A political fiction… not sure, and relevant wherever from East to West !
C’est en 2009 qu’[**Andrija Matić*] a publié «[**L’égout*]» à Belgrade, [**Serge Safran éditeur*] le publie en traduction française avec une intéressante postface du traducteur [**Alain Cappon*]. Une révélation, un style, une plume, un effet narratif, une utopie politique, une immersion éthique polysémique liée au passé et à l’avenir, un avertissement philosophique qui situe ce livre entre [**1984*] de [**George Orwell*] et [**La Plaisanterie*] de[** Milan Kundera*].
Il faut du courage pour écrire pareil ouvrage, surtout quand l’on vit dans un pays, la [**Serbie*], rongé par le nationalisme. Avant de développer, rappelons nous et d’abord évoquons en préambule un autre livre qui fait lien: «Le Pont sur la Drina» d'[**Ivo Andrić*], prix Nobel de littérature 1961. L’auteur raconte l’histoire d’un pont (aujourd’hui patrimoine de l’Unesco) devenu le symbole de ce bout de terre des Balkans qui ont vu tant d’affrontements et où l’Europe s’est perdue. Le livre est excellent, dur, bouleversant et retrace des faits historiques. J’évoquais un jour ce livre avec mon ami le peintre [**Miloš Šobajić,*] c’était le temps de la guerre en Yougoslavie, et donc soulignant la violence intrinsèque de la peinture contemporaine yougoslave à commencer par la sienne bien sûr mais aussi [** Dado, Velicovic, Ljuba*], je lui disais comprendre l’origine matricielle de cette violence. «Non, Pierre-Alain me dit-il, tu te trompes, la violence a toujours existé chez nous et aux massacres des uns suivaient les massacres des autres!». Ce qu’il me dit alors m’a taraudé pendant longtemps. Mémoire des peuples, révélation du temps !
L’individu, l’être cognitif, le citoyen dispose-t-il d’ une mémoire de poisson, à combien d’années se situe son étiage référentiel, plus largement qui vraiment aujourd’hui connait l’histoire de l’Europe! Ne remontons pas au Traité de Verdun et n’envisageons que le vingtième siècle ce serait déjà bien!
L’histoire racontée dans«[**L’égout*]» se déroule à Belgrade en l’année 2024, le gouvernement de l’Unité Populaire est au pouvoir et l’Assemblée a décidé la suppression de l’anglais. Un régime qui, comme le souligne Alain Cappon, conjugue la collusion des contraires- nationalisme et communisme, athéisme et religion orthodoxe, et la formation d’un régime de répression. Cela ne vous rappelle rien, le regard porté vers l’est (pour l’orthodoxie) voire à l’ouest aussi…?
Le héros du livre, Bojan Radić, est un professeur d’anglais et tout s’effondre autour de lui. Ce nom faut-il le souligner, n’a pas été choisi par [**Andrija Matić*] par hasard, il est en effet celui d’un homme politique croate assassiné en 1928, [**Stjepan Radić*] «il s’était opposé à l’union de l’État des Slovènes, Croates et Serbes avec le Royaume de Serbie puis à l’hégémonie serbe au sein du Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes » (source : Wikipédia). Andrija Matić installe et enracine son livre dans une structure romanesque combinant d’un coup passé, présent, utopie politique et fable tragique d’avenir. Le point incandescent entre littérature et histoire, fiction et vérité.
Qui connait Belgrade, se retrouve dans «L’égout», une déambulation blafarde dans une ville et ses alentours mise en coupe totalitaire : le pont Branko, Dedinje, Ušće où ont lieu les exécutions, les mises à mort des damnés de la société, opposants politiques, assassins, toxicomanes et homosexuels, rue Kososka, le quartier de Zvezdara et son marché aux puces, le pont svaski, la rue du Prince Michel (Knez Mihailova, Улица Кнез Михаилова ), le boulevard Despota Stefana près duquel siège la police serbe.
Mais ne nous trompons point, il ne s’agit en aucun cas d’une promenade touristique mais de l’itinéraire d’un homme traqué par la police. Car en effet Bojan Radić est devenu le jouet du chef des services secrets Velibor Stretenovic. Tout bascule quand Bojan rencontre une jeune femme séropositive dont la mort suspecte ébranle ses convictions, car évidemment dans la Serbie de 2024 les malades atteints du sida sont devenus des parias. La terre s’effondre sous les pas de Bojan, il doit s’enfuir car il a dissimulé au patron des service de sécurité qu’il connaissait la jeune-femme, une fuite, une traque, des abris de fortune pendant plusieurs semaines, mais le pire, l’acmé du drame n ‘est pas encore arrivé à son apogée, la descente aux enfers survient quand il devient témoin d’une scène de viol d’un jeune-homme par un prêtre orthodoxe et qu’il le châtie jusqu’à la mort. Il doit alors se cacher, sa clandestinité doit être absolue, comment se relever, comment évoquer la manipulation dont il a été la victime. Rien n’y fera.
Il sera arrêté, jugé, devant faire face à une foule vociférant une haine paroxystique, une populace de prétoire, affidés du pouvoir, apparatchiks, skinheads, racailles de tous poils mélangées. Il est empêché de se défendre et quand il crie la vérité on rit ! Au bout de plusieurs jours d’audience il est condamné à mort.
[**Andrija Matić*] est dans la parfaite filiation de «L’Aveu» d’[**Arthur London*], ou d’[**Arthur Koestler*] dans «Le Zéro et l’infini »
Bojan Radić est jeté dans une prison, théâtre noir, antichambre sinistre du néant traversé par les cris, les hurlements des prisonniers, la solitude mortifère de la nuit et des cauchemars.
«Me revient ma manière, dans le temps, de me consoler: allons, çà va passer , rien ne dure éternellement ; çà va changer, il y a toujours un lendemain. Mais aujourd’hui… aujourd’hui? … Aujourd’hui est sans lendemain. Il n’a qu’aujourd’hui. Après…?
Le peuple céleste. De tous les temps, ils ont aimé s’affubler de ce nom. Non, celui de peuple de Dieu. C’est plus séduisant. Et aucune preuve ne viendra apposer un démenti. Quel mensonge ! Quelle ânerie ! Ce peuple n’est même pas terrestre. Il n’est rien qu’une vulgaire meute sous hypnose. Aveuglée par sa confiance en soi. Un jour, peut-être, elle donnera naissance à un peuple. Une fois l’hypnose dissipée…»
Il faut du courage pour écrire pareil ouvrage, ai-je écrit quelques lignes plus haut. Oui du courage: celui des clercs, des romanciers, des intellectuels, de tous ceux qui sont en vigie, libres, capables d’analyser, de mesurer, placés au-dessus de la mêlée, prophètes et censeurs d’un pouvoir vacillant et corrompu, arbitres des valeurs, et témoins à part entière et à droits égaux des sociétés auxquelles ils appartiennent. Un courage amplifié quand on écrit au sein d’un environnement politique hostile. «L’égout» est un grand livre et son auteur, [**Andrija Matić*], un grand écrivain.
« Oui, l’histoire est la tragédie d’une humanité qui fait son histoire, mais qui ne sait pas l’histoire qu’elle fait. » (Raymond Aron. Introduction à la traduction française de Max Weber, Le savant et le politique. 1959)
Le nationalisme, le populisme sont devenus la plaie du monde occidental, «ils n’en mourraient pas tous, mais tous étaient frappés », le totalitarisme est polymorphe et universel ! Dans les Balkans, dans l’ex-Yougoslavie les plaies de la guerre sont toujours vives, et la mise en coupe réglée territoriale est loin d’être la solution pérenne !
Ce livre ne nous affranchit pas de notre responsabilité, et s’il est certes une fiction (mais transparente et factuelle), ce qui y est décrit est applicable où que l’on porte le regard…
Un égout, le lieu où les miasmes des hommes se déversent et s’écoulent. Il n’y a qu’Hercule à savoir comment se débarrasser de pareille pourriture, mais lui n’était qu’un demi-dieu, nous ne sommes que des hommes !
[**L’égout*]
[**Andrija Matić*]
Traduit du serbo-croate (Serbie) et postfacé par Alain Cappon
Serge Safran éditeur. 21€
– «L’égout» d’Andrija Matić a été configuré dans la [**Sélection LIVRES de WUKALI*]
Andrija Matić est né en 1978 à Kragujevac en Serbie. Professeur de littérature anglo-américaine, il a publié trois romans dont Saht (L’égout), en 2009, en même temps qu’un essai sur T.S Eliot. Il enseigne actuellement l’academic writing à la Koe University d’Istanbul.
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WUKALI Article mis en ligne le 25/08/2018)]