The curse of Debussy’s Khamma,
Fin septembre [**1910*], [**Claude Debussy*] accepte par contrat avec la danseuse [**Maud Allan*] (1) de composer la musique d’un ballet, Isis, dont elle a écrit le livret avec un de ses admirateurs, le philosophe [**William Leonard Courtney*]. Nous sommes en pleine égyptomania, Cléopâtre et les divinités égyptiennes sont partout, y compris dans le domaine du spectacle et de la danse, et Debussy lui-même possède une statue d’Isis offerte par [**Pierre Louÿs*].
Dans le scénario du ballet égyptien, l’héroïne est une jeune fille chaste et pure, mais pas la déesse Isis. Simple changement de titre ou nouveau scénario, le projet sera très vite rebaptisé Khamma. On peut s’interroger sur l’origine de ce nom exotique, dont [**Allan et Courtney*] n’ont pas donné d’explication : bien que plusieurs prénoms égyptiens commencent par Kh ou Kha, le mot arabe khamma signifie en réalité “avarié“ et “malodorant“… Ne serait-ce que pour cette raison, l’hypothèse de [**Robert Orledge*] d’une féminisation de Khâmoîs, héros d’une légende égyptienne, ne tient pas. Alors, pourquoi ce nom, qui évoque d’ailleurs plutôt l’Inde que l’Égypte ? Peut-être parce que justement le librettiste [**W. L. Courtney*] a passé son enfance en Inde ; cependant, le “Khamma Ghani” indien est une formule de politesse, genre “Que Dieu vous garde”. Finalement, que ce soit en Afrique, en Asie ou ailleurs, Khamma n’est jamais un prénom féminin. Sauf dans la fiction ; dans le drame The House of Rimmon de [**Henry Van Dyke*] publié à New York en 1908, une jeune servante danseuse se prénomme Khamma. Nul doute que Maud Allan ait repris ce nom, qui en plus du Kha égyptien, avait l’avantage de contenir ses initiales, mma pour Miss Maud Allan…
Dans une lettre du 3 décembre 1910 à sa femme [**Emma*], Claude Debussy écrit « Il ne faut pas oublier Miss Maud Allan, Khamma… thoustra ! », piètre calembour sur Zarathoustra et kama-sutra. S’il associe à cette époque la belle Maud à Kâma, dieu hindou du désir charnel, il ignore que ce fantasme va bientôt se transformer en cauchemar… En cette fin d’année 1910, Debussy a des difficultés financières, et avant même d’avoir commencé Khamma, il signe un autre contrat, pour le Martyre de saint Sébastien, dont la première aura lieu six mois plus tard, le 22 mai 1911. Mais pour Khamma, les délais seront beaucoup plus longs.
La musique de Khamma a été longtemps sous-estimée : « œuvre mineure » pour [**Désiré-Emile Inghelbrecht*], avec « d’évidentes faiblesses » pour [**André Schaeffner*], et même « partition de music-hall » pour [**Jean Barraqué*] (4). Avec plus de modération, le chef d’orchestre [**Ernest Ansermet*], terminant en 1964 une intégrale Debussy pour la firme de disques Decca, écrit que « Khamma ne saurait être considérée comme l’une des plus importantes compositions de Debussy, tant comme ballet que comme œuvre symphonique… Il [Debussy] rassembla tous ses dons d’invention et ce qu’il dénommait plaisamment “les plus récentes découvertes de la chimie harmonique“… Cette musique mérite d’être connue et conservée, car elle est marquée de ce label unique que portent les œuvres signées Debussy ».
C’est ce premier enregistrement qui a permis la réévaluation de cette partition jamais imprimée dans sa version orchestrale et presque tombée dans l’oubli. Les spécialistes demeurent toutefois divisés sur la valeur respective des versions pour piano et pour orchestre. [**Eric Frederick Jensen*], estimant que l’orchestration de [**Koechlin*] dépare dans le corpus debussyste, déclare notamment : « L’absence [de Khamma] du répertoire n’est pas une aussi grande perte qu’il y paraît… La version pour piano mérite une plus grande attention » (5). C’est être bien injuste envers Debussy, qui avait prévu l’instrumentarium, commencé l’orchestration, puis supervisé le travail de Koechlin. Pour le simple mélomane, il ne fait pas de doute que la partition préparatoire au piano de 1912 ne peut se comparer à la finalisation orchestrale. Elle est d’ailleurs presque impossible à jouer, comme l’indique son meilleur interprète au disque [**Jean-Efflam Bavouzet*], qui, regrettant de ne pas avoir de troisième main, a pensé un moment recourir au re-recording (6). Pour en faciliter l’exécution, une transcription pour piano à quatre mains a été publiée en 1919, mais elle n’est pratiquement jamais jouée.
Comme ballet, Khamma n’est même pas référencé dans les dictionnaires de danse. J’en résume ici l’argument, qui n’est plus connu que par sa version écourtée adaptée en trois scènes par Debussy : Khamma est une jeune vierge de Thèbes désignée par le Grand Prêtre pour implorer le dieu Amon-Râ de sauver la ville menacée par des envahisseurs. La jeune fille apeurée se prosterne aux pieds de la statue, puis commence à danser, et voilà que lentement la statue s’anime, et ses bras se soulèvent de ses genoux. Khamma danse encore, « ivre de joie, d’amour et de dévotion » ; le tonnerre gronde, un éclair jaillit, et Khamma s’effondre, foudroyée. Le lendemain, la ville est sauvée, et le Grand Prêtre bénit le corps de Khamma…
Pourquoi un tel fiasco pour ce ballet, qui aurait dû prendre place parmi les meilleurs de cette Belle Époque si riche sur le plan artistique, aux côtés de L’Après-midi d’un faune ou de Jeux, pour ne citer que ceux de Debussy ? Quelles ont été les responsabilités des deux protagonistes dans cette malheureuse affaire ? Dès le départ, Debussy devait savoir qu’il ne pourrait pas respecter le contrat qui prévoyait la livraison de Khamma fin février 1911 (elle n’a finalement eu lieu qu’en avril 1913 !). Pour Maud Allan, l’impossibilité de monter le ballet en 1911, alors qu’elle était au sommet de sa célébrité, a été l’évènement le plus fâcheux. Ensuite, Debussy a pris “la Girl anglaise” en grippe, et, on peut le dire à la lecture de leur correspondance, principalement à cause de ses demandes insistantes pour obtenir une version révisée et allongée conforme au livret d’origine. Lorsqu’elle propose de faire allonger la partition par un autre compositeur, il explose : « Il est inadmissible que vous puissiez arranger cette musique à votre goût. Telle je l’ai composée. Telle elle restera » (16.07.1912). Dans les lettres qu’elle lui envoie, souvent purement professionnelles et en anglais, il ne voit que mauvaise foi et grossièretés ; lorsqu’il parle d’elle à son éditeur [**Durand*] et à son ami [**Godet*], c’est de façon sarcastique, voire avec un mépris qu’il étend d’ailleurs à l’ensemble des danseuses. Quelques exemples : « Naturellement, on n’a aucune nouvelle de l’ondoyante Miss Maud Allan, qui doit danser devant quelque peuplade nègre dans le fond de l’Afrique occidentale » (18.09.1913) ; « Je n’entends plus parler de lui [Ernest Bloch], pas plus que de sa douce compagne : Miss Maud Allan. À eux deux, ils sont bien capables d’abrutir les Amériques » (11.12.1916)…
Comme sa jeune héroïne égyptienne, le ballet Khamma a donc été victime d’un orage fatal, ayant éclaté sur fond de mésentente franco-anglaise. La création à l’Opéra-Comique en 1947 sera suivie de 21 représentations, puis le ballet ne sera plus jamais donné, du moins en Europe. Il nous reste la musique, de plus en plus jouée et enregistrée (avec pas moins de dix versions depuis la gravure pionnière d’Ansermet), qui n’est pas inférieure à celle plus célèbre composée l’année suivante pour le ballet Jeux. Elle ne ressemble à aucune autre de Debussy ; on remarque, entre autres originalités, la couleur donnée par le registre grave du piano intégré à l’orchestre, les pizzicati en sourdine, le célesta, les appels de trompettes que le compositeur jugeait particulièrement réussis, et un recours discret au leitmotiv. Pour ceux qui ne connaîtraient que La Mer, Jeux, Images ou Nocturnes, suivez le conseil du regretté [**Harry Halbreich*] : « Il vaut la peine de découvrir cette page fascinante… l’une des moins tonales et des plus mystérieuses que Debussy ait écrites. »
[([**Notes*]
1) Maud Allan (1873-1956), danseuse et chorégraphe canadienne née à Toronto, mais ayant passé son enfance et son adolescence à San Francisco avant d’étudier le piano à la Hochschule de Berlin et avec Ferruccio Busoni. Debussy la croira toujours d’origine anglaise (« La Girl anglaise », « Miss Maud Allan, anglaise on ne peut plus »). Pour sa biographie, voir Felix Cherniavsky : The Salome dancer. The life and times of Maud Allan, McClelland & Stewart, Toronto 1999.
2) En l’occurrence le Palace Theatre de Londres, salle de 1700 places que Maud Allan avait remplie pendant plusieurs mois en 1908 avec The Vision of Salome.
3) Ida Rubinstein s’était fait remarquer à Paris en 1909 en Cléopâtre avec les Ballets Russes, puis dans sa Danse de Salomé où elle retirait jusqu’au dernier voile, avant d’être engagée par Gabriele d’Annunzio pour le rôle-titre du Martyre de saint Sébastien.
4) Germaine et D. E. Inghelbrecht : Claude Debussy, Costard éditeur, 1953, page 273. André Schaeffner : Concerts-Colonne, Le Ménestrel 5.12.1924, page 508. Jean Barraqué : Debussy, collection Solfèges, Éditions du Seuil, 1962, page 160.
5) Eric Frederick Jensen, Debussy. Oxford University Press, 2014.
6) Notice du CD Debussy Complete Works for piano, volume 5. Chandos CHAN 10545, 2009.l
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WUKALI 17/02/2018)]