Ars Nigra: Engraving in the Black Manner [Mezzotint].


La manière noire (ou mezzo tinte) est un procédé de gravure. Globalement, il s’agit de « changer » le niveau d’une plaque (de cuivre), « d’organiser » des différences de niveau, différences subtiles puisqu’elles sont les composantes même de l’estampe désirée. Il ne suffit plus ensuite qu’à rejoindre les techniques d’encrage et de tirage à la presse (travail d’un taille-doucier) pour obtenir à chaque tirage une « manière noire », un original, une œuvre d’art.

Je suis fou d’images. Permettez-moi de « zoomer » en réduisant mais en « mise au point » : images, estampes, gravures, taille-douce [[La taille-douce est la gravure « à sec », sans l’aide de l’acide. L’artiste « creuse » un dessin dans une plaque (cuivre, zinc, plexiglas …). Seules, les tailles, après nettoyage de la plaque, retiendront l’encre. Le tirage, gravure originale, représentera le dessin inversé. L’artiste signe, appose le numerus clausus et le « titre » de la gravure, hors cuvette, au crayon de papier.]], burin, manière noire … Stop ! Gros plan s’il vous plait.

Ces quelques phrases amphigouriques, que vous me pardonnerez, résument très grossièrement le processus. Au risque d’être un peu long et lourd parfois parce qu’il vaut toujours mieux juger de visu que lire une fastidieuse et abstraite description, retrouvons la belle plaque polie de cuivre, future mère de gravures originales et observons l’artiste au travail.

Olécio partenaire de Wukali

Pour changer le niveau, il faut « blesser » la plaque à l’aide d’un berceau, il s’agit d’un outil de largeur très variable, se terminant en arc de cercle affuté mais dont la ligne « coupante » est une succession très ténue de pleins et de vides : grâce à un manche pour l’avoir bien en main, l’artiste porte son outil sur la plaque, va et vient grâce à l’arc de cercle, sur toute la surface polie, de haut en bas, de bas en haut, de gauche à droite, de droite à gauche, en toutes diagonales. Ceci est UN passage. Il faut 80 à 100 passages pour obtenir … quoi ? un velours de cuivre, un grainage serré de barbes de métal : c’est le « nouveau » niveau.

L’artiste « reporte » les grandes lignes de ce qu’il veut représenter sur ce nouveau niveau. A présent, il peut « graver ». Pourquoi ce nom de « manière noire » ? eh bien, si l’on encrait (à l’encre noire) le « nouveau niveau » on obtiendrait en tirage un noir intense. En couchant « plus ou moins » les barbes, l’artiste, le nigromanièriste, retourne vers le niveau d’origine, vers le blanc ; mais surtout, l’on peut passer par toutes les nuances du gris ces nuances sont obtenues en couchant plus ou moins les barbules. Si l’artiste veut aller jusqu’au blanc, il recouchera totalement les barbes et repolira cette zone au brunissoir. Pas d’encre à cet endroit. Pour toutes opérations de nuances, l’artiste utilisera un grattoir ; pour le détail infime, la pointe du brunissoir …Il faut parfois recoucher les barbules de métal les unes après les autres, en ligne, en courbes et à la loupe !

Ce procédé, qui a été inventé au milieu du XVIIème (je vous épargne la légende) n’a pas bien « accroché » en France. En revanche, l’Angleterre a été le paradis de la manière noire, à telle enseigne que certains disent encore la manière anglaise. Les artistes anglais y ont vu une merveilleuse façon de reproduire des paysages, des tableaux, paysages, portraits, suggérant la couleur : gravure en camaïeu, grisaille, clair-obscur.

En France, il y eut bien sût quelques nigromanièristes (par exemple Gérard de Lairesse). En outre, au début du XVIIIème siècle, Jacob Christoph Le Blon (né à Francfort-sur-le-Main) « se prend de passion, à la suite des révélation d’Isaac Newton sur la composition de la lumière, pour la couleur et ses mélanges » (Florian Rodari). Il multiplie les réflexions et les expérimentations pendant des années. Il ressort de ses travaux que l’on peut utiliser à tour de rôle les trois couleurs primaires, en imprimant sur le même support trois plaques gravées et encrées de l’une de ces trois couleurs. Il commence à « imprimer des planches en trois couleurs dont s’émerveillent certains savants amateurs contemporains » (Florian Rodari). La trichromie était inventée. Les travaux de Le Blon, serviront, grâce à l’aide d’un artiste légèrement aigrefin, Jacques Gautier, devenu plus tard Gautier-Dagoty, sur un insolite et magnifique « atlas » anatomique, mais les protagonistes, qui espéraient gagner beaucoup d’argent, « mangèrent la grenouille ». Le rideau tombe sur l’invention de Le Blon qui ne divulguera pas son secret.

Il faut attendre le XIXème siècle et l’invention de la photographie, pour que les imprimeurs revoient la copie de Le Blon …

Etant tout particulièrement sensible à l’histoire des XVIIème et XVIIIème siècle, je ne puis m’empêcher de vous « présenter » un document de Le Blon : il s’agit d’un portrait de Louis XV, manière noire réalisée (en 1739) à l’aide de 5 plaques. Cette gravure est conservée à la BNF, département des Estampes et de la Photographie (AA4 rés.)
Avouez que l’on a très envie de « toucher » le velours bleu de l’habit du roi et le métal de sa cuirasse…

Concernant la tri ou la quadrichromie dans le domaine de l’imprimerie, un certain Charles Cros et Louis Ducos du Hauron «retrouveront» la décomposition des couleurs en vue de leur superposition … Mais ça n’est pas de la manière noire.

De nos jours, la manière noire, quant à elle, a perduré. En noir et en couleur. Un artiste comme Koji Ikuta « sait » faire des gravures en couleur en optimisant le nombre de plaques …

Au risque de ne favoriser que quelques rares artistes, conscient de la terrible injustice d’être contraint de ne pas être exhaustif, je n’évoquerai que les noms d’artistes que j’ai eu l’honneur de croiser en citant Judith Rothchild, Koji Ikuta, Mikio Watanabé

Charles Thiébaut

(1) La taille-douce est la gravure « à sec », sans l’aide de l’acide. L’artiste « creuse » un dessin dans une plaque (cuivre, zinc, plexiglas …). Seules, les tailles, après nettoyage de la plaque, retiendront l’encre. Le tirage, gravure originale, représentera le dessin inversé. L’artiste signe, appose le numerus clausus et le « titre » de la gravure, hors cuvette, au crayon de papier.


WUKALI 16/04/2016 (précédemment publié 26/08/2015)
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Illustration de l’entête :
Le clin d’oeil du chat. Koji Ikuta. ®JFC .


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