaire des Contemplations, les yeux fatigués mais le cœur joyeux.
Considérées comme son chef-d’œuvre, Les Contemplations abordent les sujets les plus profonds : la mort, le deuil, la résurrection, l’infinité de l’univers et l’immensité de la Terre, la profondeur de la nuit et la présence-absence, partout, de Dieu. On a pu sourire du Hugo endeuillé, qui tâchait par le jeu des tables tournantes d’entrer en communication avec l’âme de Léopoldine ; mais c’est bien de cette formule-là qu’on peut se servir pour évoquer Les Contemplations : Hugo devient le voyant, le passeur, le visionnaire, l’homme-Verbe et finalement, l’homme-Dieu. Gageons néanmoins qu’il ne se prit jamais pour Dieu ; mais la formule de Claudel résume assez bien ce que je tâche de dire ici : « Victor Hugo est un fou qui se prend pour Victor Hugo »…
Dixième concours de poésie francophone organisé par l’Association coréenne des professeurs de français. 19 août 2010. Magnifique et bouleversante jeune étudiante coréenne, rayonnement de la langue et de la culture françaises
Quels éléments ont-ils pu l’amener à cette ampleur d’inspiration, à cette œuvre immense ? Examinons quelques pistes.
1 Hugo a connu le succès critique et public très tôt, ainsi que la célébrité. Il aura donc reçu les encouragements nécessaires à son labeur, et la certitude d’être reçu, bien ou mal, mais pas comme les poètes maudits que seront Baudelaire ou Nerval, mais comme un « poète béni ».
2 Hugo possédait une force de travail et une santé exceptionnelles. Chez lui, tout fait mouche, tout devient sujet d’inspiration, une dédicace à une jeune beauté dans les premiers recueils, une infinie prière au Tout-Puissant dans Les Contemplations, une notation mélancolique et presque banale, et pourtant si belle, dans les derniers poèmes.
3 Enfin, les événements de sa vie ont joué un rôle majeur dans la maturation de son œuvre : les deuils personnels, et l’exil qui durera presque vingt ans. Exilé à Jersey et Guernesey, publié à Bruxelles et célèbre dans le monde entier, il conspue Napoléon le petit mais redécouvre la mer, les abîmes entrouverts, la solitude, l’errance, le froid, la nuit.
Que reste-t-il de cette œuvre immense ?
Aujourd’hui de plus en plus négligée, la poésie demeure le bréviaire des romantiques, des sentimentaux, des fins lettrés. Celle de Hugo, après une gloire sans équivalent, est peu à peu tombée sinon dans l’oubli, du moins dans le mépris de quelques fins palais, qui ont vu en Baudelaire, en Rimbaud, des auteurs plus modernes, plus concis, plus parfaits. Les formes classiques sont tombées en désuétude ; on reproche à Hugo du vide, du factice, son souffle peut passer pour une amplification d’éléments sans cesse réitérés. Va-t-il s’enfoncer de tout son poids dans la glaise de l’oubli ?
Gageons que non. Car dans les centaines voire milliers de poèmes du visionnaire, il y a au moins trente ou quarante chefs-d’œuvres absolus. L’école et l’université l’enseignent ; en parcourant ses différents recueils, le mélomane reconnaîtra aisément des vers que Fauré, Reynaldo Hahn ou Gounod ont mis en musique. Mais surtout, les vrais amateurs de poésie s’enfonceront dans cette masse touffue de mots et de sons, de vertiges métaphysiques et de certitudes de beauté. A force de travail, à force de creuser les sens et de marier mots et images avec une force stupéfiante, il est passé du talent au talent exceptionnel, puis au génie universel et sans équivalent dans l’histoire de la littérature. C’est peut-être par les deux-cents poèmes d’Au bord de l’infini que Hugo fait mentir ses détracteurs les plus acharnés ; l’inquiétude post-chrétienne, la foi sublimée et sublimante, et en définitive sublime, l’ouverture métaphysique en font un astre ténébreux, charbonneux et plein de lumières cachées : oui Victor Hugo a eu la folie d’écrire quelques milliers de pages – qui s’en plaindrait ? qui pourra parcourir tout au long de sa vie des sonnets, des alexandrins, des romans merveilleux, allant de découvertes en redécouvertes, de déceptions en illuminations ; oui Victor Hugo a eu raison de se prendre pour Victor Hugo ; il croyait en Dieu, et, semble-t-il, Dieu croyait en lui.
Frédéric Wagner
À visiter: la Maison de Victor Hugo, 6 place des Vosges, 75004 Paris
WUKALI 20/08/2015
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Illustration de l’entête: Victor Hugo photo: Maison de Victor Hugo