Tribute to « the debonair French conductor » described as such by the New York Times

André Cluytens (1905-1967) et Georges Prêtre (1924-2017), deux grandes baguettes françaises


Seconde partie


[**Georges Prêtre*] est le cadet d’[**André Cluytens*] d’un quart de siècle. Né le 14 août 1924 dans un milieu relativement modeste – son père était bottier -, il est originaire de Waziers, petite commune proche de Douai. Il se passionne très tôt pour la musique, en particulier pour la trompette qu’il commence à étudier, puis à pratiquer, au Conservatoire de Douai, avant de rejoindre le Conservatoire national supérieur de Paris en 1944. Il y obtient un premier prix de trompette, ce qui lui permettra, pour survivre, de se produire au cachet dans ces fameuses salles alors dévolues aux « variétés » telles que l’Olympia et Bobino. Remarquons que ce futur grand maître de la direction d’orchestre restera toujours ouvert à cet univers en écrivant des chansons sous un pseudonyme et en travaillant avec [**Gilbert Bécaud*]. Cela ne l’empêche pas de poursuivre une formation musicale au plus haut niveau. Il étudie ainsi l’harmonie avec l’organiste [**Maurice Duruflé*] et se perfectionne auprès d’[**Olivier Messiaen*]. Âgé d’à peine vingt ans, il se passionne pour la direction d’orchestre et se rapproche d’[**André Cluytens*] dont la carrière parisienne venait de décoller dans ces derniers mois de l’Occupation. Cluytens conseille à Prêtre de se former, comme il l’avait fait lui-même, dans les fosses d’orchestre des théâtres de province et de se familiariser ainsi avec le répertoire lyrique, une démarche éminemment formatrice suivie par le jeune [**Karajan*] en personne dans le modeste théâtre d’Ulm, quelques années auparavant. Ainsi, sur la recommandation de son mentor franco-belge, le jeune Prêtre obtient son premier engagement à l’Opéra de Marseille. Il épouse [**Gina*], la fille du directeur [**Jean Marny*], dont il aura deux enfants, [**Isabelle*] et [**Jean-Reynald*]. Il fréquente ensuite les théâtres de Lille, Casablanca et surtout le Capitole de Toulouse où Cluytens l’avait précédé à la veille de la guerre. En 1956, toujours sur les traces de son maître, il rejoint l’Opéra-Comique puis, en 1959, l’Opéra Garnier. Sa carrière prend alors une dimension nationale puis internationale. Il est ainsi appelé par le vétéran [**Sir Thomas Beecham*] à devenir son adjoint à la tête du Royal Philharmonic Orchestra de Londres. En 1962, quelques mois après la disparition de Beecham, il en devient le Chef associé auprès de [**Rudolf Kempe*].

Olécio partenaire de Wukali

Cette notoriété nouvelle, à la charnière des années 50 et 60, fut d’abord la conséquence de la proximité de Georges Prêtre avec trois artistes appartenant à des univers différents : [**Gilbert Bécaud*], [**Francis Poulenc*] et [**Maria Callas*], ce qui en dit long sur l’anticonformisme du jeune chef.

Intéressons-nous d’abord à cette collaboration avec Gilbert Bécaud qui a suscité des commentaires souvent désobligeants. Le chanteur, en bon provençal né à Toulon, adorait le Bel Canto et l’opéra. En dépit d’une formation musicale partielle, il conçut donc le projet ambitieux de composer un drame lyrique se déroulant sur l’île irlandaise d’Aran. Pour le livret, il obtint le concours de ses paroliers habituels, [**Jacques Delanoë*] et [**Louis Amade*]. Quant à la musique, George Prêtre accepta de retoucher l’harmonisation et l’orchestration et d’assurer la création de l’œuvre au Théâtre des Champs-Elysées, le 25 octobre 1962, avec des chanteurs de l’envergure de [**Rosanna Carteri*],[** Peter Gottlieb*], [**Roger Soyer*], [**Henri Médus*]. Allait suivre, quelques jours plus tard, un enregistrement en studio pour Pathé-Marconi/EMI. Ce fut un succès mondain mais, également, un semi-échec artistique, l’ensemble de la critique, y compris la plus modérée, reprochant au compositeur d’avoir fait du Puccini « simplifié », certes un peu anachronique à cette époque où [**Leibowitz*] et [**Boulez*] tentaient d’imposer le dogme sérialiste. L’Opéra d’Aran triompha cependant, pendant une bonne dizaine d’années dans les théâtres de province. L’œuvre n’est pas sans qualités d’un point de vue dramatique comme mélodique. Georges Prêtre, qui n’avait pas oublié ses débuts de « cachetonneur » à Bobino, ne regretta jamais cette aventure et des artistes aussi considérables que notre amie, la cantatrice [**Christiane Stutzmann*] de l’Opéra, n’hésitent pas à reconnaitre à Gilbert Bécaud ses justes mérites.

Dès ses débuts à l’Opéra-Comique en 1956, [**Georges Prêtre*] eut l’honneur d’assurer la création en langue française du dernier ouvrage lyrique de [**Richard Strauss*], Capriccio. Six ans plus tard, il récidivera en dirigeant la grande [**Elisabeth Schwartzkopf*] dans cette même œuvre, cette fois-ci dans la langue originale. La réussite de cette production aura des échos jusqu’à Vienne où le chef ne tardera pas à être sollicité. Entre temps, le cadre de la salle Favart lui a permis de faire la connaissance de [**Francis Poulenc*] et de devenir un de ces intimes. Certes, la création en France, en 1957, des Dialogues des Carmélites avait été confiée à son aîné, l’excellent [**Pierre Dervaux*]. Mais deux ans plus tard, le 6 février 1959, Prêtre dirigea à l’Opéra-Comique la première de La Voix humaine, œuvre d’un genre inédit : elle consiste en un monologue téléphonique de quarante minutes, un texte de [**Jean Cocteau*] mis en musique par [**Poulenc*]. Denise Duval, qui avait incarné le personnage de Blanche de La Force dans Les Dialogues, prêtait sa voix à cette femme éplorée, lâchement abandonnée par son amant qui est au bout du fil. Le succès fut au rendez-vous et un enregistrement suivit dans la foulée. La réputation de Prêtre en sortit renforcée. Il restait à Poulenc moins de quatre années à vivre. Le compositeur et le chef devinrent inséparables et Poulenc honora de sa présence les séances de l’enregistrement que Prêtre réalisa de son Gloria à la salle Wagram en février 1961.

[**Francis Poulenc*] décéda brutalement le mercredi 30 janvier 1963 à Paris. Le dimanche suivant, Georges Prêtre devait diriger le Requiem de Verdi au Théâtre des Champs Elysées, un concert programmé depuis longtemps et diffusé en direct par la R.T.F. La soprano était [**Rosanna Carteri*]. Ainsi, le hasard voulut que deux artistes, amis de Poulenc, participent à cette exécution et l’auteur de ses lignes se souvient fort bien de l’émotion qui étreignit la présentatrice de la radio, puis le chef d’orchestre, en cette occasion.

[**Maria Callas*] fut l’autre très grande partenaire artistique de Georges Prêtre. Ils se rencontrèrent au début des années 60. Le chef dirigera la plupart des concerts et des enregistrements discographiques de la cantatrice à Paris de 1962 jusqu’à la fin prématurée de sa carrière en 1965. Citons en particulier un concert d’exception donné par la diva dans le cadre du cinquantenaire du Théâtre des Champs-Elysées en juin 1963 et retransmis par la radio : nous nous souvenons notamment du fameux Un bel di vedremo, extrait de Madame Butterfly, particulièrement émouvant en dépit des problèmes vocaux que connaissait déjà Callas. Devaient suivre jusqu’en juin 1965 quelques ultimes Norma et une reprise de Tosca à Garnier. [**Prêtre*] assura également, toujours à la salle Wagram, les gravures de Carmen en juillet 1964 et de Tosca en décembre de la même année, les disques les plus controversés de Maria Callas, à tort ou à raison comme nous le verrons plus loin. Enfin, en mai 1965, [**Maria Callas*] acceptait d’être invitée par [**Bernard Gavoty*] à la Télévision française pour un « concert-interview », toujours avec Georges Prêtre, émission disponible depuis peu en DVD. Quand la diva disparaitra brusquement à Paris, le 16 septembre 1977, dans son appartement de l’avenue Georges Mandel, le chef sera un des premiers à venir se recueillir sur sa dépouille.|left>

Après la mort de Poulenc et le retrait de Callas, [**Prêtre*] était devenu une des personnalités marquantes du monde musical parisien et un des chefs français les plus sollicités, au moment où allait disparaître, à deux ans d’intervalle, [**André Cluytens*] en juin1966 et [**Charles Munch*] en novembre 1968. Mais, comme le dit l’adage, « nul n’est prophète en son pays ». Au concert, le chef continua de diriger ponctuellement l’Orchestre National de l’ORTF et celui de la Société des Concerts du Conservatoire, devenu Orchestre de Paris en 1967. Mais on se garda bien de faire appel à lui pour reprendre cette formation après la disparition de Charles Munch. À l’Opéra Garnier, Prêtre exerça pendant quelques temps les fonctions de Directeur musical à la veille de l’ère [**Liebermann*]. Mais son caractère résolu ainsi que les absurdes lourdeurs administratives ne purent qu’aboutir à un clash alors qu’au même moment, la grande [**Régine Crespin*] s’éloignait, pour les mêmes raisons, de nos scènes nationales. De cette époque, nous gardons pourtant un vif souvenir du chef dirigeant une grandiose Turandot dans la mise en scène de [**Margherita Walmann*], et de Contes d’Hoffmann, défigurés, hélas, par [**Patrice Chéreau*].


Dès les années 70, Georges Prêtre accomplit essentiellement une carrière de chef invité, notamment dans le monde du théâtre lyrique, aux États-Unis, à Vienne et surtout en Italie. Surnommé « Il Divo », il fut particulièrement populaire, notamment à la Scala de Milan et à la Fenice de Venise où il dirigeait encore les concerts de début d’année il y a moins de dix ans. Vers le milieu des années 80, lassé par les outrances de certains metteurs en scène, il revint au domaine symphonique, avec l’Orchestre de la Radio de Stuttgart et comme chef principal des Wiener Symphoniker, la seconde grande formation viennoise. Son répertoire s’élargit au postromantisme allemand, [**Bruckner, Mahler, Richard Strauss*]. Les 1er janvier 2008 et 2010, consécration suprême, il fut l’invité des prestigieux Wiener Philharmoniker pour diriger le fameux Concert du Nouvel An, retransmis dans le monde entier puis diffusé en DVD. En 2013, il retrouvera cette très grande formation en tournée à Paris ainsi que la Staatskapelle de Dresde. Au début de l’année dernière, il rejoignait sa chère ville de Douai avec l’Orchestre National de Lille.


Saint-Saëns – Symphonie No. 3 en Ut mineur avec orgue , Op.78. (G. Prêtre/ M. Duruflé)


Les dernières années du musicien furent assombries par la disparition de son fils Jean-Reynald. George Prêtre est décédé le 4 janvier dernier dans sa propriété du Tarn, à plus de 92 ans.

Outre un livre d’entretiens avec sa fille Isabelle, La symphonie d’une vie, le chef d’Orchestre nous laisse en héritage une belle discographie, bien que moins cohérente et moins volumineuse que celle de Cluytens. La Warner, qui a repris le groupe EMI, nous a proposé récemment, dans la collection ICON, un coffret de 19 CDs symphoniques essentiellement consacrés à de la musique française avec les principaux orchestres parisiens et londoniens. Mentionnons en particulier la collaboration avec le Maître [**Duruflé*] dans le Concerto pour Orgue de Poulenc et la fameuse Troisième symphonie avec orgue de [**Saint-Saëns*] qu’il reprendra ensuite à Vienne avec [**Marie-Claire Alain*]. Figurent également dans cet ensemble des raretés de [**Darius Milhaud*] ainsi que quelques incursions vers les classiques russes, [**Dvorak*]… et [**Gershwin*]. Chez le même éditeur, [**Prêtre*] se taille la plus grande part dans le coffret de 20 CD qui regroupe toute l’œuvre de [**Poulenc*] avec les grandes œuvres religieuses et l’ensemble des compositions concertantes réalisées avec le pianiste [**Gabriel Tacchino*]. D’autres réalisations plus marginales sont disponibles chez Forlane à partir d’enregistrements réalisés à Stuttgart : Poèmes symphoniques de [**Richard Strauss*], Concertos pour instruments à vents de [**Mozart*].


Dans le domaine lyrique, regrettons d’abord que Pathé-Marconi, filiale française d’EMI, n’ait pas eu l’initiative de confier au chef un remake stéréophonique des Dialogues. En effet, la version de la création, dirigée par [**Dervaux*] et gravée en 1958, n’est qu’en monophonie alors qu’à cette date, les autres labels pratiquaient déjà la stéréo. Nous avouons un faible pour tout ce que Georges Prêtre a gravé avec Maria Callas, que ce soit les récitals « Callas à Paris » ou les pénultièmes intégrales de Carmen et de Tosca récemment remasterisées en Haute Résolution par Warner-EMI. Les partenaires de la diva y sont excellents, que ce soit [**Nicolaï Gedda, Andréa Guiot*] et [**Robert Massard*] dans Carmen ou [**Carlo Bergonzi*] dans Tosca. Certes, la voix de la cantatrice y connait des moments difficiles. Cette Tosca de 1964 ne vaut pas celle de 1953, dirigée par [**Vittoro de Sabata*] à la Scala, qui reste un des plus grands disques d’opéra jamais réalisés. Mais, que d’émotion et d’investissement dramatique dans le Vissi d’arte. Quant au chef d’œuvre de Bizet, il est ici plus qu’une curiosité et, bien que Maria Callas n’ait jamais incarné la gitane à la scène, elle donne au rôle-titre une crédibilité particulièrement rare en dépit d’une scène finale trop expressionniste. Notre opinion sera ici très contestée mais nous l’assumons. Pour rester dans le répertoire français, Prêtre nous a donné une intéressante Jolie Fille de Perth, composition injustement méconnue de [**Georges Bizet*]. Mais, du même compositeur, ses Pêcheurs de Perles sont massacrés par un baryton impossible, malgré la présence de l’excellent [**Alain Vanzo*] dans le rôle de Nadir. Quant à Faust, la version de Georges Prêtre se situe en deçà de celle de Cluytens en raison d’un Plácido Domingo et d’une Mirella Freni mal à l’aise avec la langue de Molière. Dans le répertoire italien, signalons deux belles réalisations gravées en Italie par la RCA, désormais distribuées par Sony : une Lucia di Lammermoor de[** Donizetti*], en 1966, incarnée par [**Anna Moffo*] qui fut, alors, injustement critiquée, même si elle est loin de valoir [**la Callas*] dans ce rôle ; et une Traviata, en 1967, une des premières grandes intégrales de [**Montserrat Caballé*]. Dans ces deux albums, la présence de l’immense ténor qu’est [**Carlo Bergonzi*] est sans prix et justifie, à elle seule, l’acquisition de ces coffrets. Un regret pour terminer : pratiquement rien dans le répertoire austro-allemand que Prêtre a pourtant souvent dirigé à la scène, y compris [**Wagner*]. Seule exception, une version de Capriccio de [**Strauss*], réalisée à Stuttgart et publiée tardivement en 2010 par Forlane, avec la cantatrice britannique [**Felicity Lott*] qui ne fait pas oublier [**Elisabeth Schwarzkopf*]. Nous l’avons dit : voilà une discographie intéressante mais bien disparate.

André Cluytens puis Georges Prêtre auront donc incarné, parmi d’autres, l’excellence de la direction d’orchestre française, chacun avec son style et son répertoire spécifique. L’actualité discographique récente nous a permis de les rapprocher. Il est heureux de pouvoir s’en féliciter.

Jean-Pierre Pister|right>


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WUKALI 09/08/2017

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