Such a delicate and beautiful movie
[**Bertrand Tavernier*] (né en 1941, à Lyon) est un homme de culture passionné de cinéma, dont il deviendra un des meilleurs metteur en scène, au plan national d’abord, internationalement ensuite.
Critique de cinéma, il aborde la réalisation d’un long métrage en 1974 avec « L’horloger de Saint-Paul », essai intéressant, avant de connaître le succès l’année suivante(1975) grâce à « Que la fête commence ! ». Cette première réussite sera suivie de bien d’autres, y compris trois œuvres exceptionnelles : « Coup de torchon » en 1981, « Capitaine Conan » en 1996 et « Un dimanche à la campagne » en 1984, notre sujet.
Ce dernier présente un aspect calme, nostalgique, contrastant avec les trois autres où l’action domine. C’est un film dont l’argument est restreint et centré sur l’analyse : des tempéraments des personnages, des situations, des réflexions…
Le temps s’écoule lentement sans que quiconque ne puisse le retenir, les heures s’usent doucement, le rythme est celui d’une époque lointaine et révolue que le spectateur n’a pas connue mais qu’il idéalise, à tort : nous sommes en été de 1912, deux années avant la catastrophe, nous le savons, mais l’Histoire nous dit que la masse des contemporains ne pouvaient guère l’imaginer.
Comme tous les dimanches, un vieil homme, veuf depuis longtemps, Monsieur Ladmiral, peintre de métier ayant du talent mais s’étant contenté, sagement, de suivre le courant officiel alors qu’il avait les qualités pour aller plus loin, se déplace à la gare pour accueillir son fils, sa belle-fille et ses trois petits-enfants. Cette visite, hebdomadaire, bouscule ses habitudes et redonne à la maison une existence qu’elle n’a plus dans la semaine : il y vit seul avec sa domestique Mercédès. Il a aussi une fille, Irène, mais elle vient si peu….Elle va arriver, impromptue, au volant de sa voiture !
Comme un tourbillon, cet ouragan va tout chambouler avant de s’éclipser retrouver son amant qui la mène en bateau… Nous ne saurons jamais le fin mot de l’affaire : est-il marié ? N’est-elle qu’une vulgaire maîtresse ? Se moque-t-il d’elle ? …
De nombreux retours en arrière ponctuent la narration, douce et fine, de cette réalisation en teintes sépias d’autrefois, véritable reconstitution d’une époque qualifiée de « Belle époque » dans tous les livres d’Histoire. Surgissent quelques moments du passé où la mère des enfants, Madame Ladmiral, était « le maître du jeu ». C’est ainsi qu’Irène ([**Sabine Azéma*]), regardant par la fenêtre de la pièce qui fut sa chambre, revoit sa mère dans le jardin…
Dès le commencement du film, et à plusieurs reprises jusqu’au final, surgissent d’on ne sait d’où, deux petites filles sautant à la corde. Sont-elles réelles ?…
Sous un académisme un peu glacé, pointent les sensations oubliés du passé, dans un ressenti proustien incontestable, revendiqué par le réalisateur, on le comprend bien en voyant la petite nièce d’Irène, Mireille, dévorer des madeleines… Ou par l’utilisation de musiques de chambre de [**Gabriel Fauré*], sources avec la fameuse sonate de [**César Franck*], de la célèbre sonate de Vinteuil du romancier. Toute proportion gardée, « Un Dimanche à la campagne » dégage la même volupté que la lecture d’ « À l’ombre des jeunes filles en fleurs ».
Les images sont magnifiques, les acteurs ne crèvent pas l’écran, c’est vrai, mais ils jouent merveilleusement les rôles que leur a confiés le metteur en scène, qu’ils servent à la perfection. Que ce soit [**Louis Ducreux*], un vieil artiste passé à côté de sa personnalité, [**Michel Aumont*] étonnant, oscillant entre fils aimant, père attentif et rond-de-cuir intégral, ou [**Sabine Azéma*] explosive en fille fantasque et « délurée ».
La scène musicale de la guinguette, où Irène entraîne son père, est exceptionnelle par ses références aux tableaux et aux ambiances du peintre [**Renoir*], tandis que les jardins filmés évoquent [**Monet*]. Mais le monde pictural que nous propose le film a un aspect plus intimiste que celui des impressionnistes, il rappelle plutôt [**Vuillard*] ou [**Bonnard*], tous deux membres de la « confrérie des Nabis »*.
Le ressenti du spectateur est particulier ici : émotions au regard d’images d’un esthétisme remarquable, impliquant une forme de regret d’un « âge d’or » lointain, sublimé, mais passé…Ce qui est entièrement faux et ce que la recherche historique dément ! Peu importe en vérité : chacun porte sa nostalgie personnelle. Qui n’a pas le souvenir d’un trouble vaporeux au regard de rayons solaires filtrés par les ouvertures des volets ? Ou par des bruits étouffés venus du lointain extérieur ? Ou encore par la caresse musicale d’un souffle de vent sur sa joue ? Ce film est l’un des plus brillamment mis en scène, des plus intimistes, des plus touchants du cinéma français.
Pour Monsieur Ladmiral, la mort se rapproche, il le sait. C’est donc l’heure du bilan. Face à sa fille, dans cette guinguette perdue, il va se raconter comme jamais. Son plaidoyer pro domo est lucide mais l’échec est avoué. Les fantômes du passé ( son épouse morte), comme le poids de la tradition classique apprise, ont jeté aux orties toutes ses idées, ses quelques tentatives aussi, de découverte d’un nouveau monde pictural… Il s’en veut mais comment aurait-il pu en être autrement vu son caractère policé ?
Au fond de lui, la mélancolie et le regret de ce qu’il aurait pu, et aurait du devenir, l’empêche de se satisfaire de cette situation. Il devine, plus qu’il ne le sait, qu’Irène mène « une vie libre » de rebelle native aux conventions sociales, dont lui a toujours eu peur.
Il admire sa fille tout en sachant qu’elle connaîtra, et connaît déjà probablement, de multiples déceptions sentimentales.
La personnalité d’Irène rend ridicule celle de Gonzague (son fils joué magistralement par [**Michel Aumont*]), dont on devine qu’il ne reviendra pas de la Grande guerre. Les membres de cette famille sont aux antipodes les uns des autres, incapables de se comprendre ni même de communiquer, corsetés dans des us et coutumes dépassés, y compris en ce qui concerne un chapitre consensuel abordé : l’amour filial.
Le sujet, son traitement cinématographique, le développement et l’explication des caractères, sont typiques de la manière de raconter de l’auteur, qui joue le rôle du récitant tout au long de l’histoire.
Le final, où Irène court retrouver l’homme qu’elle aime, est une sorte de fuite, une « sortie de scène », brutale et rapide, en complète opposition au déroulement des situations vécues auparavant. C’est une catastrophe pour Monsieur Ladmiral, qui, à l’instar du spectateur, n’en a pas saisi l’imminence.
La dernière vision du film qu’en a le flâneur tranquille, que chacun est au regard de ce bijou du septième art , c’est le vieux peintre devant son esquisse posée sur le chevalet…
Les minutes s’égrènent au cadran de l’horloge, que nous ne voyons pas. La nuit vient, s’emparant de tout et de tous, l’inconscient va parler : le peintre regarde une dernière fois la toile avant de la retirer, de la déposer au sol et de mettre une toile vierge sur le support.. Sa carrière est finie, il ne reprendra plus ses pinceaux, il n’a plus rien à dire… Il s’en va….
Et nous, un peu amers et surpris, nous ne savons que penser. Un instant de silence s’empare de notre esprit, avant que nous ne reprenions pied en notre époque.
« La nostalgie n’est plus ce qu’elle était » affirmait [**Simone Signoret*] : c’est exact…
*[**Bonnard et Vuillard*] appartenaient à l’école dite des « nabis », qui comprenait aussi [**Sérusier, Maillol, Valloton, Maurice Denis*]… Le mot signifie prophète en hébreu. Ils formaient donc un groupe de peintres revendiquant une philosophie de l’art, une spiritualité, qui orientait leurs travaux vers une synthèse de l’impressionnisme naturaliste et du symbolisme pictural.
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WUKALI 24/05/2017