« Jenkins charged at the repertoire’s most challenging arias like a blind, braying, three-legged horse in a steeplechase, rarely clearing a musical hurdle ». in Slate


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Il est bien évidemment tentant de comparer l’oeuvre de **Xavier Gianolli*] « [Marguerite » distribué en 2015 et celle de [**Stephen Frears*] sur les écrans cet été 2016. Les critiques ne s’en privent pas attribuant, le plus souvent, la palme au film français et créditant le film anglo-saxon d’un « peut-mieux-faire » sans nuances au motif que le film de Frears n’a pas le souffle et l’épaisseur de ses précédentes productions : Les Liaisons dangereuses, The Queen……

L’exercice, pour médiatique qu’il soit, est assez vain car les deux films se déploient dans des thématqiues, selon moi, très différentes pour ne pas dire opposées
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Xavier Gianolli en s’inspirant sans jamais la nommer de la célèbre cantatrice [**Florence Foster-Jenkins*] s’évade, avec juste ce qu’il faut d’ambiguîté et de théâtralité, du carcan du film historique afin de dresser le portrait d’une femme aux deux visages. Il devient difficile de dire si elle est folle et relève de la pathologie mentale, si c’est plus banalement une originale exaltée et excentrique ou bien si, profitant des exceptionnels moyens financiers à sa disposition, elle « joue » à la cantatrice avec le même plaisir et la même folie qu’un petit enfant joue avec des voitures miniatures en étant absolument convaincu qu’il en est le pilote.

Olécio partenaire de Wukali

En laissant toute sa liberté au spectateur de se faire son idée, Xavier Gianolli évacue toute prétention « psychologisante » et, d’une certaine façon, restitue à sa manière toute la complexité des arcanes d’une personnalité qu’au fond on n’arrive jamais à cerner totalement.

En ce sens et dans cette oeuvre, la vie de Marguerite est finalement plus un rêve de vie censé aboutir à une vie de rêve qui se brisera finalement et fatalement sur la triste réalité mille fois déniée de ses « qualités » musicales au point de provoquer sa mort…. Ou la mort de son rêve !

Et c’est probablement ce qui a séduit tant de spectateurs dans le film de Xavier Gianolli : l’ambiguïté, l’incertitude où le cinéaste nous laisse pour pouvoir à notre tour rêver et entrer dans ce fantasme finalement assez commun mais très actuel: être célèbre, être applaudi, être en vue………Il suffit pour s’en convaincre d’allumer son poste de télévision où le « du pain et des jeux » romain a été remplacé par « des mots et du rêve ».

Le propos de [**Stephen Frears*] est d’emblée différent puisque le cinéaste choisit et privilégie la ligne historique. L’époque datée, les décors, les costumes, les affiches, les programmes… tout concourt à situer précisément et chronologiquement l’action.
Stephen Frears part objectivement des élements biographiques réels de la vie de [**Florence Foster-Jenkins*]. Et plus précisément des derniers mois de sa vie. En ce sens, son film pourrait s’apparenter assez banalement à un « biopic » qui, selon les lois du genre, retrace la vie et la carrière d’une personnalité plus ou moins connue au parcours atypique ou d’une illustre inconnue dont on découvre la vie riche et surprenante.
Mais la focale du cinéaste s’échappe de ce carcan trop formel qui excluait toute reconstruction fictionnelle, toute envolée métaphorique et tout propos personnel du metteur en scène…

En fait, cette évasion part d’une inversion de la perspective : d’une vie de rêve – Florence Foster-Jenkins peut objectivement faire et s’offrir tout ce qu’elle désire : les limites du possibles comme dans le rêve sont effectivement boutées hors du champ du raisonnable –le metteur en scène dépeint la construction méthodique, acharnée et presqu’obsessionnelle d’un rêve de vie : celui de devenir enfin une cantatrice reconnue et admirée remplissant triomphalement les salles de concert.

[**Dans la vie onirique tout est possible ! *]

Y compris de croire chanter juste lorsque l’on chante malheureusement et terriblement faux ! Cela ne fait aucun doute pour elle : Florence Foster-Jenkins chante juste et avec talent. Elle n’a dit-elle, au moment du film, jamais si bien chanté ! Tout le monde seul devant sa glace dans la salle de bain est[** Caruso*] ou[** la Callas*] !

Cette dynamique du rêve va aussi servir les intérêts artistiques de Stephen Frears. Ce qu’il n’a pas pu restituer à partir des témoignages, des confidences, des lettres, des propres propos des protagonistes: il va s’autoriser à le reconstruire en laissant sa part à son imagination ainsi qu’à l’identification que le créateur peut réaliser avec ses personnages. On est alors proche du travail onirique qui abolit les réalités et les difficultés et facilite la création.

Si [**Flaubert *] se dépeint « comme » étant Madame Bovary, il ne s’agissait pas seulement d’une boutade ironique ! Le romancier décrivait cette capacité que seuls ont les grands créateurs de se glisser dans la vie des autres pour en restituer la complexité, la densité et, à terme, le dramatique voire le tragique sans viser à l’exactitude historique formelle.

C’est donc à partir du filtre et du cadre des derniers mois de la vie de Florence Foster-Jenkins que nous appréhendons par petites touches, par des détails infimes et insignifiants, par des gestes, des regards, de courtes confidences ce qu’elle a été auparavant dans toute sa complexité.

Pas seulement l’héroïne à la vie trépidante d’une richissime excentrique cédant à tous ses caprices et faisant plier et participer les autres à ses folies pour mieux les asservir : on serait alors plus probablement dans le registre de la perversion relationnelle. Dans cette configuration morbide, ce qui est important c’est le pouvoir que l’emprise ainsi constituée exerce sur celui qu’on soumet et qu’on réduit à son bon plaisir.

Douée d’un assez incroyable sens des autres et manifestant une grande et sincère générosité envers ses semblables, Florence Foster-Jenkins est capable de s’identifier à l’autre, de ressentir sa souffrance comme c’est le cas pour [**Saint Clair Bayfield*], son compagnon, dont elle pense qu’il souffre et de leur vie chaste et de l’impossibilité de la maternité. Elle aime par ailleurs inviter les autres à partager sa passion du chant et de la musique. Il y a fort à parier que son pianiste,[** Cosmé Mac Moon*], n’aurait jamais pu imaginer jouer sur la scène de Carnegie Hall sans la proposition dont il est l’objet…..
En montrant une femme généreuse, décidée et entreprenante, le cinéaste sollicite presqu’ouvertement notre empathie vis à vis de celle qui, se couvrant du ridicule de mal chanter, pourrait susciter simplement moqueries, quolibets et rires comme au début du concert à Carnegie Hall. Ce faisant, il nous pousse à nous interroger sur les causes internes qui sont à l’origine de cette volonté inflexible et exhibitionniste : chanter mais chanter en public. Mais surtout chanter pour le public.

Car ce sont bien les ressorts internes de la personne qui mobilisent la curiosité du cinéaste qui tente peu à peu de découvrir les raisons cachées de cette formidable force vitale et de cette incroyable énergie.


Au fil de ce lent voyage intimiste dans la personnalité de Florence Foster-Jenkins nous découvrons plus subtilement le destin d’une femme luttant pied à pied et jour après jour contre la lente mais inéxorable progression d’une maladie incurable et honteuse : la syphillis qui peu à peu la mine, la détruit. Si Samson perd sa force quand Dalila lui coupe les cheveux pendant son sommeil, que perd Florence Foster-Jenkins lorsque son compagnon lui retire sa perruque pour cacher, sous un turban, un crâne que la maladie a rendu glabre ? Rien moins que sa féminité ! Seulement ? Non ! Mais rien moins non plus que sa sensualité ! Mais encore ? Et rien moins en fait que sa sexualité puisque de fait cette ultime manœuvre est en même temps un simulacre de relations intimes avec celle qui ne peut plus avoir de relations sexuelles donc d’enfant c’est-à-dire de traces de son passage sur terre.

Or le propre du rêve est d’être évanescent et de s’oublier à peine le pied posé par terre….. Mais il peut également se poursuivre dans une rêverie éveillée beaucoup plus dirigée donc consciente ou semi-consciente mais qui travaille, comme un matériau, les mêmes thèmes, les mêmes images et, souvent, les mêmes scénaris.

La musique, le chant, l’opéra sont des arts bien tangibles qui constituent ce que l’on appelle un répertoire que les générations se transmettent et honorent ou villipendent. Ils sont souvent les témoins presque les « enfants » d’une époque et rendent de ce fait leurs auteurs – les compositeurs – quasiment immortels !

Ces trois disciplines vont donc être les vecteurs de ce par quoi Florence Foster-Jenkins va donner corps à son rêve, le construire pas à pas et le reconstruire inlassablement, patiemment pour le poursuivre. Car ce rêve est forcément inabouti et imparfait puisqu’ il occupe cette fonction de transmission de ce que, pour le sujet à l’intérieur de lui, représente le rêve. Ici, il s’agit de laisser une trace.

Tout se passe donc comme si le célèbre récital dans ce temple de l’art lyrique était l’acmé, l’apothéose – on oserait presque dire l’orgasme – de cette longue gestation qui est à la fois grandiose et tragique, dramatique et ridicule

Par ce rêve et grâce à lui, elle laissera une trace de son passage. D’ailleurs, à titre d’anecdote, ses disques sont encore les plus fortes ventes de produits dérivés de Carnegie Hall! Ce qui laisse entendre que ce rêve ne s’enferme pas dans une attitude solipsiste donc égoïste mais peut être communiqué et partagé et qu’il touche quelque part les auditeurs. Il témoigne d’une transmission et participe d’une généalogie. Il rappelle une histoire, un monde, un temps dépassé comme le célèbre choeur des esclaves du Nabucco de[** Guiseppe Verdi *] rappelle la constructionde l’unité italienne.
Mais ce rêve n’est pas seulement que la réponse sublimée à un ventre infécond. Il va aussi devenir le moyen par lequel Florence Foster-Jenkins peut à nouveau et malgré les ravages de la maladie se sentir à nouveau une femme sensuelle que les hommes – au premier rang desquels figurent « ses » deux hommes : Saint Clair Bayfield et Cosmé Mac Moon – mais aussi le nombreux public militaire masculin qui se presse à ses concerts pour l’admirer, l’aduler, l’applaudire donc la désirer. Elle devient alors, à l’instar de certaines grandes stars américaines, icône, mythe mais aussi objet de fantasmes et de désirs car, sur la scène comme sur l’écran, elle est inaccessible.

Il semble bien que Stephen Frears dépeigne alors avec beaucoup de finesse et de pudeur les vestiges d’une libido qui, chez cette femme que la vie a profondément et violemment blessée, se refuse énergiquement et inlassablement à s’éteindre, se reconstruit peu à peu pour renaître de ce qui aurait pu se transformer mortellement en des cendres froides.

Jean-Pierre Vidit


[**Florence Foster Jenkins*] :|left>

Réalisation : Stephen Frears. Scénario : Nicholas Martin
Interprétation : Meryl Streep (Florence Foster Jenkins), Hugh Grant (St Clair Bayfield), Simon Helberg (Cosmé McMoon), Rebecca Ferguson (Kathleen)…
Musique : Alexandre Desplat
Photographie : Danny Cohen
Montage : Valerio Bonelli
Direction artistique : Patrick Rolfe
Production : Michael Kuhn, Tracey Seaward
Société de production : BBC Films, Qwerty Films, Pathé Pictures International
Distribution : Pathé Distribution
Genre: Biopic, Comédie
Durée : 110 minutes
Date de sortie : 13 juillet 2016

Royaume-Uni / France – 2016


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