With nostalgia and pleasure in the midst of popular French songs


[**Hypothèses génétiques*]

La [**« java »*] est un nom commun féminin, peu utilisé au pluriel, qui désigne généralement une danse, en vogue dans les bals populaires, au cours de trente années glorieuses pour elle, qui vont de 1920 à 1950 environ.

Selon les renseignements fournis par un site de l’information en ligne ( internet-google – java (danse) – wikipedia ), ce nom de « java » aurait été donné à une danse inventée par des accordéonistes qui exerçaient leur talent dans les boîtes, les dancings et les cafés-concerts de la[** rue de Lappe*], haut lieu de divertissements nocturnes dans le Paris des années 1930. Le but était de proposer aux couples une danse serrée qui s’adaptât à l’espace rétréci qui leur était réservé dans les moments d’affluence. Cette information, qui n’indique pas ses sources, mérite d’être nuancée : des occurrences du mot, comme danse ou comme rythme musical de chanson, existent antérieurement, ce qui remettrait en cause non seulement la date proposée, mais aussi le mode de naissance.

Olécio partenaire de Wukali

On peut cependant retenir l’explication avancée, qui reste crédible, si on l’applique seulement à une manière de danser. La danse la plus commune, dans ces lieux de divertissement populaire, était alors la valse dite « valse musette », qui exigeait un espace assez ample pour l’évolution tournoyante des couples.Il existait également une « valse chaloupée » à évolutions plus larges. La java s’inscrit, comme la valse, sur un rythme à trois temps, mais avec un premier temps plus marqué et des notes (beaucoup de doubles croches et de triolets) plus brèves, base d’une musique mieux adaptée à un déplacement à petits pas qui exige peu d’espace.

Les deux éléments du couple de danseurs sont fortement rapprochés. Dans les cas extrêmes, où la danse prend un caractère très vulgaire et même un peu crapuleux, l’homme pose les mains en bas du dos de sa partenaire qui lui passe les bras autour du cou. Cette posture suggestive a donné une réputation sulfureuse à cette danse, ce qui a entraîné sa condamnation de la part des cercles bien pensants de l’époque et a fait fuir la clientèle rangée de ces lieux mal famés. Mais il s’agit là d’une surenchère. Une figure très honnête qui s’introduit dans la posture générale s’appelle le déroulé. Elle consiste, pour les danseurs face à face, en se tenant chacun un bras dans le dos, bras droit de l’homme tourné à gauche et bras gauche de la femme orienté à droite, à opérer une virevolte en se retrouvant face-à-face en sens opposé. Cette variation ludique n’est possible que si l’espace le permet. Une autre caractéristique de la danse, pas toujours présente, consiste en un mouvement des hanches qui entraîne une sorte de tangage du torse et des épaules. Cette posture dandinante, qui est un élément surajouté, emprunté à un type de démarche appelé, en langage imagé, « rouler des mécaniques », a pu jouer pour établir la réputation de vulgarité de la danse.

Danse populaire, elle devient « populacière, vulgaire ou crapuleuse  ». Ce ne sont là que des attributs intermittents et partiels d’un rythme musical, très honnête et plutôt plaisant, antérieur même, semble-t-il, à la création de la danse, peu employé jusqu’ici, mais qui va connaître une incroyable envolée. Le rythme musical à trois temps, employé pour la danse nouvelle, existe, utilisé à d’autres fins, dans l’opérette du XIXème et du début du XXème siècle. C’est ainsi que [**Joseph Kosma*], dans le film de [**Marcel Carné*], Les Enfants du paradis (1945) reprend à [**Offenbach*] un thème musical présent dans Les Fées du Rhin (1864). Offenbach en effet compose sur un rythme particulier à peine dissimulé de java, mais qui n’a pas encore reçu son nom propre, une valse qualifiée de « valse chaloupée », et intitulée « valse des rayons ». C’est un air que reprend Joseph Kosma , dans la séquence qui se déroule dans la taverne du « Rouge gorge », lorsque Baptiste y rejoint, avec l’aveugle, Garance et la bande à Lacenaire, en accentuant son rythme et en le situant une atmosphère populaire.

L’article cité ci-dessus semble avoir omis quelques éléments qui placent l’introduction de la java à une date antérieure à 1930 . Il semble avoir également superposé la naissance de la danse et celle du mot. Le mot existait avant cette utilisation spécifique : une allusion, faite dans l’article, à un ouvrage didactique, le Dictionnaire culturel de la langue française, daté de 1922., montre son antériorité d’usage. En fait, l’ouvrage en question, signalé également par le Dictionnaire historique de la langue française (1992), mais daté de 1901, relève l’usage du mot « java » dans une expression argotique : « faire la java », qui signifie « marcher en remuant les épaules » et semble bien avoir servi de modèle pour certaines postures, dont nous venons de parler, de la danse qui portera ce nom.

« Faire la java » dans ce sens précis et particulier, est peut-être en rapport avec l’image maniérée que l’on se fait des danses orientales, avec roulement de hanches pour les odalisques et leurs « danses du ventre », et figures complexes des mains dans les postures de danses chinoises ou balinaises. Néanmoins l’origine première du mot reste mystérieuse. L’explication la plus courante consiste à la mettre en rapport avec l'[**île de Java,*] une des plus importantes de l’archipel indonésien. On connaît les danses codées de Bali, une autre île indonésienne. Mais rien de tel sur Java. On peut donc penser que le mot est utilisé seulement pour son caractère exotique : les danses nouvelles de l’époque sont importées d’Amérique, de l’Amérique « latine », comme la matchiche brésilienne, la salsa et la rumba cubaines, la béguine antillaise ou le tango argentin, ou de l’Amérique  « anglo-saxonne » comme le slow-fox, le fox-trot ou le charleston venus du nord du continent. Il faut faire exotique, et on choisit le nom d’ une île lointaine pour la nouvelle danse, qui entre en résonance avec l’expression déjà existante de « faire la java ». Il est possible en outre que l’invention de la danse ne soit pas parisienne, mais soit venue d’Argentine (le Dictionnaire historique signale son importation en France en 1919, juste après la fin de la guerre). Elle aurait inspiré un certain nombre d’expressions populaires, comme « connaître la java », synecdoque pour « connaître la musique », au sens de « être averti de ce qu’il faut faire, des manœuvres nécessaires pour arriver à ses fins », ou encore « partir en java  », pour aller faire la noce ou autres « tournées de grands ducs », qui s’est ensuite confondu avec « faire la java ». Mais d’autres donnent à cette expression une origine indigène. Il s’agirait d’une expression de français rural où « je vas  » (mis pour « je vais ») aurait superposé le contenu phonétique de « java » et le contenu sémantique de « partir ». C’est une hypothèse que rien de concret ne permet d’affirmer.

D’autres hypothèses, tout aussi aléatoires, ont été proposées. L’une d’entre elle consiste à mettre le mot en rapport avec le langage de ces types populaires à [**Paris*] dans l’entre-deux-guerres qu’étaient les « bougnats », tenanciers de débits de bois, de charbon et de boissons, pour la plupart d’origine auvergnate. Or la prononciation chuintée du français en cette région fait que l’expression « ça va, ça va  », très utilisée dans les salutations courantes par ces commerçants à domicile, est devenue « cha va, cha va  » entendue par l’interlocuteur comme « ja va ». L’explication est ingénieuse, mais sans preuve, car ce n’est pas une preuve que l’existence, en la ville d’Aurillac, d’ une salle de concerts de musique « branchée », appelée « la Java des paluches ». La création de cet établissement étant récente, ce titre humoristique ne peut être qu’une résultante de l’usage antérieur du mot, et non une trace de son origine. À Paris et en tous lieux de France, se sont créés des établissements qui ont pris le nom de « la Java » à l’époque où la danse connaissait sa plus grande popularité. Le plus connu est l’établissement situé à Paris, au n° 105 de la rue du faubourg du Temple, autrefois dancing où l’on accédait par une entrée et une galerie de style « arts décoratifs » datant de 1920.

Une autre hypothèse consiste à mettre le mot en rapport avec le « javanais  », une forme de parler élémentairement crypté et ludique, dont la première trace écrite date de 1855. Le mode de cryptage ou d’amusement consiste à introduire la sonorité « av » entre chaque syllabe d’un mot. Selon le Dictionnaire historique, le mot de « javanais » est issu d’un point d’ancrage sur « j’avais  », qui devient « j’avavais », puis « javanais  » par proximité phonétique. L’origine de ce mode d’expression, qui n’a d’autre rapport avec la java que sa nature populaire et son homophonie, semble n’avoir aucune affinité décelable qui permette d’en faire un élément de fondation de la java. On peut néanmoins penser que les parleurs en javanais du XIXème siècle et les danseurs de java du XXème ont quelque parenté socio-culturelle.

– [**Le temps d’une chanson (1920-1950)*]
( Ne vous déplaise, en dansant la javanaise)

La période de l’entre-deux-guerres, et plus particulièrement la décennie 1930-1940, fait assister à une véritable explosion du phénomène. Mais contrairement à l’affirmation de l’article cité, la java en tant que danse, même si elle n’est pas encore précisément codifiée, existe antérieurement à 1930.

** La Java*] (1922). Une chanson, qui s’intitule [« la java » ( cliquer pour écouter), avec des paroles de **J .C.Willemetz*] et une musique de [**Maurice Yvain*], la présente comme une danse nouvelle, qui surpasse le renom des autres danses d’origine étrangère. Chaque fois qu’une danse était importée, généralement d’Amérique, elle avait droit à un hymne de bienvenue qui célébrait la chanson ou la danse pour elle-même. Ainsi, en 1905, on avait entendu [**Mayol*] célébrer l’arrivée d’une danse nouvelle, la matchiche, venue du Brésil : [« C’est la danse nouvelle, Mademoiselle  » (cliquer pour écouter). Il en va de même en 1922 pour la java, importée du même continent. De manière ludique, l’annonce publicitaire de l’arrivée de cette « nouveauté » se termine par une allusion à sa propagation par les ondes (la TSF) qui l’auraient fait aller jusqu’aux « îles de la Sonde », où les « Javanais » (avec un jeu de mot sur les deux sens du terme, les habitants de Java et les parleurs en javanais) la reprennent en chœur.

**Mon tour de java*] (1923). Cette « chanson-java », sur un texte de [**M. Lupin*] et une musique de [**V. Alix*], fut créée en juin 1923 par la chanteuse [**Emma Liebel*] et reprise en juillet 1931 par [**Germaine Béria*]. Le « tour de java  » est présenté comme une thérapie à guérir tous les maux de la vie. Le langage, très argotique et apocopé, oppose toutes les manières de divertissement [« de Nénesse à Mill’rand  » (cliquer pour écouter), alors Président de la République, pour glorifier le tour de danse : « On liche un bol de pinard et on va / Comme un rupin faire son tour de java  ». Le dancing de la rue Saint-Denis, qui était alors la rue des plaisirs nocturnes, derrière « l’églis’ qui donn ‘ su’ l’ boul’vard Sébasto  » devient le paradis des miteux qui ne se ressentent plus, pendant un court instant, le temps d’une chanson,comme des calamiteux.

** La plus bath des javas*] (1925). En 1925, le chanteur de café-concert et parolier de chansons appelé [**Georgius*] ( nom de scène de Georges Guibourg, fils d’un instituteur de Mantes-la-ville) interprète, sur la musique d’un compositeur qui signe « [**Tremolo*] », ce qui deviendra le modèle du genre : [« La plus bath des javas  » (cliquer pour écouter). Le pluriel montre que le phénomène n’est plus nouveau et que la danse s’est banalisée. Le titre révèle une recherche d’exercices acrobatiques sur la langue. Le mot « bath » n’est pas un néologisme ni un mot d’importation anglaise récente. Il est attesté dès 1802 chez [**Stendhal*] et pourrait provenir de la station balnéaire chic appelée  Bath  où se rendait l’aristocratie anglaise. Il en a gardé en français le sens de « chic ». Une autre étymologie le fait venir de l’argot « batif  », qu’on peut traduire par solide, ou « bien fichu » , « bien foutu », qui ont le même sens. L’association du chic anglais et de la familiarité des milieux populaires français veut créer une surprise. La rencontre du chic, du chiqué et du choquant crée un choc en chaque texte fondé sur l’hybridation incongrue.

Le texte de la chanson est une parodie de littérature réaliste : « Je vais vous raconter/ une histoire arrivée  ». Nana et Julot Gueule d’Acier (c’est le couple dont on dit l’histoire) renvoient à l’association banalisée du proxénète et de son gagne-pain, dans une histoire qui se termine, sur un ton de dérision, en drame post-naturaliste. Le caractère parodique se marque également dans le jeu linguistique qui consiste à aligner pour la rime des mots qui commencent par « jav »  ou à former des néologismes. Le motif à répétitions « sur un air de java  » devient « un air de javelle » qui rime avec le boulevard de la Chapelle, mais renvoie aussi subrepticement au quai de Javel ; « un air de Javert » est un clin d’œil à la « rousse », la police incarnée par le personnage des Misérables; « mieux  » rime avec « un air (dé)jà vieux » ; on trouve aussi javouille, javache, etc…La vogue de cette chanson fut à la fois immédiate, extensive et durable. Ce fut le succès le plus connu du chanteur. Une marque de pantoufles charentaises ( les pantoufles Jéva, dont le site de fabrication est à Chasseneuil, Charente) utilisa le thème musical pour son propre compte dans l’espace publicitaire de la TSF. Les déboires de [**Georgius*] à la Libération (il avait eu des activités de directeur de théâtre pendant l’occupation) ne mirent pas fin au succès de son « tube », puisqu’il est repris par le chanteur [**Renaud*], en 1981, qui donne à la récitation musicalisée des inflexions qui lui sont propres, et, d’une manière plus inattendue, par la chanteuse [**Barbara*] (disque publié en 2008).

** La java de Césigue*] (1927). « Césigue » est une manière argotique de désigner un individu, plus souvent utilisée à la première personne (« mézigue »). Cette [« chanson comique » (cliquer pour écouter) met en scène un accordéoniste de rue qui « connaît la java » (au sens où nous avons défini la formule (« savoir faire ») et utilise ses ressources cérébrales à des fins personnelles. « Sans avoir sa Bugatti comme un gigolo / Il a un compte à la banque/ et un’ bath petit’ crèche au bord de l’eau ». Lorsque [**Édith Piaf*] reprendra le motif de «l’ Accordéoniste », sur des paroles et une musique de [**Michel Emer*] (1940), la chanson élévera d’un cran l’inspiration en lui donnant un ton passionnel et pathétique, mais sur une trame narrative traditionnelle dans le genre, en maintenant le leit-motiv de la java, comme philtre magique d’amour et de désespérance.

** La java de Doudoune*] (1928). Cette chanson fut créée dans une revue du [**Moulin-Rouge*], intitulée « Paris qui tourne », en avril 1928, par [ [**Mistinguett*] (cliquer pour écouter) et le tout jeune [**Jean Gabin*], encore inconnu. Les paroles sont de Mistinguett, assistée par [**D.Gold*], et la musique de [**José Padilla*], auteur espagnol installé en France, déjà célèbre pour « la Violetera  » (1920) dont la musique sera reprise par [**Charlie Chaplin*] dans les Lumières de la ville, et « Valencia  » (1925), qui donne lieu à toutes sortes d’interprétations orchestrales et de variations parolières. Le thème développé dans le texte, déjà utilisé (voir « Mon tour de java ») et qui persistera dans les créations populaires, est fondé sur l’opposition entre la culture des riches et des pauvres, pour exalter la dernière : « Pour être heureux/ Pas besoin d’argent / Pour dix ronds, nous, on fait la fête ».

[** Les javas d’inspiration méridionale et autres créations marseillaises (vers 1930)*]

Les rapports culturels entre la France du Midi et Paris ont connu une histoire qu’on peut décomposer en séquences assez distinctes, quoique souvent simultanées ou superposées, de la fin su XIXème siècle au milieu du vingtième.. Il y a eu la période du félibrige, avec la Mireille de[** Mistral*] venue à Paris grâce à la musique de [**Charles Gounod*], les nouvelles inspirées par la Provence, comme celles d'[**Alphonse Daudet*], qui renvoient à une culture terrienne et riche en traditions, comique ou tragique selon le cas, où le provençal Tartarin prend la place dévolue jusqu’ici aux Gascons matamores, et où les galéjades remplacent les gasconnades et les rodomontades d’antan, comme des « petits pâtés et rogatons » chers à [**Voltaire*] continuent et s’opposent aux grosses farces de [**Rabelais.*] Parallèlement le développement des moyens de transport fait découvrir aux Parisiens chics, en même temps qu’aux Anglais, le Midi comme lieu touristique : on célèbre « les bords de la Riviera », comme le fait le clochard parisien dans Boudu sauvé des eaux, le film de [**Jean Renoir*] (1932), où [**Michel Simon*] fredonne sans cesse cette chanson insolite dans son état de vagabond parisien sans feu ni lieu. Le Midi populaire, avec ses galéjades (les histoires de Marius et d’Olive) et ses décors urbains, plus exactement marseillais, est reçu avec ferveur à Paris dans les années 30, et donne lieu à une mode perdurable. Une « culture marseillaise », d’inspiration populaire, arrive à Paris et à partir de là connaît une diffusion nationale.

Deux centres se constituent à Paris et envahissent les lieux de spectacle. Le premier groupe se forme autour de[** Marcel Pagnol*]. Cet auteur dramatique, venu de son Midi à Paris monte en 1929 une pièce de son cru intitulée [**Marius*]. La pièce a du succès et l’auteur de l’entregent, notamment avec le monde de la cinématographie, de sorte que l’ouvrage dramatique est pris en charge par une société américaine et sa transposition confiée à un réalisateur anglais, [**Alexandre Korda*], qui sort, avec la collaboration de Marcel Pagnol, la version filmique en 1931. On demande à Pagnol une suite, qui sera [**Fanny*], créée en 1931 au théâtre et réalisée au cinéma par [**Marc Allegret*] en 1932.


Pagnol montera plus tard le troisième volet de sa « trilogie marseillaise », pour son propre compte et directement sous forme cinématographique : ce sera [**César*], qui sort le 11 novembre 1936, et n’apparaîtra au théâtre que dix ans plus tard.. Pour monter ses pièces et ses films, qui, en plus de la trilogie, s’inspirent de décors et d’auteurs provençaux (Angèle et Regain, d’après [**Jean Giono*], La Femme du boulanger, La Fille du puisatier, Manon des sources et Ugolin), Pagnol s’entoure d’une troupe d’acteurs comme [**Jules Murayre*] (dit [**Raimu*]) ou [**Pierre Fresnay*] ( un Alsacien qui va s’initier à l’accent du Midi pour tourner le film), mais aussi de compatriotes moins connus, venus des cafés-concerts ou des tours de chant populaires, comme [**Fernand Contendin*] (qui devient[** Fernandel*]), [**André Jaubert*] ( [**Andrex*]) ou [**Henri Bourelly*] ([**Rellys*]) qui ont interprété chansons et saynètes d’inspiration provençale. Les membres de ce groupe, auquel il faut joindre [**Orane Demazis*], la première épouse de Marcel Pagnol, qui joua le rôle de Fanny, et [**Fernand Charpin*], interpète du rôle de Panisse dans la trilogie, tous les deux typés scéniquement comme purs produits de la culture française du Midi, constituent un premier foyer de diffusion à l’échelle nationale d’une culture s’inspirant du Midi de la France.

La deuxième source créatrice autour de laquelle va se diffuser une image culturelle populaire du Midi est plus proprement musicale. Elle prend forme autour d’un auteur-compositeur, **Vincent Scotto*], qui va travailler pour son propre compte, à Paris, comme auteur de chansons et d’opérettes, ainsi que dans la production cinématographique qui se développe autour de Marcel Pagnol. Vincent Scotto, fils d’un couple d’émigrés napolitains venus s’installer en France, naquit à Marseille en 1884, où il fit ses débuts comme joueur de guitare. Son premier succès comme auteur-compositeur fut un coup d’éclat : il composa, en 1906, avec [**Henri Christiné*], une chanson à renommée nationale immédiate :[ « La petite Tonkinoise » ( cliquer pour écouter).


Ses autres créations lui attirent les interprètes le plus en vue de l’époque : « J’ai deux amours  », chanté par [**Joséphine Baker*], « Prosper Yop la boum » par [**Maurice Chevalier,*] « Marinella » par [**Tino Rossi*]. La création musicale de Vincent Scotto, dans le domaine de la chanson, recouvre plusieurs décennies en continuité, avec quelques succès remarquables. Ses opérettes marseillaises, montées à Paris, contiennent des airs qui passent sur les ondes, dans « Au Pays du soleil » (1922), « Un de la Canebière  »(1935), « Trois de la marine  » (1935) jusqu’à « Violettes impériales  » (1948).


**Scotto*] est également demandé pour assurer le fond musical du cinéma parlant : [Sous les toits de Paris (cliquer pour écouter), de **René Clair*] (1930), ainsi que Fanny de [**Marc Allegret*], Angèle (1934), La fille du puisatier (1946) de [**Marcel Pagnol*]. Autour de Scotto, un groupe de chanteurs se constitue, dont le plus fidèle est son propre gendre, [**Henri Allibert*], qui prend le nom d'[**Alibert*] sur scène. Son beau-père l’avait lancé avec une chanson qui célébrait Paris (« Ah, qu’il était beau, mon village, Ô Paris, notre Paris  », 1928), où il est dit qu’ « on y danse la polka / La valse et la mazurka », mais pas la java, car il est peut-être trop tôt ou parce que la java faubourienne ou des bas quartiers ne peut êtres associée à un Paris imaginairement villageois. Alibert, par la suite, devint le modèle du chanteur méridional, avec des chansons qui connurent un succès national., grâce à la scène, mais aussi grâce à la radiophonie qu’on appelait « les ondes  » ou « [** la TSF*] » et qui se répand dans les foyers, Un autre chanteur spécialisé dans le répertoire méridional, [**Darcelys*], monte à Paris en 1925 et y interprète « Je suis du Midi », la première chanson d’un répertoire typé où l’on trouve « Je n’ai plus de cabanon  » (1936), [« Une partie de pétanque » (1936) (cliquer pour écouter), « Aujourd’hui peut-être », fondé sur le stéréotype de la paresse : « C’est qu’il fait trop chaud, dans notre Midi  ». C’est un morceau qui sera repris par [**Fernand Sardou,*] acteur spécialisé dans les rôles de méridional, et plus tard, in memoriam, par son fils [**Michel Sardou.*]

Parmi les chanteurs venus du Midi, il convient de citer également [**Louis Lynel*], un Corse (né à Bastia, 1887) qui a fait ses études à Marseille et a trouvé la gloire à Paris avec des tubes qui ne sont pas forcément d’inspiration méridionale, mais qui cultivent l’exotisme de rêve, comme « Nuit de Chine  » ou « Les Jardins de l’Alhambra ».

Le rythme de la java, vif et populaire, constitue une base solide pour y construire des chansons sur des paroles qui renvoient à la vie quotidienne supposée des gens du Midi : ainsi en est-il de « La petite belote » ( cliquer pour écouter ) ( « On fait un’ petit’ belote / Et puis ça va  »), interprétée par **Andrex*], d’ [« Un petit cabanon » (cliquer pour écouter ) » (« Un petit cabanon pas plus grand qu’un mouchoir de poche »), avec **Alibert*] et [**Gaby Sims*] (1935), [« Une partie de pétanque » (cliquer pour écouter), ça fait plaisir », interprétée par **Darcelys*] (1936). La java se cache même sous de faux noms, comme « A petits pas », qualifiée de « valse marseillaise » : « C’est la valse marseillaise / Qu’on dans’ bien à l’aise / À tout petits pas». La différence d’inspiration entre les javas marseillaises et celles de Paris et de ses faubourgs, réside dans le maintien d’ un registre décent, qu’on pourrait appeler « les petits plaisirs des gens ordinaires », excluant toute compromission avec le monde de la pègre et de la prostitution. Ces javas des « petits bonheurs » se présentent en « ballades des gens heureux », pour reprendre d’autres titres de chansons populaires de même inspiration. Ces créations, très bien reçues en tous lieux dans les milieux populaires, ont apporté comme un parfum d’aïoli et de lavande sur des terres où il était naturellement absent. Plus tard, [**Léo Ferré*], dans [« Java partout  » ( cliquer pour écouter ), s’est efforcé de combiner les deux types d’inspiration. Sa chanson commence sur le mode parisien : « Rien que des grues / qui font le pied de grue », et s’achève sur un rêve d’ épopée maritime (celui qui hante le Marius de Marcel Pagnol) « A Marseille à midi / Un cargo m’a souri/ Pour la s’maine/ ll s’en va/ À Java ».

** La java d’un sou*] (1935) marque l’introduction de la java, comme intermède musical à l’intérieur d’un film. Ce film de [**Louis Valrey*], intitulé L’escale, sortit en 1935. Il contient [un air de java (cliquer pour écouter) interprétée par deux chanteuses renommées, [**Marie Dubas*] et [**Suzy Solidor*].

La java bleue (1938) est également intégrée à un film. La plus célèbre des javas de l’entre- deux- guerres, sur une musique de **Vincent Scotto*], n’est pas, par son rythme musical, une java, mais une valse au tempo très tempéré, enrobé dans des glissandi qui se veulent envoûtants, comme le suggèrent les paroles ( de [**G.Koger et N.Renard*]) qui parlent d’ « ensorcellement : [«la java la plus belle/, celle qui ensorcelle/ et que l’on danse les yeux dans les yeux » (cliquer pour écouter). Les postures évoquées sont bien, au contraire, celles d’une java. La chanson, composée en 1938, fut intégrée dans un film de [**Claude Orval*] intitulé lui-même « Une java », avec une intrigue policière qui se situe dans un milieu de truands. La chanteuse[** Fréhel*] y interprétait le rôle d’une tenancière de bal musette, qui donnait lieu à l’interprétation de la chanson. Le film sortit en janvier 1939. Entre temps, Darcelys l’avait interprétée en concert en décembre 1938. Ce fut un beau succès. Frehel la mit séparément dans son répertoire habituel. Il y eut ensuite une éclipse. La reprise se fit en 1956, avec [**Georgette Plana*], et dès lors le succès fut continu jusqu’à 1999, où [**Patrick Bruel*] l’intégra dans son répertoire de chansons françaises ressuscitées.

La java du bonheur du monde (1940) , sur des paroles de **R. Asso*] et une musique de [**Marguerite Monnot*], fut créée en 1940 par[[** Lucienne Delyle*] (cliquer pour écouter), qui s’était fait connaître déjà par quelques succès populaires, comme « Sur les quais du vieux Paris » et qui obtint une grande notoriété en 1942 avec « Mon amant de Saint-Jean » (cliquer pour écouter). Il s’agit d’un emploi assez paradoxal du thème. La java est prise comme emblème d’un programme pacifiste, idéaliste et universaliste : « Ma java, ma java/ C’est la java du bonheur du monde / Messieurs les humains /Prenez-vous par la main ». Cette «  java de rien du tout, qu’on n’entend jamais dans les petits bals musette  », reprend dans un genre musical inattendu le thème de la solidarité célébrée par le poète** Paul Fort*] au moyen, plus banal, d’une ronde (« Si tous les gars du monde/ Voulaient s’ donner la main / Ils feraient une ronde / Une ronde autour du monde »). Une autre chanson interprétée par Lucienne Delyle, adopte une nouvelle fois, en 1956 , de manière plus habituelle, [le thème de la java (cliquer pour écouter) , sur un rythme plus vif : « Java / Qu’est-ce que tu fais là / Entre les deux bras / d’un accordéoniste »..


L’accordéoniste (1940). Cette création de [**Michel Emer*], auteur des paroles et de la musique, fut interprétée par [**Édith Pïaf*], en février 1940, à [**Bobino*], et reprise en octobre 1942 à l’ABC. Michel Emer (de son vrai nom [**Emer Rosenstein*]) fut un grand créateur dans le domaine des variétés. Il écrivit pour Édith Piaf quelques-uns de ses plus grands succès, et aussi pour l’actrice[** Jacqueline Maillan*], qui devint son épouse en 1954. Edith Piaf ( nom de scène pris par [**Édith Giovanna Gassion*], née en 1915, qui s’était d’abord fait appeler « la môme Piaf ») était déjà connue en 1940, où elle avait continué et magnifié la lignée des « chanteuses réalistes », comme [**Damia*] et [**Fréhel*], avec une voix à la tonalité et à l’intensité tout à fait particulières. La composition de Michel Emer n’est pas écrite sur un rythme de java, mais la java y est présente sans cesse comme moteur d’attraction allant jusqu’à la fascination. C’est l’histoire d’une « fille de joie », dont « l’homme est un artiste », un joueur d’accordéon dans le petit bal voisin. Trois couplets : « la fille de joie est belle », en adorant son homme et sa musique ; « la fille de joie est triste », lorsque son homme disparaît ; « la fille de joie est seule » lorsqu’il ne revient pas. Un même thème, allant crescendo dans le refrain : « Elle écout’la java »/…/ Ca lui rentr’dans la peau/ Par le bas, par le haut  », avec trois modulations : « Elle écoute la java/ mais elle ne la dans’ pas  » ; « Elle entend la java/ Qu’elle fredonne tout bas  » ; « Elle écoute la java/ Elle entend la java/…/Alors, pour oublier / Elle s’est mise à danser  ». L’orchestre développe par un crescendo le tournoiement de la danse et l’invasion de la musique, qui n’en finit plus de mettre en transe. Brusque arrêt : en parlé, « Arrêtez, arrêtez la musique ». Il s’agit là, dans son genre et à son niveau, d’un petit chef-d’œuvre à la composition ferme, contrastée et totalement cohérente, avec des inflexions qui vont du pathétique au tragique, jusqu’à la follia, que l’on trouve aussi, autrement traitée, mais aboutissant aux mêmes résultats, dans les créations de musique classique, de[** Scarlatti*] à [**Donizetti*]. On comprend aisément le succès qu’a connu cette pièce reprise sans cesse par les chanteurs de renom, [**Marie Lebas*] en 1942, [**Daniel Guichard*] en 1975, [**Claude Nougaro*] en 1985, jusqu’à [**Mireille Mathieu*] en 2003.

La période qui s’ouvre, celle de la guerre, puis de l’occupation allemande, ne se prête guère aux divertissements populaires : « la guinguette a fermé ses volets », pourrait-on dire (en reprenant le titre d’une valse-musette de 1934). Les petits bals ont fermé. On ne danse plus. La jeunesse n’est plus là ou a d’autres occupations. Mais on peut toujours chanter. C’est le thème qu’utilise la dernière création du genre, «  la Java 43  », qui marque comme une fatigue du genre associée à un sursaut de vie.

[**La java 43.*] Cette chanson, sur des paroles de [**R.Langrand*] et[** L. Agel,*] et une musique signée [**Armand*], sort en 1943 et est interprétée en juin par [**Andrex*]. C’est l’époque où l’on peut « condamner un poète au silence / Et faire d’un oiseau du ciel un galérien », comme le dit [** Louis Aragon*] dans son poème « Plus belle que les larmes  », dont le [**général De Gaulle*], depuis Radio-Alger, cite quelques vers. On ne peut plus danser, on ne peut plus parler, mais en peut encore siffloter un air. C’est en gros ce que dit cette chanson qui reprend les thèmes et le vocabulaire de la java des rues de Paris : «  Quand sur le Sébastopol / On voit le grand Popaul/ Un des vieux à la r’dresse /…/ Quand on voit ce qu’il en reste / Ca vous turbine le citron ». Et le citron rime avec « les restrictions » qui appellent « mettre sur le carreau » qui rime avec « c’est pas rigolo »..Le refrain renchérit : « C’est la java quarant’ trois/ Celle qu’on ne danse pas / Mais qu’on siffle en cadence »
.
La java n’est pas morte. Elle reprend sa place dans « le p’tit bal du sam’di soir  » (cliquer pour écouter), et tous les autres, enfin rouverts à la Libération. C’est une vraie java ( sur des paroles de [**Dréjac*] et [**Delettre*], et une musique de [**Delettre*] et [**Borel-Clerc*]) sortie en 1947, et confiée au nouveau « chanteur de charme » [**Georges Guétary*], d’une belle gaîté sautillante, et dont le phrasé musical, isolant une syllabe en fin de phrase, laisse aux danseurs le temps d’un déroulé. Avec l’espoir revenu, on retrouve la tonalité des « javas du bonheur », et on danse sur un air de fête, après le temps des larmes et du « silence de la mer » : « Le p’tit bal du sam’di soir / Où le coeur plein d’espoir/ Dansent les midinet- /…/ -tes/…/ (avec son silence pour le déroulé) / Pas de frais pour la toilet/…/-te / Mais du bonheur dans les yeux / De tous les amoureux, ça m’a touché. C’est bête / Je suis entré dans la fête  ».

Pourtant la java vit désormais surtout dans le souvenir. De nouveaux rythmes, de nouvelles danses, une nouvelle musique, généralement venue d’outre-atlantique, remplace les tournoiements et les petits pas désuets des valses-musettes et des javas. Le jazz, avec ses modulations diverses, pour les pas de danse, a fait depuis quelque temps son entrée bruyante et occupe le devant de la scène .

– [**Les phases d’une agonie : de la « ringardisation » à l’embaumement*]

Le jazz est une forme d’expression musicale qui s’est forgée dans le sud des États-Unis d’Amérique, à la fin du XIXème siècle, dans la région de la Nouvelle-Orléans et le delta du Mississipi, par métissage entre les chants des esclaves afro-américains (d’où sont sortis les blues) et quelques genres apportés par les colons blancs, notamment les cantiques religieux (d’où sont sortis les gospels), mais aussi à partir des airs profanes, comme des marches qui accompagnaient les troupes ou les chants qui rythmaient le travail. La ségrégation raciale fait qu’il prend corps et se développe plus intensément dans les milieux noirs. Son succès lui assure ensuite, à partir du XXème siècle, une réception auprès des milieux blancs qui en adoptent les rythmes et les genres.

L’expansion en Europe s’opère à la fin de la Première Guerre mondiale (à laquelle les États-Unis participent en envoyant des troupes en 1917), mais surtout grâce à la phonographie. On nomme le jazz de l’entre-deux-guerres le middle jazz, et swing les pas et les postures de danse qui l’accompagnent. En France, des orchestres se forment autour de quelques personnalités, comme le groupe de « **Ray Ventura et ses collégiens*] » qui en associent le rythme à des paroles françaises pour créer des chansons. De nouvelles formes de jazz sont importées à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, et investissent massivement l’espace musical français. Le trompettiste [Sydney Bechet (cliquer pour écouter) s’installe en France en 1949 et accompagne dans ses tournées l’orchestre d'[**André Rewelioti.*] Un autre trompettiste, [**Claude Luter*], crée sa formation propre.

Ray Ventura et ses collégiens


Les « caves » de Saint-Germain-des-Prés font de la surenchère dans les figures acrobatiques des danses, au rythme de formations adéquates où l’on trouve le trompettiste et littérateur [**Boris Vian*]. Les formes de danses issues du jazz, comme le boogie-woogie, puis le rock n’roll supplantent les anciens rythmes et ne laissent aux valses, javas, polkas, mazurkas, rumbas et tangos que l’espace dévolu aux générations antérieures, dans une ségrégation entre « les bals à papa », qui deviendront bientôt ceux du « troisième âge », et la jeunesse « branchée », qui est in (sous-entendu, the mood, « dans l’ambiance ») et qui deviendra plus ou moins « tendance », ou encore glamour en sombrant parfois dans le bling bling.

C’est essentiellement la java qui devient l’emblème de la musique d’un autre temps, parce qu’elle a été l’image d’une époque, et d’un état (partiel) de la société. Les autres danses anciennes disparaissent elles aussi, comme la polka, la matchiche ou le charleston. Sinon, comme si elles étaient sujettes à la loi darwinienne de la sélection naturelle, elles s’adaptent ou se transforment en prenant éventuellement d’autres noms.. Cet emblème qu’est la java devient une cible : ce n’est plus, si l’on peut dire, qu’ « un pistolet « à » (disons plutôt « pour ») cheveux blancs ». Un pistolet est une arme désuète (on dit colt ou browning pour les armes nouvelles) et la blancheur des cheveux signe la dernière phase d’une culture populaire qui ne s’inscrit même pas sur les monuments aux morts : « Déjà vous n’êtes plus qu’un mot d’or sur nos places / Déjà vous n’etes plus que pour avoir péri  », dit d’eux [**Aragon*]. La java fait partie des has been, et lorsque son nom reparaît, c’est pour dire qu’ « elle s’en va », comme le fera [**Claude Nougaro*] dans une sorte d’ oraison funèbre anticipée.

Le premier signe de son déclin est sa mise en place dans des situations qui ne sont pas les siennes. Le mot « java » est pris dans le sens très général pour désigner un emploi qu’avait gardé le mot « chanson », « romance » ou « ballade » (« Romance du mal aimé, » ou de « Maître Pathelin » « Ballade des gens heureux », « Chanson pour Marinette  »), mais avec un clin d’œil très net sur le rétroviseur du temps, dans le sens du « rétro » qui devient « ringard » qui devient « nase »!

[** Boris Vian et ses javas (1955)*]

Boris Vian a composé en 1955 deux chansons auxquelles il a donné le titre de « javas ». Il a également composé valses et tangos sur le même ton. Ses deux javas supportent des textes parodiques sur des problèmes sérieux, la maintien de l’ordre et le danger nucléaire, « La java des chaussettes à clous  » est une variation sur un air utilisé par **Offenbach*] dans Les Brigands : « Ce sont les bottes, les bottes, les bottes, les bottes / Les bottes des carabiniers  », qui devenant les bottes de la maréchaussée, reçoivent cet hommage musical : « Ce sont les chaussettes à clous / Compagnes chéries des chastes gendarmes ». [« La java des bombes atomiques »( interprétation Serge Regiani, (cliquer pour écouter)) présente la fabrication de la bombe comme un objet saugrenu sortant d’un atelier de bricoleur. Ce ton de dérision ou d’humour noir est repris dans une lettre parodique, (post)datée de la fin du siècle, le « 15 décembre 1999 » et publiée dans le Bulletin du Club des Libraires de France (n° 50), où [**Boris Vian*], se présentant comme « ingénieur général de la Cité » à la « Préfecture de la Seine », rappelle aux gardiens de l’ordre que, parmi les « jouets » destinés à accomplir leur mission, « restent interdits sans exceptions, les bombes A et H », mais sont licites ces jouets que sont matraques et revolvers.

La java du diable (1955) composée la même année par Charles Trenet, (cliquer pour écouter) sur un air de gaîté sautillante ( c’est le rythme généralement adopté quand il s’agit de mettre, hors tragédie, le diable en musique, par des auteurs classiques, aussi bien [**Berlioz*] que [**Gounod*]). Trenet s’amuse : il reprend le thème banal de l’air qui conquiert l’univers entier, et fait alterner dans les couplets un rythme vif, à quatre temps, avec la note finale isolée entre deux silences, et le rythme à trois temps de la java dans le refrain.

Un deuxième signe de la place qui est désormais assignée à la java dans les temps présents est sa mise en parallèle avec les rythmes nouveaux, pour la repousser à l’arrière-plan.

« On ne danse plus la java  » (1943). Au cours de cette année d’occupation, le chanteur **Andrex*] interprète une chanson (sur des paroles de[** R. Vincy*] et une musique de [**H.Martinet*]), intitulée [« Bébert » (cliquer pour écouter). C’est une java, comme le suggère déjà la familiarité du titre, le rythme bien marqué à trois temps du couplet et les premières paroles. « Parmi tous les bals-musettes / Où l’on danse au son de l’accordéon/ Le plus bath et le plus chouette/ Ce n’est pas celui du gros Léon /…/  ».. Le plus chouette, c’est celui de Bébert, et brusquement le rythme change et emprunte sa mesure au jazz d’époque: « On ne danse plus la java / Chez Bébert, le monte-en-l’air / On est swing du haut jusqu’en bas / Chez Bébert dit ‘les pieds plats’  ». « Du haut jusqu’en bas » rappelle les paroles de « l’Accordéoniste » « par le bas, par le haut », mais ce n’est plus la java qui opère cette invasion, c’est le swing. L’introduction et la diffusion sur scène du mot swing, importé d’Amérique, se fait dans le Paris occupé et sous le regard des Allemands et de la milice, qui surveillent toute intrusion étrangère. On peut voir là comme une brèche par où va se faufiler l’arrivée prochaine des armées alliées débarquant sur une plage de l’Atlantique.


«[** La java s’en va*] » (1962). Vingt ans plus tard, « le jazz est là  » et [**Claude Nougaro*] écrit les paroles d’une chanson qu’il intitule « le jazz et la java ». La musique est de [**J. Datin*], et s’inspire d’une composition américaine antérieure de [**Dave Brubeck*], Three to get ready (1959). Dès 1960, ce fils d’un chanteur d’opéra avait introduit le jazz dans ses créations en langue française. « Le jazz et la java » évoque un débat intérieur entre le passé qui s’en va tout en persistant dans le cœur, et la nouveauté qui s’impose sans pouvoir effacer la mémoire : »Quand j’écoute béat un solo de batterie / V’là la java qui râle au nom de la patrie/ Mais quand je crie bravo à l’accordéoniste / V’là le jazz qui m’engueule en m’ traitant de raciste  ».. Le refrain, sur un rythme marqué à trois temps utilise le principe traditionnel de la dernière syllabe isolée entre deux silences, provoquant par le même effet une distorsion dans le phrasé : « Quand le jazz est/ Quand le jazz est //là// La java s’en / la java s’en //va//  ».

La java n’est donc pas morte. En 1976, le chanteur [**Michel Sardou*] compose, avec [**Pierre Delanoë*], les paroles d’une chanson, sur une musique de [**Pierre Revaux*], qu’il intègre dans son album de 1977, sous le titre La java de Broadway. La musique s’inspire des rythmes de jazz, et les paroles réunissent, en une série d’accords verbaux dissonants, ce que fut la java d’antan et comment elle peut se maintenir dans les temps modernes. C’est un effort pour prolonger une vie médiatique qui ne peut être que de souvenirs et de retrogradation pour mieux faire apparaître, par une américanisation parallèle aux anciens usages, les exigences de la modernité : « Ce n’est peut-être pas la vraie de vraie/ Oui, mais c’est elle qui plaît  ».


Auparavant, en 1963, un sursaut semblait remettre en selle la java, non sans malentendu.

[** La javanaise (1963)*]. [**Serge Gainsbourg*], invité, a passé une soirée chez [**Juliette Greco*]. Ils ont parlé de choses et d’autres, et le lendemain Gainsbourg envoie à Greco une chanson spécialement écrite pour une interprétation à elle avec lui. C’est « La javanaise ». Ce n’est pas une java. Le refrain se chante sur un air de valse lente et sur un ton de romance d’antan, bon chic et bon genre : « Ne vous déplaise, en dansant la javanaise / Nous nous aimions / Le temps d’une chanson ». La chanson est enregistrée en janvier pour une sortie sur disque. En mars, elle est interprétée sur scène en duo. Gainsbourg dit que sa chanson est en rapport avec le « javanais », cette manière ludique de parler, qui consiste à introduire « av » entre chaque syllabe. C’est ainsi qu’on peut expliquer les premières paroles de la chanson : « J’avoue, j’en ai bavé, mon amour / Avant d’avoir eu vent de vous, mon amour  ». « Cette javanaise fut mal comprise parce que j’y parle en javanais  », dit [**Gainsbourg*].


**Greco*] rectifie : d’abord , ce n’est pas du javanais, « c’est un jeu, pas un jeu de mots, mais un jeu avec des mots qui prennent une valeur, une couleur plus forte  ». Il n’empêche que danser une javanaise oblige à penser qu’il s’agit d’une java, même si ce n’en est pas une. La java, « ça s’en va et ça revient, comme le dit un air de « [chanson populaire  » (cliquer pour écouter) , chantée par [**Claude François*]. Non, il s’agit bien d’une mort réelle, et non d’un coma passager. Mais on ne peut échapper au souvenir des morts. « Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs  », dit [**Baudelaire*] d’une « servante au grand cœur ». Cette servante au grand cœur des petits plaisirs du peuple, ce rôle tenu pour quelques décennies par la java, mérite bien cet hommage.

– [**Conclusion en forme de coda ou d’épitaphe*]

En toute chose, dit [**Aristote*], il y a un début, un milieu et une fin. Jusqu’ici personne n’a rien trouvé à redire à cette sentence professorale. En toutes choses, il y a trois temps, comme dans la java. La journée a son matin, son midi et son soir (la nuit qui n’est pas le jour en est exclue). L’année a son printemps, son été, son automne ( l’hiver n’est pas une saison, mais la morte saison). La vie a sa jeunesse, sa maturité, sa vieillesse ( la mort, qui n’est pas la vie, en est exclue). La java est comme tout le reste : «  Elle est née dans un monde où les plus belles choses, » a dit cette fois un poète, « ont le même destin  » (le changement par rapport à [**Malherbe*] est pour respecter la vérité) et rose, cette rose des faubourgs que fut la java, a vécu ce que vivent les roses, l’espace d’un matin, mais aussi d’un midi et d’un soir. Requiem, lui dit-on pour la remercier, une messe pour les morts, ou « Pavane pour une infante (aussi mal embouchée que Zazie dans le métro) défunte » pour rester sur une note musicale, même si elle n’est pas du même ton ni de même monde, ni java ni jazz, mais « grande musique », qui est simplement, elle aussi, musique.

[**Claude-Gilbert Dubois*]


Illustration de l’entête: Au bistrot. Brassaï
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WUKALI Article mis en ligne le 12/07/2019

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