In the sensitive flow of Pierre Boulez concerts and recordings


Il était parfois là où on ne l’attend pas. Comme ce jour de janvier, il y a une dizaine d’années, lorsqu’à Vienne il dirigea l’Orchestre Philharmonique pour ouvrir le très sélect Bal du Nouvel An. Comme ce soir de mars 1996, où au même endroit, avec ce même orchestre, il dirigeait la… 104è symphonie de Haydn – avec un final véloce et d’une coruscante énergie. A propos de Boulez, on parle souvent de sa froideur dans l’interprétation, froideur qui serait liée à une objectivité au scalpel ; pourtant, il s’était laissé grisé par le son de cet orchestre, le plus chic du monde, le plus soyeux aussi – un des plus beaux. Et cela s’entend, dans l’adagietto, contemplatif jusqu’à l’alanguissement, de la 5è symphonie de Mahler. Comme dans celui de la 8è symphonie de Bruckner, merveille enregistrée en concert à Linz, à St Florian, en 1996.

Le décès de Pierre Boulez, c’est l’occasion de souvenirs ; souvenirs de concerts, de disques et de quelques rencontres aussi. « J’ai horreur du souvenir » disait-il, en citant « Le soulier de satin » de Claudel qu’il aimait tant. Pourtant…

Je me souviens d’une rencontre, parmi quelques autres, le jour même de ses 75 ans, le 26 mars 2000, après une répétition au Châtelet. Préparant une journée spéciale Bach sur France Musique, je lui avais proposé de parler de Jean-Sébastien, qu’il évoquait déjà en 1976 dans sa leçon au Collège de France. Il s’était volontiers prêté au jeu. De même quelques années plus tôt, en 1995, il évoquait ses vingt ans et l’année 1945 pour une série d’Euphonia sur France Culture, émission que je préparais à propos des Musiques de 1945. C’était l’année où pour gagner un peu d’argent, il jouait des ondes Martenot dans la revue Folies Cocktail aux Folies Bergères, expérience après laquelle il ne pouvait « plus voir une plume dans l’air… » comme il disait, vacciné à jamais contre le music-hall.

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Penser Boulez, ce n’est pas forcément avoir les « Folies » ou Bach à l’esprit, ni Chopin qu’il aimait et avait joué dès sa plus tendre enfance. Ni même Berlioz. Pourtant, au début des années 70, à New York, avec son Philharmonique, il en gravait plusieurs grandes partitions, juste après avoir, en 1967, enregistré l’introuvable (à l’époque) Lelio avec l’ami Jean-Louis Barraud, en récitant et rien moins que l’Orchestre Symphonique de Londres.|left>

C’est Boulez chef d’orchestre qui m’a le plus marqué. Il gardait un souvenir ému de son tout premier orchestre : Le Jerusalem Symphony que, tout jeune, Klemperer lui avait mis dans les mains ; il y dirigea Schönberg et la très inattendue 2è symphonie de Schumann (rêvons d’un enregistrement…) Ensuite, ce furent les plus grands orchestres du monde. Sans parler de son travail à Darmstadt et avec l’Ensemble Intercontemporain.

Le premier disque de Boulez que je me suis acheté, adolescent, en cassant ma tire-lire, c’était un 33 tours qui venait de sortir : le Petrouchka fascinant de 1971, avec New York. Un peu plus tard, ce fut son premier Mahler, le Klagende Lied, avec encore le LSO : un choc opulent et ennivrant. Mais je n’ai pas eu la chance, en 1977, d’avoir de place pour la mythique Lulu au Palais Garnier (dont France Musique nous rebattait les oreilles matin, midi et soir), ni pour le Ring de Bayreuth (trop loin, trop cher et de toute façon inaccessible) mais la diffusion sur France 3 a d’abord pallié le manque, avant que ne sortent les CD, souvent décevants par le son comme par les chanteurs, et enfin les DVD – si sombres, si mal filmés à l’époque.

Je me souviens de novembre 1989, moment historique à plus d’un titre, lorsque Boulez a signé un contrat d’enregistrement avec Deutsche Grammophon. Dans le monde musical, en coulisse, derrière son dos, les commentaires allaient bon train. Je me souviens de certains critiques en vogue disant tout bas : « C’est trop tard », « il est trop vieux », ou encore quelque chose du genre « le meilleur est derrière… » Quelle erreur et quel mépris ! Quel bonheur au contraire que ce contrat, nous permettant d’écouter Debussy, Bartok et Ravel, bien sûr, mais aussi Mahler (rien moins que l’intégrale des symphonies), Scriabine et Szymanowsky ou Janacek (De la maison des morts – en DVD à partir du spectacle Chéreau d’Aix 2007) et ce Bruckner d’anthologie !

Je me souviens de nombreux concerts qu’il dirigeait, avec cette gestique reconnaissable entre toutes, aussi économe qu’efficace. Stravinsky et son propre Dialogue de l’ombre double, sous le chapiteau de Bartabas, au milieu du carrousel des chevaux, pour ce Tryptik de l’an 2000. Il y eut les concerts avec l’Orchestre de Paris et Barenboïm. Mais surtout, le plus fulgurant souvenir que je garde, c’est celui d’une Nuit transfigurée de Schönberg, avec les Wiener Philharmoniker, au Théâtre des Champs Elysées, en 1999. Juste magique : tout sauf la froideur ; l’incandescence ! Avec un jeu incroyablement subtil sur les timbres et les couleurs. Inoubliable de… suavité inattendue. Ensuite, il dirigeait le concerto pour orchestre de Bartok et Fêtes de Debussy. Mais c’est ce Schönberg qui me reste. « J’ai horreur de la tiédeur en musique » aimait-il à dire. Il le montrait. Et l’exposition de la Philharmonie de Paris, l’an dernier, l’éclairait magistralement, tout en proposant une fabuleuse écoute spatialisée de Répons. Il y a là quelque chose de puissant, d’inouï au vrai sens. Une porte d’entrée dans l’œuvre boulezienne pour ceux qui seraient réservés.

« Il n’y a de création que dans l’imprévisible devenant nécessité », disait-il.
Ce qui pourrait aussi bien s’accorder à l’écoute…

Marc Dumont, le 7 janvier 2015


Quelques liens très utiles
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– Un portrait multi-média :
[- L’hommage de l’ami Barenboïm-> – L’hommage de l’ami Daniel Barenboim

http://www.diapasonmag.fr/actualites/a-la-une/l-hommage-de-daniel-barenboim-a-pierre-boulez]
– Un hommage :
[- L’hommage d’un théâtre qu’il connaissait bien, le Théâtre des Champs Elysées
->http://blog.theatrechampselysees.fr/?p=3898]
– Un article de 1996 pour retrouver son mordant
[- Un passionnant entretien théorique, vidéo datant de 2007:>http://philharmoniedeparis.fr/fr/disparition-de-pierre-boulez ]
– « La composition chez Proust », vidéo de sa leçon au Collège de France, 2 avril 2013)
– Entretiens en anglais sur le Sacre du Printemps, Mahler, ses propres œuvres et une vidéo d’une conférence à Amsterdam datant de 1995, 2007
– Un entretien récent avec Pierre Boulez, signé Bruno Serrou :
– Et sa critique de l’expo Boulez 2015 à la Philharmonie de Paris
– Boulez en URSS en 1966
– Dans un tout autre genre… hum… (c’était en mars dernier, au moment de son 90è anniversaire)
– Une fameuse « apostrophe » entre Pierre Boulez et Michel Schneider en 1993
– Cinq concerts filmés en intégralité (de 1996 à 2011) : Stravinsky, Mahler, Bartok, Debussy, Schönberg, Varèse, Pintscher, André, Birtwistle et… Boulez.

– Eléments pour une discographie (en date du 6 janvier)


WUKALI 09/01/2016
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Illustration de l’entête : Pierre Boulez dirige le Lucerne Festival Academy Orchestra en 2006. (Sigi Tischler/AP/Keystone)


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