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Introduction à Gilles Deleuze

par Laurent Chrétien

Dans ce livre, Arnaud Bouaniche, agrégé et docteur en philosophie, invite à une introduction à l’œuvre du philosophe français Gilles Deleuze (1925-1995).

Le but de l’auteur est de mettre en avant la modernité de Deleuze au-delà de la simple image qui lui a longtemps collé à la peau, comme penseur de Mai 68, gauchiste, matérialiste… En effet, Gilles Deleuze est un penseur atypique qui a souvent été assimilé à un courant de pensée philosophique des années 70 avec pour ombres tutélaires Jean-Paul Sartre, Michel Foucault

Ce dernier, d’ailleurs, avait immédiatement compris l’originalité de son collègue dont il dira : « Longtemps, je crois, cette œuvre tournera au-dessus de nos têtes (…) Mais un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien. » (Dits et Ecrits/ « Théatrum philosophicum »)

En effet, la philosophie de Deleuze est une philosophie atypique car elle s’appuie sur une culture philosophique, artistique … « classique » tout en ouvrant des pistes de réflexion originales qui paraissent d’un premier abord assez simples. Gilles Deleuze concevait la philosophie comme une boite à outils qui devait servir à tout à chacun et surtout à ceux qui n’étaient pas des spécialistes de la philosophie. 

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Cette approche étonnante explique l’apparition de termes inattendus dans son œuvre  : les « plis », les « ritournelles », les « vagues »… Ces concepts apparaissant à la rencontre de domaines de réflexion diverses : la peinture, la musique, la littérature. 

En effet, Gilles Deleuze assigne à la philosophie un rôle bien précis et qui en fait toute sa modernité : « La philosophie a une fonction qui reste parfaitement actuelle, créer des concepts » (in Pourparlers ). La philosophie n’est pas pure abstraction, au contraire, elle s’ancre dans une réalité quotidienne, dans le mouvement du monde et elle doit permettre de l’appréhender dans toute sa complexité. Elle doit permettre de créer des concepts qui essaient d’expliquer le cheminement de la pensée et son appréhension du monde. 

Dès le début de son œuvre Deleuze cherche à interroger la nouveauté d’une œuvre, d’un auteur (Bergson, Spinoza, Guattari…) et à y expérimenter ce qu’il y trouve d’ « intéressant », « important » ou « remarquable », termes qui sont comme des nouvelles catégories de pensées qui remplacent les idées de vrai ou de faux plus traditionnels. Il s’agit pour Deleuze et comme le souligne Arnaud Bouaniche de penser la nouveauté, renouveler la pensée. 

Deleuze essaie de penser « autrement », en s’appuyant sur les concepts classiques de philosophie, tout en cherchant à les dépasser en interrogeant de nouvelles modalités de pensées. Dans un monde en continuelle mouvance, partagé entre une conception de la société « disciplinaire » des années 70 (cf les travaux de Michel Foucault en la matière) et la grande liberté de 68, Deleuze interroge « l’air du temps » . Comme le souligne Arnaud Bouaniche : « Mais cet effort de coïncidence de la pensée avec l’élément dynamique de « ce qui est en train de se faire » en vue de décrire des changements, repérer des lignes de rupture et de mutation, est toujours associé à l’analyse critique des processus, qui, en sens inverse, tentent d’empêcher la création, et qui consistent essentiellement en des dispositifs de pouvoir, que Deleuze conçoit avant tout comme un verrouillage ou une confiscation des potentialités créatrices. »

 Il s’agit de comprendre les processus, les plans de « multiplicité » concrètes en devenir : Deleuze analyse non le présent mais l’actuel, c’est-à-dire ce que nous sommes en train de devenir : il substitue au « qui suis-je ? » de Descartes le « qui sommes-nous ? » de Nietzsche. Il reprend à son compte sa devise « Agir contre le passé, et ainsi sur le présent, en faveur (je l’espère) d’un temps à venir »(cf Considérations Inactuelles Nietzsche). Il s’agit dès lors de penser la modernité non plus tant en terme de nouveauté (philosophique, culturelle, idéologique…) que de réflexion sur les conditions d’apparition de la nouveauté : « comment définir l’apparition de quelque chose de nouveau en général ? » (in L’ile déserte ). 

Arnaud Bouaniche distingue alors trois moments dans l’œuvre de Deleuze : des livres d’histoire de la philosophie tout d’abord (études de Nietzsche, Proust, Spinoza…) qui aboutissent à la rédaction de Différence et répétitionet Logique du Sens. Puis une seconde période dominée par son travail avec Félix Guattari et cherchant à « faire de la philosophie » (L’anti-Œdipe ;Mille plateaux). Enfin, une troisième période centrée sur le domaine des arts : peinture, littérature et cinéma. Ces trois périodes sont trois manières de réfléchir autour de trois questions : qu’est-ce que la pensée ? ; qu’est-ce que la politique ? ; qu’est-ce que l’esthétique ? 

La pensée 

Dans cette partie consacrée à la question de savoir « qu’est-ce que la pensée ? », Arnaud Bouaniche nous rappelle le défi qui s’imposait à Deleuze : comment réussir à faire de la philosophie en dehors de la tradition philosophique et de ses attendus ?  Il lui revenait dès lors d’inventer une démarche inédite consistant en premier lieu à se détourner des auteurs classiques de la philosophie (Descartes, Hegel…) au profit de penseurs plus difficilement classables dans une catégorie : Hume, Nietzsche, Spinoza, Bergson… dont la singularité lui parle. 

Ensuite, il s’agit de « décrire » un « certain exercice de la pensée » en cherchant à produire un portrait mental ou conceptuel de telle ou telle pensée. Il s’agit pour Deleuze non de décrire une pensée mais bien de décrire le mouvement de cette pensée. Il s’agit de prendre les auteurs « par le milieu » en les prenant de l’intérieur, dans le mouvement même de construction de leur pensée. Deleuze a un approche presque océanique de la pensée, de son approche chez chaque auteur (cf ce qu’il dit de L’Ethique de Spinoza dont il évoque à l’image d’un fleuve les sillons, les coudes, les boucles…). 

Partant de cette méthode originale Deleuze va chercher à déterminer ce qu’est l’image de la pensée d’un auteur dans toute sa mouvance et sa complexité. Arnaud Bouaniche résume cela en disant que « l’image de la pensée désigne d’emblée l’ensemble des coordonnées inconscientes à partir desquelles la philosophie poursuit sa tâche et pose ses concepts ».

A la question « Qu’est-ce que penser ? » Bouaniche cite Deleuze qui répond clairement à la question : « Dresser un plan d’immanence, tracer un champ d’immanence, tous les auteurs dont je me suis occupé l’ont fait » (in Pourparlers). Comme l’écrit l’auteur « Dresser un plan d’immanence », c’est construire un espace de pensée dans lequel il n’y a plus d’éléments transcendants, c’est-à-dire de catégories supérieures qui domineraient et organiseraient toute chose, comme l’Un, le Vrai, le Bien, la Raison, le Sujet, etc… Dans cet effondrement de toute transcendance, il ne reste que des multiplicités : affects, forces, signes, tendances…

Arnaud Bouaniche évoque dès lors les étapes de la réflexion de Deleuze, s’intéressant à Hume et à l’empirisme au regard de la problématique du sujet. Le sujet n’est plus au centre de la réflexion mais il est au cœur de relations impersonnelles, de flux du sensible, d’impressions, d’images… Deleuze s’intéresse plus aux relations du Sujet qui passent au premier plan de l’analyse plus qu’au sujet lui-même.

Ensuite, Deleuze s’intéressera au pluralisme inspiré de la lecture de Nietzsche : le point de départ de la pensée n’est pas dans une conscience, ni dans un sujet, mais dans des combinaisons variables de forces, dont dépend le sens des choses. La pensée elle-même doit alors elle-même être considérée du point de vue d’une genèse interne qui l’engendre, à travers des forces qui s’emparent d’elle et la font penser. Elle peut dès lors s’appuyer sur des « signes » comme on peut les trouver par exemple dans l’art. 

L’auteur rappelle un point fondamental de la pensée de Gilles Deleuze : sa critique d’une approche trop classique de l’acte de penser s’inscrit dans la dénonciation du concept de vérité et plus spécialement, le préjugé idéaliste et dogmatique, d’une volonté naturellement disposée à la recherche du vrai. 

La pensée, pour Deleuze, dépend toujours de « signes » ou de « forces » qui s’emparent d’elle. Deleuze s’appuiera alors sur une lecture de Bergson qui met en lumière ces principes au regard de la thématique générale de la durée et du temps. L’homme n’est pas non plus un être hors de la nature, ayant une position transcendante qui lui permettrait de la juger de l’extérieur. Influencé par Gilbert Simondon, Gilles Deleuze insiste sur l’aspect pratique de la pensée dont le travail est la démystification et la destruction des illusions qui empoisonnent la vie humaine, tout en cherchant une éthique redéfinissant les rapports entre les individus. Il s’agit de se débarrasser de toute transcendance en prenant garde de ne pas recréer de nouvelles idoles : le Moi, les Idées, le Sujet…

 Ces principes seront à la base d’une lecture nouvelle de Spinoza dont L’Ethique n’a plus rien de moral mais doit se comprendre comme une composition de vitesses et de lenteurs, de pouvoirs d’affecter et d’être affecté. L’éthique est profondément immanente et doit dès lors guider nos modes d’existences. Deleuze insiste sur notre puissance d’agir et  de comprendre tout en cherchant à stopper notre réflexe de jugement souvent fondé sur des valeurs transcendantes qui sont la base de nos actions. La question déterminante n’est plus « que dois-je faire ? » mais bien plus « de quoi suis-je capable ? » 

Arnaud Bouaniche évoque alors le travail de Deleuze consistant à rechercher une définition de l’acte de penser lui-même. Il rappelle que l’acte de penser n’est jamais une disposition naturelle se déployant spontanément, mais il surgit au contraire dans la violence et le choc d’une rencontre qui force nos facultés en les poussant à leur limite. Deleuze, contre Platon, pose que l’Idée n’est pas de l’ordre de l’essence mais bien plutôt de l’ordre des accidents et des affections. 

Arnaud Bouaniche évoque alors de nombreux concepts élaborés par Deleuze (les surfaces, l’intensité, la « dramatisation », les « machines de guerre »…) pour illustrer ce mouvement perpétuel du monde qui force la pensée à penser et à s’inscrire dans un plan d’immanence permanent. 

La politique

Dans cette partie l’auteur invoque Spinoza. Dans son Spinoza, philosophie pratique Deleuze utilise la philosophie comme un outil qui s’inscrit dans les dynamiques de transformation de la réalité. Sa conception « politique » de la philosophie est nourrie de sa rencontre  avec Antonio Négri, Michel Foucault…  et Mai 68. La politique est un « agencement » c’est-à-dire la composition d’un ensemble. Cette période de la vie de Gilbert Deleuze est celle d’avec Félix Guattari dont ressortiront quelques-uns de ses concepts maîtres : « ligne de fuite » ; « pointes de déterritorialisation » ; « rhizome » ; « devenirs »… 

Passant par une critique de la psychanalyse, Deleuze et Guattari reprochent à celle-ci d’avoir détourné le concept de « désir » de son domaine véritablement applicable qui est le champ social, au profit de l’histoire individuelle et privée d’un individu. La réflexion sur la politique est une réflexion avant tout sur le désir (réprimé, créateur…) plus que du pouvoir. Le lien avec le conatus spinoziste se fait dès lors naturellement.

Arnaud Bouaniche nous fait plonger dans toute la finesse de la pensée politique de Deleuze et qui reste encore aujourd’hui, à l’heure de nos sociétés des nouvelles technologies,  d’une actualité étonnante. Quel est le rôle d’un Etat face à un individu mué par le « désir »  et qui est plus « désirant » que rationnel ? Je cite Deleuze : « « Strier l’espace » est donc, pour chaque Etat, une activité vitale, à tous les sens du terme, qui lui permet de s’assurer par là un espace de contrôle par la capture de « flux » (argent, populations, marchandises…), par l’institution de « trajets fixes, aux directions bien déterminées, qui limitent la vitesse, qui règlent les circulations, qui relativisent le mouvement, qui mesurent dans leurs détails les mouvements relatifs des sujets et des objets »(in Mille Plateaux, éditions de Minuit ) .

L’esthétique

La dernière partie de l’œuvre de Deleuze s’inscrit dans une référence aux arts : étude de Bacon, travail approfondi sur le cinéma, une étude sur le baroque (Le pli chez Leibnitz), critiques littéraires…

Arnaud Bouaniche considère que les conditions de la création que Deleuze dégage et articule peuvent être ramenées à trois :

-arracher quelque chose au chaos

-lutter contre l’opinion

-promouvoir un « peuple à venir » 

La pensée ne peut en effet créer qu’en s’arrachant au « chaos » des déterminations quotidiennes et en s’efforçant d’arracher quelque chose : un « concept » pour la philosophie, une « sensation » pour l’art, une « fonction » pour la science. 

Arnaud Bouaniche décrit ensuite le travail passionnant de Deleuze sur les arts à travers la peinture, le cinéma, la littérature. 

Nous avons la chance de pouvoir retrouver assez facilement sur internet ces analyses toujours pertinentes et tellement profondes (conférence sur l’acte de créer, cours à Vincennes sur la Peinture, sur Proust…). On ne peut qu’inciter le lecteur à aiguiser sa curiosité et en apprécier non seulement la pertinence mais aussi la grande modernité.

Conclusion

Arnaud Bouachine clôt son livre sur un long chapitre évoquant trois notions : la définition de la philosophie par Deleuze lui-même, puis l’intellectuel comme « voyant » et enfin « pour un usage pragmatique des concepts-Deleuze et la « pop philosophie ». 

Il résume cette définition deleuzienne de la philosophie à travers l’évocation d’une formule ternaire : « créer des concepts » ; « tracer un plan » ; « inventer des personnages ». 

Le philosophe crée des « concepts », l’artiste des « percepts » et le scientifique des « fonctions » dont le but, pour tous, est d’appréhender la perpétuelle mouvance de notre champ d’immanence dans lequel nous baignons au quotidien.  Penser c’est créer mais cette création peut passer aussi bien par la philosophie que par l’art et la science. Le point commun de ces trois formes de la pensée c’est « d’affronter le chaos, tracer un plan, tirer un plan sur le chaos » (in Qu’est que la philosophie ?)

Sans aller plus en avant dans l’analyse faite par Arnaud Bouaniche qui est passionnante et nous permet de comprendre toute la modernité de Deleuze, on ne peut qu’inviter le lecteur à rechercher sur internet notamment sa conférence donnée à la FEMIS en 1991 portant sur l’acte de création. On y retrouve tout l’art de Deleuze de penser par la philosophie et au-delà : l’acte de créer est un acte artistique mais qui interroge la société et la façon d’habiter ce monde. 

Conversation de Gilles Deleuze à la FEMIS

On me pardonnera, en forme de conclusion de cet article, un copier-coller tiré de ce livre remarquable d’Arnaud Bouaniche sur Deleuze mais il résume à lui seul tout son intérêt, sa vitalité et sa grande modernité : 

« Les analyses de Deleuze reviennent avec insistance sur cette fragilité des conditions de la création, qui ne peuvent se dégager qu’en résistant aux forces de répression et aux systèmes d’opinion : le cinéma luttant contre la fonction télévisuelle de surveillance et de contrôle, la littérature contre le régime du best-seller, la philosophie contre tout marketing intellectuel…

C’est ici que se nouent de manière remarquable les fils de l’œuvre : l’analyse des devenirs, l’ esthétique et la critique politique du capitalisme. A chaque fois, les possibilités de dégager des fonctions noétiques et esthétiques sont extirpées, péniblement, à partir d’un milieu social asséchant, non parce qu’il censure, mais parce qu’il tend au contraire à organiser de plus en plus la prolifération des « paroles inutiles » et sans intérêt, ce qui tend à rendre difficile l’apparition de l’intéressant et du nouveau :« Nous sommes transpercés de paroles inutiles, de quantités démentes de paroles et d’images.

La bêtise n’est jamais muette ni aveugle. Si bien que le problème n’est plus de faire que les gens s’expriment, mais de leur ménager des vacuoles de solitude et de silence, à partir desquelles ils auraient enfin quelque chose à dire (in Pourparlers) ». La puissance contraignante de ce dispositif est telle que chaque création est une conquête modeste. Mais cette modestie n’est pas incompatible avec la formidable puissance critique de toute création. Car dès qu’une création parvient à se dresser, et à prendre consistance dans un matériau, elle révèle les mécanismes de pouvoir qu’elle déjoue en les interrompant ».

La philosophie deleuzienne de la création est en ce sens inséparable des enjeux pratiques et politiques : « Toute création a une valeur et une teneur politique ». Cette force politique de la création ne fait qu’un avec sa puissance de destruction des clichés et des opinions –autant de tracés prédéfinis qui se rapportent à la position d’une norme imposant des comportements stéréotypés, auxquels la pensée, quand elle y parvient, oppose ses créations comme une protestation et un défi ».

Gilles Deleuze, une introduction, est un livre passionnant, stimulant et qui doit nous accompagner au quotidien dans notre compréhension du monde. La période actuelle  de confinement rend sa lecture d’autant plus essentielle car elle est au cœur de la réflexion de Deleuze qui interroge l’acte de penser et d’être au sein d’un monde  en perpétuel mouvement et rempli de chaos.  

Gilles Deleuze une introduction
Arnaud Bouaniche
éditions Agora. 8€70

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