Le chant français de nouveau en deuil. Disparition de Mady Mesplé (1931-2020)
Un autre nom, Mady Mesplé, le mois de mai 2020 aura été cruel pour les amoureux de l’art lyrique, et plus particulièrement du chant français, puisque deux grands interprètes viennent de disparaître à peu de jours de distance. Après Gabriel Bacquier (voir notre article) le 13 mai dernier, c’est Mady Mesplé qui s’est éteinte à 89 ans, ce 30 mai, à Toulouse, sa ville natale.
Ce n’est pas seulement la proximité des dates qui nous les fait réunir spontanément, ni même leurs carrières respectives qui les amenèrent à se produire ensemble sur scène comme au disque. C’est parce qu’ils ont incarné tous deux l’excellence du chant français et son rayonnement international, qu’ils ont droit à une place exemplaire dans le panthéon des interprètes lyriques de notre pays. La diversité des répertoires abordés par chacun d’eux prouve la parfaite maîtrise de leur art. Jamais, ils ne s’enfermèrent dans un style ou dans un genre.
Ce n’était pourtant pas facile pour une soprano colorature, trop souvent assignée à des rôles pyrotechniques, de ne pas se laisser enfermer dans ce répertoire, d’autant plus que l’opéra français (Lakmé, Ophélie, Olympia), comme l’italien (Gilda, Lucia, Amina) ou l’allemand (La Reine de la Nuit, Constance, Zerbinette), réservent de très célèbres et périlleuses pages aux amateurs de belles voix. Mady Mesplé a d’ailleurs chanté tous ces rôles mais elle n’en a jamais été prisonnière.
Alors qu’elle interprétait couramment, et avec succès, celui de Lakmé qui l’avait fait connaître à l’Opéra de Liège, elle dut assumer une représentation particulièrement délicate, pour elle comme pour le public : à l’occasion de la 1500ereprésentation de l’ouvrage de Léo Delibes, l’Opéra-Comique avait prévu une reprise de prestige, le 29 décembre 1960, jour du 42eanniversaire de Mado Robin qui s’était totalement identifiée à ce rôle. La cantatrice, très aimée du public, souffrait d’un cancer mais elle espérait pouvoir encore assumer cet engagement. Or elle succomba le 10 décembre précédent.
La première fut maintenue en hommage à la disparue, et Lakmé fut brillamment incarnée par une Mady Mesplé qui gagna, ce soir-là, la reconnaissance définitive du public français. Dans un registre moins dramatique, en 1962, elle remplaça, au pied levé, Joan Sutherland dans Lucia di Lammermoor au Festival international d’Edimbourg. Cette fois, c’était la consécration internationale.
Cette réussite était le fruit d’un travail acharné qui avait commencé, dès l’âge de 4 ans, par des cours de solfège à domicile, à Toulouse où elle est née le 7 mai 1931, dans une famille mélomane qui fréquentait régulièrement le Théâtre du Capitole. La même année, elle avait assisté à son premier spectacle lyrique, le Faust de Gounod, qui l’enchanta. Entrée en classe de piano au conservatoire de sa ville à 7 ans, elle y suivit notamment les cours de Marie-Madeleine Lioux, pianiste reconnue, qui deviendra la seconde épouse d’André Malraux.
Mais à l’adolescence, faute de moyens financiers, il fut impossible à la jeune Magdeleine Mesplé, dite Mado, de poursuivre sa formation au Conservatoire de Paris. Elle disait avoir vécu ce renoncement comme un « effondrement ». Sa pratique du piano lui permit cependant de gagner, très jeune, sa vie comme accompagnatrice dans des dancings et au Conservatoire. C’est là qu’un inspecteur de musique remarque sa voix et ses dispositions pour le chant, affirmant qu’elle est une future Lakmé : « Le chemin était tout tracé. Je n’ai pas l’impression d’avoir choisi. J’avais une voix juste, et ça c’est un don. Qu’est-ce qu’on peut faire contre cela ou pour cela ? », disait-elle pour expliquer qu’elle se tourne alors vers des études de chant.
Cependant, il lui restera, de sa première vocation pour le piano, la curiosité pour toutes les musiques et une extraordinaire facilité de déchiffrement. D’où son étonnement qu’à l’heure actuelle les études du solfège soient passées à une heure et quart par jour, quand on y consacrait six heures à son époque.
Travaillant le chant, au conservatoire de Toulouse, dans la classe de Juliette Izar-Lasson, liégeoise d’origine et épouse du directeur du théâtre du Capitole, elle bénéficie de l’appui du couple pour faire ses débuts sur scène, en 1953, à l’Opéra de Liège. C’est là que Mado devient Mady, car son diminutif était déjà porté par la célèbre Mado Robin.
Elle y chante immédiatement le rôle-titre de Lakmé, Le Barbier de Séville dans lequel Rosine – dans la version française -, était alors tenu par des sopranos légers coloratures. Suivront Gilda (Rigoletto), la Reine de la Nuit (La Flûte Enchantée), Lucia (Lucia di Lammermoor).
Le succès rencontré lui ouvre, deux ans plus tard, les portes de l’Opéra de Lyon pour Olympia (Les Contes d’Hoffmann d’Offenbach). Bientôt la Monnaie de Bruxelles fait appel à elle. En 1957, l’Opéra-Comique de Paris l’engage dans le même répertoire. Elle participe aussi aux programme de l’Opéra Garnier.
De cette période elle garde le souvenir de la parfaite camaraderie qui régnait avec ses collègues qui se nommaient Alain Vanzo, Xavier Depraz, Gérard Serkoyan, Jeanne Berbié. Elle chantera dans cette décennie en Afrique du Nord (notamment, elle sera Gilda face au Rigoletto de Robert Massard à Oran).
Le Festival d’Aix-en-Provence fait appel à elle, en 1956, pour la Belle dans Zémire et Azorde Grétry et en 1966, pour Zerbinetta, aux côtés de l’Ariane de Régine Crespin (Ariane à Naxos de Richard Strauss). C’est l’époux de cette dernière, Lou Bruder, germaniste rigoureux, qui enseigne à la jeune Toulousaine, longuement et avec maintes difficultés, comment articuler correctement le texte chanté en allemand. Alors qu’il n’avait fallu que trois jours à Mesplé pour apprendre le rôle de Lucia di Lammermoor en italien.
Musicienne accomplie, elle ne s’est jamais reposée sur ses facilités vocales naturelles. Elle n’a jamais cessé de travailler et retravailler ses rôles, même les plus familiers, avec Janine Reiss – décédée ce 1erjuin à 99 ans. Ce chef de chant, recherchée par les plus grands, de Callas à Pavarotti, préférait se dire « professeur de rôles » car elle ne séparait pas la technique vocale de l’expression dramatique. Janine Reiss ne pouvait que s’entendre avec la cantatrice, dont elle devint l’amie. En effet, Mady Mesplé recherchait la meilleure expression vocale pour traduire la vérité du personnage, sans trahir la musique.
Elle ne s’est jamais contenté d’émettre des sons, fussent-ils les plus beaux possibles : elle n’a jamais perdu de vue la dimension dramatique d’une partition d’opéra. Elle a pris tous ses rôles très au sérieux, et réfléchi à la façon de mettre en valeur la personnalité de personnages souvent réduits à quelques poncifs. Loin de ces derniers, elle fit une analyse très subtile du rôle de Lakmé, généralement perçu comme conventionnel, pour en montrer l’évolution qui ne peut qu’aboutir à un dénouement tragique.
Elle poussa le souci de vérité jusqu’à dessiner ses propres costumes et provoqua un scandale en revêtant, dans l’opéra de Léo Delibes, un costume hindou qui découvrait largement son nombril. Elle a chanté également la Philine (Mignon) et l’Ophélie (Hamlet) d’Ambroise Thomas ; en italien, elle a interprété Norina (Don Pasquale de Donizetti) et Amina (La somnambulade Bellini).
À partir de 1972, Mady Mesplé s’envole vers d’autres horizons : elle se produit dans les principaux opéras européens à l’Ouest, comme à l’Est. Elle va de Moscou jusqu’à Odessa, Talin, Novossibirsk,poussant jusqu’au Japon. L’Europe centrale l’accueille également, comme le Nouveau monde : les États-Unis (Miami, Chicago, Seattle, Washington et Los Angeles) ; le Brésil, l’Argentine où le public particulièrement chaleureux du Colón de Buenos Aires lui fait un triomphe.
Elle est une des rares rescapée de l’ancienne troupe de l’Opéra de Paris à avoir été invitée à chanter après l’arrivée de Liebermann à la direction de cet établissement, pour incarner, en 1975, la Poupée dans Les Contes d’Hoffmannd’Offenbach, mis en scène par Patrice Chéreau.
Mais, loin de s’enfermer dans un répertoire du passé, la soprano a chanté des opéras de son temps, comme le rôle de Constance dans Les Dialogues des Carmélites de Francis Poulenc. Elle participe à la création de Princesse Pauline de Henri Tomasi(1962) et du DernierSauvage de Gian Carlo Menotti (1963). En dehors de l’opéra, elle travaille avec le Toulousain, Charles Chaynes qui lui dédie ses Quatre poèmes de Sappho. Pierre Boulez, qu’elle appréciait comme chef d’orchestre, l’invite à venir chanter à Londres L’Echelle de Jacob (Die Jacobsleiter) de Schoenberg et L’Enfant et les Sortilèges de Ravel. En 1965, Mesplé crée, en langue française, l‘Elégie pour jeunes amants (Elegie für junge Liebende) de Hans Werner Henze. L’année suivante, Betsy Jolas écrit pour elle un Quatuor II pour soprano et trio à cordes. Mesplé interprète aussi les œuvres de Patrice Mestrall, Yves Prin. Elle s’intéresse par ailleurs à la mélodie et elle inaugure, en 1971, la série de récitals que l’Opéra de Paris consacre à cette discipline.
De même, elle n’hésite pas à se lancer dans un répertoire plus léger comme l’opérette (ce que les Allemands, à la différence des Français, faisaient plus volontiers), tout en faisant remarquer qu’elle a chanté plus de musique contemporaine que d’opérettes. Elle alterne, dès 1960, dans l’opéra-comique Les Noces de Jeannette de Victor Massé, (monté dans les décors du célèbre dessinateur Raymond Peynet), avec Liliane Berton aux côtés de Michel Dens.
Elle a participé chez EMI, à l’enregistrement de La Vie parisienne d’Offenbach, dirigée par Michel Plasson à la tête de l’Orchestre du Capitole de Toulouse. Du même compositeur, elle a gravé quelques opérettes en un acte dirigées par Manuel Rosenthal. On peut la retrouver, chez le même éditeur dans Véronique d’André Messager ; Fra Diavolo et Manon Lescaut d’Auber, Les Saltimbanques de Louis Ganne, Richard Cœur de Lion et L’Amant jaloux de Grétry, Ciboulette de Reynaldo Hahn dont elle a enregistré aussi 28 mélodies, La Fille de madame Angot de Lecocq, Véronique de Messager, Les Cloches de Corneville de Planquette enfin Les Mousquetaires au couvent de Varney.
Même éclectisme pour le choix des metteurs en scène, qu’ils soient modernes comme Patrice Chéreau ou héritiers de la tradition comme Franco Zeffirelli. Pour elle, l’essentiel « c’est l’éclairage profond et original porté sur le caractère des personnages, au-delà des stéréotypes. » Elle reconnaît également que tous les chefs d’orchestre qu’elle a côtoyés – Michel Plasson, Georges Prêtre, Pierre Boulez -, l’ont aidée « à progresser dans la connaissance et l’amour de la musique. »
Aux rôles déjà cités, Blondchen, puis Konstanze de L’Enlèvement au Sérail, la soprano aurait aimé pouvoir ajouter l’Elvira des Puritains de Bellini dont elle n’a chanté en concert que la scène de la folie. Elle regrettait de ne pas avoir eu l’occasion d’incarner la Lulu d’Alban Berg qu’elle trouvait extraordinaire. Plus classiquement, on la trouvera dans des seconds rôles, toujours chez EMI, dont ceux de Sophie (Werther de Massenet) et de Jemmy (Guillaume Tell de Rossini).
Mais cette réussite professionnelle cache des drames intimes qu’elle révèlera dans un livre publié chez Michel Lafon, à la veille de ses 80 ans, en 2010, La Voix du corps : Vivre avec la maladie de Parkinson. Cen’estpas une simple biographie, mais un témoignage destiné à faire connaître et à soutenir la recherche sur cette maladie dont elle souffrait.
Cependant sa plus grande douleur est antérieure à la découverte de sa maladie. Sa vie bascule le jour de son 59e anniversaire, le 7 mars1990, quand elle apprend que sa fille unique de 32 ans, qui attendait son troisième enfant, vient se succomber à une rupture d’anévrisme. Longtemps anéantie, elle retourne en Belgique pour un concert d’adieu. Elle découvre que le chant apaise sa souffrance et elle va se consacrer au récital pour continuer à vivre. Mais une fatigue incommensurable l’accable qu’elle finit par ne plus pouvoir surmonter. C’est en 1996 qu’on découvre qu’elle souffre de la maladie de Parkinson dont elle n’avait jamais entendu parler.
Elle continue à chanter tant qu’elle tient debout : « Chanter face au public m’aidait à oublier que j’étais malade car son enthousiasme me galvanisait. » Mais les progrès du mal la condamne au renoncement et elle fait ses adieux à la scène en 2001, à 70 ans. Elle se consacre alors à l’enseignement, participe comme juré à des concours lyriques. Mais à cela aussi, il lui fallut renoncer : « Maintenant, je n’ai même pas envie de chanter pour moi. Ma voix s’est tue. Heureusement, je trouve encore le courage d’aller écouter mes amies cantatrices. C’est la meilleure manière de conserver mon énergie. De continuer à vivre », avouait-elle. Elle était redevenue une spectatrice assidue au Capitole tant qu’elle a eu la force de se déplacer. À Toulouse, elle avait retrouvé sa grande amie, sa Malika au disque comme à la scène, la mezzo-soprano Jane Berbié à qui elle disait être redevable d’avoir pu affermir un grave qu’elle ne possédait pas au départ.
Si l’on essaye de comprendre quel a été l’apport de Mady Mesplé à l’art lyrique des années 1950, il y a sa voix exceptionnelle – allant jusqu’au contre-fa -, qualifiée de cristalline par ses admirateurs, toujours très assurée même dans les suraigus. Mais d’autres avant elle, pouvaient lui disputer cette aisance dont la plus proche chronologiquement était Mado Robin. En fait, c’est l’image même de la cantatrice qu’elle changea : elle avait la beauté et la silhouette idéales qui correspondaient aux héroïnes qu’elle incarnait, comme la juvénilité de la voix, auxquelles s’ajoutait la justesse de son jeu scénique. Fini le chanteur qui se plantait sur la scène à l’endroit de la scène où le son porte le mieux. Certes, elle n’était pas seule (pensons à Gabriel Bacquier évoqué plus haut) mais il était encore rare que toutes ces qualités se retrouvent à ce niveau chez un même artiste.
Cela s’accompagnait chez elle d’une empathie pour ses camarades et pour le public que ce dernier percevait et auquel il était sensible. Sa simplicité naturelle lui permit de se produire dans des émissions télévisées « grand public » telles que celles animées par Jacques Martin ou Pascal Sevran (comme pour Mado Robin, accueillie par Jean Nohain auparavant), où elle pouvait chanter de l’opéra, de l’opérette comme des chansons. Mady Mesplé affirmait : «Pourvu que la musique soit bonne, peu importe son étiquette. Pour moi, une bonne musique est celle dont la mélodie vous touche. Sans oublier une pointe indispensable de raffinement et d’élégance.» Elle a également participé à quelques téléfilms de Jean-Christophe Averty, Didier Decoin ou à des films musicaux.
Quelques événements manifestèrent la reconnaissance nationale : les décorations du Mérite national et de la Légion d’honneur décernées par la République ; l’utilisation de son enregistrement de l’Air des clochettes qui accompagna, en 2009, les festivités des 120 ans de la tour Eiffel. Son nom a été donné, après celui de Mado Robin et avant ceux de Natalie Dessay et Sabine Devieilhe, les quatre sopranos françaises les plus réputées, ayant interprété le rôle de Lakmé, à un astéroïde.
C’est aussi cette capacité à capter l’attention d’un large public, devenue rare aujourd’hui – Roberto Alagna a encore ce talent -, sans pour autant renoncer à la dignité de son art, qui fait regretter un temps que l’on voudrait ne pas voir disparaître totalement au profit des débilités dont les médias, comme le Regietheater sur les scènes d’opéra, nous abreuvent aujourd’hui.
Pour découvrir le répertoire de Mady Mesplé, on peut écouter le coffret EMI Classics, publié en 2011 pour le quatre-vingtième anniversaire de la soprano, composé d’extraits de ses intégrales. La plupart d’entre elles sont disponibles, à l’exception de la version française de Lucie de Lammermoor, révisée par Donizetti lui-même, enregistrée avec Alain Vanzo, chez Barclay.