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Improbables destins (2) James Brooke, le Raja blanc de Sarawak

par Jacques Trauman

Dans cette nouvelle série intitulée Improbables destins, faisons avec James Brooke le raja blanc de Sarawak, un petit détour vers la mer de Chine. D’emblée, corrigeons deux erreurs communes : premièrement, le raja blanc s’écrit raja et non rajah. Le rajah est un roi en Inde, le raja, en Asie du Sud-Est, est un seigneur vassal d’un autre seigneur plus puissant que lui; deuxièmement, le Lord de « Lord Jim », de Joseph Conrad, n’est pas un titre de noblesse, c’est la traduction de Tuan, titre par lequel les Indonésiens s’adressent systématiquement à tout étranger qu’ils respectent, c’est seulement une formule de politesse.

James Brooke (*) naît en 1803 en Inde, dans la ville sacrée de Bénarès, où son père, Thomas Brooke, est juge et percepteur des impôts pour la Compagnie anglaise des Indes orientales. Le père, Thomas, est intelligent, cultivé, et a de beaux yeux noirs. La mère, Anna Maria Stuart, aimée de tous et digne de confiance, est écossaise, les Ècossais ayant toujours joué un rôle éminent dans la colonisation britannique (cf Hong-Kong, qui est un repaire d’Ècossais). 

James a de beaux cheveux blonds et de grands yeux bleus. A l’âge de 12 ans, il est envoyé en Angleterre, au collège Norfolk, pour parfaire son éducation, mais James Brooke est un rebelle qui s’enfuit de l’école. A l’âge de 22 ans, il s’engage dans l’armée de la Compagnie, atteint le grade de lieutenant et est grièvement blessé en Birmanie, ce qui l’oblige à démissionner. 

Il s’engage alors sur un navire britannique, le Castle Hunley, qui le conduit à Penang, à Malacca et à Singapour. James Brooke y lit « The Eastern Seas or Voyages and adventures in the Indian Archipelago », de George Windsor Earl, et apprend avec stupéfaction qu’il y a un territoire au Nord-ouest de Bornéo, le Sarawak, riche en diamant et en or, et il se trouve que ce territoire n’est revendiqué par personne. L’opportunité est magique pour un jeune homme déterminé et ambitieux.

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Or, les marchands de Singapour proposent à James Brooke de l’envoyer à Sarawak pour  remercier le gouverneur, raja Muda Hassim, nommé par le sultan de Bnruneï, Omar Ali Saifuddin, d’avoir secouru des marins britanniques. James Brooke, qui, avec l’héritage de 30.000 livres de son père défunt avait acquis une goélette de 142 tonnes, The Royalist, ne se fait pas prier. 

A ce moment de l’histoire du Sarawak, raja Muda Hassim est en bute à une révolte des chefs locaux qui se sont placés sous la protection des Néerlandais. En échange se son aide pour combattre les rebelles, le raja promet à James Brooke de lui céder sa place, promesse, une fois les rebelles matés, que le raja aura bien du mal à honorer; James Brooke va l’aider un peu ! Avec courage et détermination, il lui force la main grâce à l’aide de ses 20 hommes d’équipage (et de l’armement supérieur dont ils disposent) qu’il avait amenés avec lui, Muda Hassim s’exécute et finit par s’effacer, puis, en juillet 1842, James Brooke se rend à Bruneï pour obtenir confirmation de son statut par le sultan. Confirmation obtenue (James Brooke s’affranchira plus tard de la tutelle du sultan). Voici donc James Brooke officiellement promu raja de Sarawak ! 

James Brooke, un négociateur né

James Brooke (1803-1868)

James Brooke se révélera un excellent raja, fin négociateur et fin politique. Les rajas blancs ne seront pas vus comme des colonisateurs, mais comme des membres de la communauté à part entière. Aujourd’hui encore, alors que le Sarawak fait partie intégrante de la Malaisie, les locaux gardent des rajas blancs un excellent souvenir. J’ai pu le constater en visitant Kutching, petite ville minuscule perdue au milieu de la jungle, il y a une trentaine d’années.

On peut y visiter le palais des rajas, qui n’est en fait qu’une grosse maison coloniale. James Brooke la décrivait ainsi : « Elle est assez confortable car construite en bois et sur pilotis. Elle est aussi spacieuse -avec une grande salle au centre, deux entrées, ma chambre derrière le salon, et  quatre chambres à coucher en enfilade ». On appelle cela de la frugalité…

L’ex raja Muda Hassim aurait voulu faire exécuter les chefs locaux qui s’étaient opposés à son autorité. James Brooke n’en fit rien, il leur pardonna, les gracia, fit libérer leurs femmes et leurs enfants réduits en esclavage, et donna même aux anciens révoltés des places au gouvernement, rétablissant ainsi l’unité du peuple et la paix sociale. 

James Brooke respecta les coutumes indigènes : « A long terme, la meilleure attitude…consiste à être pleinement naturel, et en aucun cas condescendant. Un mélange savant de gentillesse et de liberté, tout en se montrant sévère quand c’est nécessaire, et en évitant rudesse et brimades…les indigènes ne sont pas inférieurs, mais différents ». 

En fait, le peuple local, les Dayaks, étaient en conflit permanent les uns avec les autres, et l’autorité d’un Européen, combinée avec la puissance de la Royal Navy, dont James Brooke se servit à l’occasion, rendit l’autorité (et l’arbitrage) d’un Européen acceptable, et, nous l’avons vu, James Brooke se révélera un très fin négociateur.

A Londres, James Brooke devint un héros, décoré de la Freedom of the city of London, docteur Honoris Causa d’Oxford, médaillé d’or de la Royal Geographical Society, et, Chevalier Commandeur de l’Ordre du bain, il devint Sir James; la femme la plus riche d’Angleterre le demanda en mariage, il ne donna pas suite.

Pourtant, le gouvernement de Sarawak ne fut pas de tout repos : malversations de Henry Wise, un agent commercial, perte du soutien de l’Angleterre et de la Royal Navy, révoltes des Dayaks, tentative de prise du pouvoir par des mineurs chinois.

Tout y passa, James Brooke contracta même la petite vérole. Finalement, en 1863, James Brooke, malade, rentra définitivement en Angleterre et, n’étant pas marié et n’ayant pas d’héritier légitime, il remit le pouvoir entre les mains d’un de ses neveux, Charles Anthony Johnson Brooke; puis, une fois à Londres, il obtint du gouvernement britannique la reconnaissance du Sarawak comme état indépendant. James Brooke mourut en 1868, et sur sa pierre tombale, à Sheepstor, on peut simplement lire « Sir James Brooke, K.C.B, Raja of Sarawak ».

La dynastie s’installe… en attendant la fin de partie

Charles Brooke, le nouveau raja, était un officier de la Royal Navy, pragmatique, courageux, déterminé, passionné d’opéra et de littérature française, mais aussi grand coureur de jupons. Il finira par épouser Margaret de Windt, aristocrate franco-anglaise et largement sa cadette. Elle devint la Rani de Sarawak, ou Raja Rani, comme la nommait les locaux, et elle composa l’hymne national du Sarawak :

«Parti d’au delà des mers vers des contrées inconnues,
Où le destin t’appelle pour porter l’épée et la couronne
Avance, a la grâce de Dieu, pour le salut des créatures au plus profond de la jungle…
»

Toute l’attitude de la Rani consistait à briser les barrières sociales entre Anglais et Malais, suivant en cela la politique de James Brooke. Quant à Charles, s’il jouissait d’une épouvantable réputation au Foreign Office et au Colonial Office, il mit pourtant sur pied une administration efficace avec des ministères puissants pour gérer son territoire.

Charles Vyner de Windt Brooke, un des fils du couple et troisième raja de Sarawak, était un joueur invétéré, qui se distingua essentiellement à Cambridge pour la pratique de la boxe. Il succéda à son père Charles Brooke, et entretint très vite de très mauvaises relations avec lui, son père le jugeant frivole et incapable.

Sous le patronage du Foreign Office, le frère de Vyner, Bertram, ou « Tuan Muda », partagea à partir de 1917, le pouvoir avec Vyner, et on s’en tint a cette solution assez peu confortable mais qui avait le mérite d’éviter les conflits familiaux. Vyner épousa Sylvia Leonora Brett, descendante du fondateur de la banque Baring.

Or ils se séparèrent et Sylvia entreprit une carrière de séductrice immorale à Londres, tandis que ses trois filles, «Princess Gold», «Princess Pearl» et «Princess Vava», toutes trois très jolies femmes, faisaient la joie de la presse à scandale. La famille Brooke avait versé dans la bouffonnerie.

En 1940, Vyner, qui était sans héritier mâle, remit la gestion des affaire à un «Comité de l’administration», composé de hauts fonctionnaires, et en 1941, les Japonais envahirent le Sarawak. En 1944, Anthony Brooke, neveu de Vyner, devient chef du gouvernement provisoire du Sarawak à Londres.

Quelques temps plus tard, il accepta de céder la souveraineté du Sarawak à la Couronne britannique, tandis que les Malais prenaient fait et cause pour la famille Brooke, les seuls à leurs yeux capables de garantir l’indépendance du Sarawak.

Mais Anthony, revenant sur sa décision, organisa, depuis Singapour, un mouvement anti-session; pourtant, en 1951, il dut se rendre à l’évidence et accepta définitivement la cession du Sarawak à la couronne britannique. Les Brooke, qui avaient fait l’objet d’un véritable culte, ne furent jamais oubliés de leur peuple, que James Brooke avait si bien servi. Les enfants d’Anthony, Lionel, Angel et Celia, regrettèrent toujours que leur père ait dû céder son trône à la Grande-Bretagne. Lionel devint pilote de course, Angela fit carrière à Londres, et Celia s’installa avec un musicien soufi dans les Pyrénées. Ainsi se termina l’extraordinaire destin de la famille Brooke. 

James Brooke servira de modèle à Joseph Conrad pour son chef d’oeuvre, Lord Jim, et le Sarawak fait aujourd’hui partie de la Malaisie. Ainsi s’écrit l’Histoire…

(*) Pour en savoir plus, «Les rajahs blancs, la dynastie des Brooke à Bornéo», Bob Reece, Les Editions du Pacifique, Arte Editions, 2004.
Illustration de l’entête : James Brooke peint par Francis Grant, 1847.

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