Fontaine, ma fontaine, eau froidement présente,
Douce aux purs animaux, aux humains complaisante
Qui d’eux-mêmes tentés suivent au fond la mort,
Tout est songe pour toi, Sœur tranquille du Sort !
À peine en souvenir change-t-il un présage,
Que pareille sans cesse à son fuyant visage,
Sitôt de ton sommeil les cieux te sont ravis !
Mais si pure tu sois des êtres que tu vis,
Onde, sur qui les ans passent comme les nues,
Que de choses pourtant doivent t’être connues,
Astres, roses, saisons, les corps et leurs amours !
Claire, mais si profonde, une nymphe toujours
Effleurée, et vivant de tout ce qui l’approche,
Nourrit quelque sagesse à l’abri de sa roche,
À l’ombre de ce jour qu’elle peint sous les bois.
Elle sait à jamais les choses d’une fois…
Ô présence pensive, eau calme qui recueilles
Tout un sombre trésor de fables et de feuilles,
L’oiseau mort, le fruit mûr, lentement descendus,
Et les rares lueurs des clairs anneaux perdus.
Tu consommes en toi leur perte solennelle ;
Mais, sur la pureté de ta face éternelle,
L’amour passe et périt…
Quand le feuillage épars
Tremble, commence à fuir, pleure de toutes parts,
Tu vois du sombre amour s’y mêler la tourmente,
L’amant brûlant et dur ceindre la blanche amante,
Vaincre l’âme… Et tu sais selon quelle douceur
Sa main puissante passe à travers l’épaisseur
Des tresses que répand la nuque précieuse,
S’y repose, et se sent forte et mystérieuse ;
Elle parle à l’épaule et règne sur la chair.
Alors les yeux fermés à l’éternel éther
Ne voient plus que le sang qui dore leurs paupières ;
Sa pourpre redoutable obscurcit les lumières
D’un couple aux pieds confus qui se mêle, et se ment.
Ils gémissent… La Terre appelle doucement
Ces grands corps chancelants, qui luttent bouche à bouche,
Et qui, du vierge sable osant battre la couche,
Composeront d’amour un monstre qui se meurt…
Leurs souffles ne font plus qu’une heureuse rumeur,
L’âme croit respirer l’âme toute prochaine,
Mais tu sais mieux que moi, vénérable fontaine,
Quels fruits forment toujours ces moments enchantés !
Car, à peine les cœurs calmes et contentés
D’une ardente alliance expirée en délices,
Des amants détachés tu mires les malices,
Tu vois poindre des jours de mensonges tissus,
Et naître mille maux trop tendrement conçus !
Bientôt, mon onde sage, infidèle et la même,
Le Temps mène ces fous qui crurent que l’on aime
Redire à tes roseaux de plus profonds soupirs !
Vers toi, leurs tristes pas suivent leurs souvenirs…
Sur tes bords, accablés d’ombres et de faiblesse,
Tout éblouis d’un ciel dont la beauté les blesse
Tant il garde l’éclat de leurs jours les plus beaux,
Ils vont des biens perdus trouver tous les tombeaux…
« Cette place dans l’ombre était tranquille et nôtre ! »
« L’autre aimait ce cyprès, se dit le cœur de l’autre,
« Et d’ici, nous goûtions le souffle de la mer ! »
Hélas ! la rose même est amère dans l’air…
Moins amers les parfums des suprêmes fumées
Qu’abandonnent au vent les feuilles consumées !…
Ils respirent ce vent, marchent sans le savoir,
Foulent aux pieds le temps d’un jour de désespoir…
Ô marche lente, prompte, et pareille aux pensées
Qui parlent tour à tour aux têtes insensées !
La caresse et le meurtre hésitent dans leurs mains,
Leur cœur, qui croit se rompre au détour des chemins,
Lutte, et retient à soi son espérance étreinte.
Mais leurs esprits perdus courent ce labyrinthe
Où s’égare celui qui maudit le soleil !
Leur folle solitude, à l’égal du sommeil,
Peuple et trompe l’absence ; et leur secrète oreille
Partout place une voix qui n’a point de pareille.
Rien ne peut dissiper leurs songes absolus ;
Le soleil ne peut rien contre ce qui n’est plus !
Mais s’ils traînent dans l’or leurs yeux secs et funèbres,
Ils se sentent des pleurs défendre leurs ténèbres
Plus chères à jamais que tous les feux du jour !
Et dans ce corps caché tout marqué de l’amour
Que porte amèrement l’âme qui fut heureuse,
Brûle un secret baiser qui la rend furieuse…

Mais moi, Narcisse aimé, je ne suis curieux
Que de ma seule essence ;
Tout autre n’a pour moi qu’un cœur mystérieux,
Tout autre n’est qu’absence.
Ô mon bien souverain, cher corps, je n’ai que toi !
Le plus beau des mortels ne peut chérir que soi…
Douce et dorée, est-il une idole plus sainte,
De toute une forêt qui se consume, ceinte,
Et sise dans l’azur vivant par tant d’oiseaux ?
Est-il don plus divin de la faveur des eaux,
Et d’un jour qui se meurt plus adorable usage
Que de rendre à mes yeux l’honneur de mon visage ?
Naisse donc entre nous que la lumière unit
De grâce et de silence un échange infini !
Je vous salue, enfant de mon âme et de l’onde,
Cher trésor d’un miroir qui partage le monde !
Ma tendresse y vient boire, et s’enivre de voir
Un désir sur soi-même essayer son pouvoir !
Ô qu’à tous mes souhaits, que vous êtes semblable !
Mais la fragilité vous fait inviolable,
Vous n’êtes que lumière, adorable moitié
D’une amour trop pareille à la faible amitié !
Hélas ! la nymphe même a séparé nos charmes !
Puis-je espérer de toi que de vaines alarmes ?
Qu’ils sont doux les périls que nous pourrions choisir !
Se surprendre soi-même et soi-même saisir,
Nos mains s’entremêler, nos maux s’entre-détruire,
Nos silences longtemps de leurs songes s’instruire,
La même nuit en pleurs confondre nos yeux clos,
Et nos bras refermés sur les mêmes sanglots
Étreindre un même cœur, d’amour prêt à se fondre…
Quitte enfin le silence, ose enfin me répondre,
Bel et cruel Narcisse, inaccessible enfant,
Tout orné de mes biens que la nymphe défend…

**Suite du poème: mise en ligne Samedi 1er septembre 2017

[**Paul Valéry*]

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WUKALI 26/07/2017

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