An oniric and poetic movie by the Belgian filmmaker André Delvaux


Les adaptations cinématographiques d’œuvres littéraires sont délicates : doit-on «  coller » à l’écriture, pas toujours le scénario idéal pour l’écran, ou la transposer et prendre le risque de trop s’éloigner du texte original ? La bonne mesure n’est pas évidente… Mais, de temps en temps, scénaristes ou réalisateurs réussissent ce tour de force. C’est le cas de [**« Rendez-vous à Bray » *] du cinéaste belge [**André Delvaux*] (1926-2002), réalisé en 1971, récompensé par le prix Louis Deluc la même année. Le metteur en scène, et adaptateur de la nouvelle de [**Julien Green*] ( Le roi Cophetua), est parvenu à rendre toute la finesse de l’écriture du romancier à l’aide d’une composition de l’image, très particulière, qui laisse beaucoup de place à l’imagination du spectateur.


Le sujet a pour toile de fond la Première Guerre mondiale : nous sommes à la fin de 1917. Un jeune pianiste luxembourgeois ( Julien) fut surpris à Paris par le déclenchement des hostilités en 1914. Ressortissant d’un pays neutre mais envahi par les Allemands, il ne s’engagera pas…Et restera dans la position d’un observateur passif, un tantinet couard.

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Son ami Jacques, aviateur dans une escadrille combattante, l’invite, le temps d’une permission, dans sa maison de Bray-la-forêt, à 20 km du front. Quand Julien arrive, Jacques n’est pas là mais une jeune femme un peu mystérieuse l’attend… La rencontre entre les deux hommes n’aura pas lieu… Que s’est-il passé ? Le lendemain, Julien apprend que l’escadrille de son ami est clouée au sol depuis 3 jours. Or, le télégramme d’invitation de Jacques est de la veille au matin…Pourquoi ne s’est-il pas rendu au rendez-vous ? Peut-être n’en a-t-il jamais eu l’intention ? Nous n’en dirons pas plus : c’est au spectateur de se faire sa propre idée, et les solutions sont multiples…

[**Delvaux*] était un homme de grande culture, passionné de peinture et de musique qui soignait, jusqu’à en obtenir la quintessence, photographie, découpage, cadrage et musique de ses films. C’est spectaculaire ici où chaque note musicale est ciselée, devenant partie intégrante de la création.

Laissons-le expliquer son point de vue sur son film : « C’est un film musical. Il est plus proche des formes musicales que des formes narratives du roman. Je pensais depuis longtemps à créer un film musical, dont la construction serait basée sur celle de la musique. Ce qui est le cas de rendez-vous à Bray dont la respiration est musicale  ».
Les Intermezzi de [**Brahms*] donnent au film son rythme et dominent les mots exprimés, relativement réduits au regard de ce que l’on entend d’habitude. Le film est un savant mélange de retours en arrière, de présent et de rêverie éveillée, que la musique unit en un tout compréhensible.


La reconstitution de l’époque est soignée, fignolée pourrait-on dire. Même les vêtements tricotés, démodés aujourd’hui, nous ramènent à la grande guerre. Les premières minutes du film nous sont présentées dans un noir et blanc de cartes postales du XIXème siècle, un peu jauni, un peu sali, un peu triste alors que nous voyons la suite en couleurs ternes, aplaties et usées… C’est le temps de guerre… Nous le ressentons à chaque instant. Le monde que nous propose l’artiste-metteur en scène semble vivre entre parenthèses, le dialogue est limité, sauf lorsqu’un flash-back nous replonge dans l’univers d’avant le déluge. La catastrophe est sous-entendue. Peu de présence humaine : toute la population mâle est au combat, les femmes s’occupent du quotidien vital paupérisé. Les enfants vont-ils à l’école ? Peut-être…

Une seule exception à ces couleurs passées, d’un autre temps : la magnifique robe de chambre, d’un bleu profond et rayonnant portée par la belle et c’est bien normal : la jeune femme est la VIE dans ce qu’elle a de plus fort, de plus actif. Julien s’en rendra compte, à son corps défendant, en subissant son attractivité irrésistible…

La France s’attend à une grande offensive de l’ennemi germanique. Le spectateur ressent fortement ce sentiment d’attente que Delvaux rend si bien. L’Histoire nous indique que cette attaque a eu lieu quelques mois plus tard et qu’elle faillit réussir. Mais, en cette automne 1917, personne ne peut le savoir. Malgré tout, une poétique de l’instant charme l’œil du spectateur : que l’on repense à la scène, quasi surréaliste, où Julien sort du train en gare de Bray, absolument seul, dans des couleurs assourdies, à l’image du crépuscule proche…Cette vision de la vie est profondément ancrée dans l’inconscient du réalisateur car elle figurait, en moins développée, dans une autre de ses productions : «  un soir, un train ».

Le monde du peintre [**Magritte*] est familier du cinéaste avec son absence permanente d’êtres humains dans des rues vides d’un long soir d’hiver, avec les lumières qui émanent des maisons… Il finira par créer une série de tableaux que le peintre appellera «  l’Empire des lumières ». Mais, et c’est évident, Delvaux et Magritte ne pouvaient que se rencontrer :  le metteur en scène André Delvaux et le peintre Paul Delvaux n’ont entre eux qu’une homonymie sans lien de parenté, mais le metteur en scène se sent si proche des surréalistes flamands…

La guerre est un bruit de fond…Qui surgit parfois dans le film : la rencontre avec le soldat permissionnaire dans le train qui conduit Julien à Bray. Tandis qu’une douceur inattendue baigne les mouvements de Julien, de la belle jeune femme qui lui est inconnue mais qui sait tant de choses sur lui et sur Jacques… Des pistes la concernant nous sont données dans un retour en arrière ( avant la guerre) où la mère de Jacques reproche à Julien d’entraîner, trop souvent, son fils à la villa de Bray… Alors que Julien n’y mettra les pieds qu’après avoir reçu le télégramme de son ami…Il est probable que Jacques y cache déjà cet amour secret.

Ce mélange de matérialisme léger et d’onirisme affirmé fera naître une expression spécifique à la manière de raconter de Delvaux :  « le réalisme magique ».
Le metteur en scène connaît bien ses classiques, notamment [**Gérard de Nerval*] qui définissait ce que nous avons tenté d’expliquer, en de trop longues phrases peut-être, par l’expression : «  l’épanchement du songe dans la vie réelle » (Aurélia). La narration de Delvaux, dont le montage virtuose accentue les qualités du film, en est l’exacte transposition au cinéma.

Tout est profondément réfléchi, mûri, contrôlé, sublimé par la volonté du réalisateur dans cette œuvre, où la patine du temps prend possession de notre espace mental, nous convaincant qu’une fiction allégorique se cache sous le manteau d’un naturalisme de façade.

Cette ciselure visuelle de la vision artistique offerte est l’exacte correspondance cinématographique du court roman de Julien Green( Julien encore ! Prénom donné par Delvaux, naturellement)

La performance des acteurs a toujours été soulignée par la critique : la fragilité de [**Mathieu Carrière*] accentuant l’aspect vulnérable d’un Julien en retrait des événements, le trouble érotique induit par [**Anna Karina*], l’art de la manipulation du personnage de Jacques interprété brillamment par [**Roger Van Hool,*] ainsi que le rendu, incroyablement naturel, d’une insuffisance intellectuelle nette, bien que roublarde, d’une [**Bulle Ogier*] parfaite de vérité.

Quelques détails sous-tendent la vérité du film, que le spectateur paresseux ne remarque pas, qui ne sont pas des guides mais plutôt des panneaux directionnels à qui sait les voir : le tableau de [**Burnes-Jones*] intitulé : « Le roi Cophetua et la mendiante », la gravure de[** Goya*] «  Mala noche » que l’on aperçoit dans le salon de la maison de Bray-la-forêt comme dans l’hôtel particulier de Paris, où l’ombre de [**Proust*] se glisse subrepticement, les mots de Jacques à sa mobilisation le jour de la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France: « Laissez-moi faire cette guerre, c’est une affaire de trois mois  », puis ceux qu’il dira, désabusé et écœuré, à Julien en novembre 1916 : «  cette guerre ne finira jamais »

Les dialogues limités, comme les images d’une efficacité et d’une présence redoutable, offrent une ouverture psychologique majeure à l’inconscient du passionné de cinéma : il peut imaginer la fin qui lui correspond le mieux. Ce film est un spectacle total, une fête pour l’esprit et un régal pour les yeux. Il méritait bien qu’on lui rende cet hommage.

[** Jacques Tcharny*]|right>


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WUKALI 25/02/2017

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