La poésie d’Anna Akhmatova, c’est une poésie rude, sans concession, dont on dirait aujourd’hui selon l’expression consacrée, qu’elle ne lâche rien.
Née le 11 juin 1889 non loin d’Odessa, elle a passé toute sa vie dans sa Russie natale, mis à part quelques séjours en France et en Italie quand elle était encore jeune. A la fin de sa vie aussi, elle a pu quitter ce qui à ce moment-là était encore l’URSS, en étant sûre de pouvoir y revenir. Après la mort de Staline en 1953 et après le rapport Kroutchev, l’étau que le pouvoir avait mis en place autour d’elle se desserre. En 1964, elle a été autorisée à aller en Sicile pour recevoir le prix Etna-Taormina et à Oxford pour recevoir le titre de docteur Honoris causa. Elle meurt le 5 mars 1966 près de Moscou.
Environ la moitié de son œuvre a été publiée dans le recueil Requiem-Poème sans héros et autres poèmes paru dans la collection blanche Poésie/Gallimard en mai 2007 et republiée en 2014, dans une traduction de Jean-Louis Backès. Les poèmes sont publiés dans l’ordre chronologique, ce qui permet de voir l’évolution, la simplicité puis la complexité de sa poésie jusqu’à un foisonnement stupéfiant.
Les cinq premiers chapitres comportent des poèmes intimistes qui parlent du couple formé par un homme et une femme.
Anna Akhmatova se marie en 1910 avec le poète Nicolaï Goumiliev après qu’il l’a courtisé pendant de longues années. Elle le quitte en 1917. Entre temps, en 1912, ils ont eu un fils Lev. Le couple divorce en 1918 et elle se remarie avec Vladimir Chileïko, poète lui aussi et spécialiste des langues anciennes que sont le Sumérien et l’Akkadien. Elle le quitte trois ans après en 1921 et s’installe en 1926 avec un critique d’art Nikolaï Pounine qu’elle quitte en 1938.
Son talent est reconnu dès la publication de ses premiers poèmes mais en 1923 elle est interdite de publication par le pouvoir soviétique et ce n’est que 28 ans plus tard, en 1951 qu’elle sera réintégrée dans l’Union des écrivains.
Elle a vécu de traductions mais ses poèmes circulaient sous le manteau et étaient appris par cœur sans jamais être écrit, ce qui était trop dangereux. Vers la fin de sa vie, la section de Leningrad du Fonds littéraire la logera tout de même dans une Datcha près de Komarovo, village à quelques kilomètres de Saint-Pétersbourg où elle est enterrée.
A lire L’amour, titre du premier poème du premier chapitre publié en 1912 et intitulé Soir, on comprend tout de suite que, dans ce domaine, rien n’est simple puisque l’amour mène, en secret, à coup sûr, / Loin de la joie tranquille. Pour Anna Akhmatova c’est une quête sans fin, inaccessible, sans repos et qui ne dure pas. Et pourtant, jusqu’en 1923, date de son interdiction de publier, elle ne parle que d’amour.
Le plus souvent, c’est elle qui est quittée ou du moins c’est ce qu’elle dit dans ses poèmes. Et quand il est parti, Il a souri, calme, sinistre, /Il m’a dit : « L’air va te faire du mal ». (p.25). C’est l’indifférence de celui qui part et la tristesse arrive Le cœur perd lentement mémoire du soleil (p.26). Il y a tellement peu de soleil dans sa vie amoureuse qu’elle ira jusqu’à dire qu’elle est née sous le signe de la lune, donc de la nuit. Mais la nuit peut aussi s’éclairer selon l’état du ciel…
À vrai dire, il arrive que les amours soient illégitimes tant chez l’un que chez l’autre. Et pourtant : Oui, mais ta voix chante dans mes poèmes/ Mon souffle passe dans les tiens.(p.51). Le bonheur et la joie sont accessibles pourvu que l’amour soit là. Après la rupture, vient la solitude puis l’apaisement : Donc le passé sur moi perd son pouvoir (p.72). Mais cette solitude, devient douloureuse : Le silence amoureux/Est pour l’âme une souffrance insupportable (p76).
Avant tout, le seul amour qui lui fasse peur est celui qui va empiéter sur sa liberté, sur ce qu’elle est : j’ai tressailli : celui-là/ Est capable de me dompter et pour finir Que cet amour soit sur ma vie / Comme une dalle funéraire (p.41). Dans un poème de 1917 elle écrit je ne sais quel nigaud a prétendu/Que l’amour existe sur terre(p.104).Elle s’interroge mais ne croit pas un seul instant que la question se pose dans ces termes et son cœur a souvent tremblé même si parfois dans ma poitrine on ne sent plus/ Le tremblement des sauterelles (p.46).
Cependant à partir de 1923, la tonalité de la poésie d’Anna Akhmatova change. Son fils, Lev est emprisonné à plusieurs reprises et Nicolaï Goumiliev, son ex-mari, a été fusillé en 1921.
De 1935 à 1943, elle écrit une suite de poème rassemblés sous le titre Requiem auxquels elle donne un avant-propos en 1957 où elle dédit cette suite à toutes les femmes qui attendent comme elle et avec elle, devant les portes d’une prison, le sort de leurs proches.
J’étais alors avec mon peuple, / Là où il était pour son malheur, ces deux vers placés en exergue, affirment son attachement à la Russie et aux Russes quoi qu’il arrive. Ce refus de quitter sa terre natale avait déjà été exprimé à plusieurs reprises, notamment dans un poème où elle se bouche les oreilles quand on lui conseille de partir. Elle s’en est toujours tenue à cette attitude et comme son ami Ossip Mandelstam avec qui elle récitait dans le texte, des chants entiers de la Divine Comédie de Dante, elle a toujours refusé l’exil.
Requiem est une suite particulièrement émouvante dans laquelle elle décrit les colonnes de condamnés, la brève chanson de l’adieu, et l’innocente Russie se tordait de douleurs.
Si la Russie est innocente, c’est l’étoile rouge qui lui promet pour bientôt la mort (p. 195). C’est la seule allusion directe au pouvoir en place qui n’est jamais nommément désigné, ce qui aurait été trop dangereux. Son mari a été assassiné, son fils est en prison, elle s’étonne de pouvoir supporter tant de douleurs.
Au milieu de cette suite, un poème intitulé Crucifixion laisse à penser que c’est elle, Marie qui regarde son fils mort et qu’elle n’ose pas lever les yeux. Devant l’attente, elle ne sait plus qui est humain, qui est une bête. Elle est proche de la folie, parle à la mort mais la nature est toujours là, calme et peut-être consolante : Que le pigeon de la prison roucoule au loin/Et que sur la Néva glissent doucement les bateaux ! (p. 200).
Témoignage au nom de toutes les femmes et de tous les hommes qui ont peur pour leur enfant, Requiem n’est pas un réquisitoire ni une dénonciation politique. On sent une révolte sourde et une douleur atroce, permanente devant l’attente d’un verdict et une mort possible à chaque instant. Requiem est un texte universel.
Le Poème sans héros, écrit de 1940 à 1962 est une autre pièce maitresse de la poésie d’Anna Akhmatova. C’est un triptyque qui débute par une fête de fin d’année présentée comme une pièce de théâtre où l’héroïne reçoit les fantômes de personnages comme Faust, Don Juan ou Hamlet mais ils s’enfuient après un bref passage. Elle nous place ensuite dans sa chambre où les personnages des tableaux s’animent et prennent vie pour se retrouver dans la rue et demander quel est Le mot qui a triomphé de la mort/Et résolu l’énigme de la vie ? (p.253).
Ainsi dans la deuxième partie, Anna Akhmatova nous emmène dans sa maison pour s’interroger sur sa façon d’écrire de la poésie, sur ce qui vient de se passer dans sa chambre et sur ce qu’il y a au-delà du miroir. La troisième et dernière partie se passe à Saint Pétersbourg en 1942 pendant la Seconde Guerre mondiale alors que les deux premières se passaient en 1913 avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale.
C’est alors la voix d’Anna Akhmatova qui récite un long monologue où elle reconnait avoir arrêté de parler d’amour et réaffirme son refus de l’exil et d’un pouvoir politique qui impose le silence et déporte en Sibérie. Poème sans héros se termine par cette vision de la Russie qui souffre : se tordant les mains, la Russie/ Devant moi marchait vers l’Orient (p.270).
Avant tout triptyque époustouflant par son côté onirique, parfois bouffon, grotesque, où le temps et l’espace sont disloqués mais où tout se tient, Poème sans héros est une fête baroque et cauchemardesque, une fête pleine d’interrogations violentes d’où émergent une force de vivre, une opiniâtreté à rester en vie malgré tout, à faire face et à chercher une liberté toujours vivante avec une volonté acharnée de rester face au monde tel qu’il est, sans rien en édulcorer ni enjoliver. La réalité, même renversée et malmenée, est le point de départ et d’arrivée de cette poésie âpre et sévère qui nous emmène au bord des points de rupture avec la conviction que l’issue existe.
Les Elégies du nord,écrites de 1940 à 1945, apportent une note de nostalgie sur un passé vécu comme toujours chez Anna Alhmatova, au milieu de son peuple, au milieu des siens. Réflexions sur l’évolution de la Russie et sur son évolution propre, son regard est parfois calme et semble apaisé. Ces poèmes qui évoquent des souvenirs, tranchent sur le reste de son œuvre. Ils témoignent d’une grande maturité dans son art.
Avant de conclure, il faut insister sur quelques points qui pourraient paraître annexes mais qui éclairent la poésie d’Anna Akhmatova. La nature, les animaux, les rivières et les forêts, les fleurs et les saisons font partie de son univers. Elle les fait rentrer dans ses poèmes Et quelle joie ces couleurs, dans les massifs (p.29. C’est le bleu qui a sa préférence. On le retrouve dans la nuit avec une lune rousse dans le ciel bleu sombre (p.65) ou le jour Le ciel, laque bleue, s’assombrit (p.74). Elle entend et apprécie le chant des oiseaux dont le rossignol à qui elle s’adresse : Tout alentour, ils écoutaient chanter/ Comme un poison ton indicible joie (p.60).
Anna Akhmatova parle beaucoup de sa Muse, à laquelle elle met toujours une majuscule. Elle lui rend hommage en permanence, elle est mystérieuse et imprévisible. Douloureuse (p.81), difficile à trouver et à la voix à peine audible (p.87), c’est elle qui inscrira le dernier mot (p.71), elle qui, douée d’une force miraculeuse/Est dans son angoisse cruelle et jeune (p. 93). Sa Muse est exigeante, sans elle il n’y a pas d’écriture possible. Comme toute jeunesse, elle est exigeante et parfois cruelle dans ses absences.
En dernier lieu, avant d’être empêchée de sortir de son pays, Anna Akhmatova a voyagé en France. Elle cite le bois de Boulogne el le cabaret « Le Chien errant » de Paris. A Rome, elle admire le fameux coucher de soleil de la ville éternelle Le couchant semblait un bûcher de pourpre (p.78) et à Venise elle dit fort justement que Tout est étroit ; mais on se sent au large (p.66). C’est dire si elle a une sensibilité qui lui permet de cueillir l’essentiel en peu de temps et peu de mots.
Une dernière citation avant de retourner se plonger dans cette vigoureuse poésie qui laisse aussi la place à un silence contradictoire : Je me suis tue dans la ferveur/Pour prolonger la bénédiction de cette vie (p.323). Bonne lecture.
ANNA AKHMATOVA
Requiem – Poème sans héros et autres poèmes
Édition et trad. du russe par Jean-Louis Backès
Collection Poésie/Gallimard (n° 426), Gallimard. Parution : 25-01-2007
Illustration de l’entête: Anna Akhmatova. Annenkov Yu. P. 1921 Gouache sur papier.