Accueil Livres, Arts, ScènesHistoire Ce que les francs-maçons ont appris au monde sur le pouvoir du secret*

Ce que les francs-maçons ont appris au monde sur le pouvoir du secret*

par Revue de presse

La Franc-maçonnerie est la société secrète la plus célèbre au monde. C’est d’ailleurs cette aura suscitée par les secrets dont elle se pare qui va propulser le déploiement et le succès de cette institution à travers temps et frontières. Ainsi pourait-on dire, son histoire même offre une leçon intéressante sur l’attractivité que provoque dans la conscience générale le pouvoir du mystère.

La première obédience maçonnique nait à Londres en 1717. L’accomplissement du travail maçonnique était basé sur un lien fraternel créé par le rituel et le symbole. Ses règles prescrivent une égalité formelle entre tous les membres, quelle que soit leur race, croyance ou classe. L’objectif était l’éducation morale: permettre de rendre les hommes meilleurs, tout comme autrefois au Moyen-âge les tailleurs de pierre avaient construit cathédrales et châteaux dans cette spiritualité symbolique. Mais surtout, tout cela devait être mené à l’écart du monde extérieur, cela impliquait donc d’apprendre des secrets et de jurer de les garder.

Aussi quels que soient les secrets que gardaient les maçons, ils en faisaient un outil de recrutement envoûtant. Qui pourrait résister à la promesse de rejoindre une élite en possession de vérités occultes? En quelques décennies, la mystique de la franc-maçonnerie en a fait un phénomène mondial: il y avait des loges partout, d’Amsterdam à Alep, de Charleston à Calcutta. Le secret maçonnique s’est répandu à travers le monde à une époque antérieure à la « mondialisation »: empire et commerce, guerre et échange intellectuel.

Ses fondateurs ont rapidement découvert qu’ils ne pouvaient pas contrôler leur création. Au sein du groupe, les controverses maçonniques étaient vives et passionnées, laissant apparaître des désaccords sur les rites et des procédures complexes. Ainsi les francs-maçons se partageaient-ils en branches rivales en fonction de leurs croyances. Leurs débats furent vifs et acharnés

Olécio partenaire de Wukali
Cérémonie d’initiation. Décor représentant les différentes bannières des loges. circa 1733.

Les Francs-maçons se sont également affrontés sur les questions de race et de genre. Ces questions qui aujourd’hui retrouvent toutes une actualité, faisaient déjà l’objet d’âpres discussions Les femmes méritaient-elles d’être admises aux grands mystères de l’initiation? Les Juifs ou les Noirs pouvaient ils pareillement être initiés?

En dehors même de la Maçonnerie, et sans nulle volonté de leur part, leur démarche, leurs outils symboliques ont été récupérés, dévoyés voire même aussi avilis ou instrumentalisés. Le secret maçonnique a nourri bien des fantasmes.
Si vous avez un secret, s’organiser comme le font les les francs-maçons semble un bon moyen pour le garder. Des groupes aussi variés que le Ku Klux Klan (pour dissimuler l’identité des terroristes suprémacistes blancs), la mafia sicilienne (crime) et l’Église mormone (bigamie) ont tous incorporé les brins furtifs de l’ADN maçonnique.

Sans surprise peut-être, la suspicion a suivi chaque pas des Frères. Le Pape les excommunia très tôt, les considérant comme des hérétiques cachés; tout catholique qui rejoint les Francs-maçons met toujours son âme en péril, selon le Vatican. Au lendemain de la Révolution française, un prêtre réfugié à Londres, l’abbé Barruel, a écrit des Mémoires illustrant l’histoire du jacobinisme, une analyse en cinq volumes des causes de la Révolution qui attribuait tout à un plan diabolique élaboré dans les Loges. Barruel, en bref, a été le premier théoricien complotiste.

Depuis lors, les Francs-maçons ont été accusés pêle-mêle du «meurtre» de Mozart, du déclenchement de la Révolution russe et d’une dissimulation lors de l’enquête sur le naufrage du Titanic – et l’on ne compte plus les autres événement funestes.

Les « marroniers » complotistes extrémistes ( pour utiliser le jargon médiatique) qui voient la main de la Franc-maçonnerie, dans la moindre accident ou dans l’actualité et les bouleversements sociaux et politiques du monde, prospèrent aujourd’hui sur les réseaux sociaux. C’est le «complot judéo-maçonnique »

La pensée du complot a conduit Mussolini, Hitler et Franco à opprimer, interdire et persécuter la Franc-maçonnerie. Aujourd’hui, la franc-maçonnerie est interdite en Chine, et partout dans le monde musulman, sauf au Liban et au Maroc. La Charte du Hamas décrit la franc-maçonnerie comme un «réseau d’espions» créé par les Juifs pour «détruire les sociétés et promouvoir la cause sioniste». Qui ne sait d’ailleurs que le naufrage du Titanic est imputable aux descendants d’Abraham de Moïse et de David. Iceberg ce n’est pas juif, non… ?

Le secret de la franc-maçonnerie, qui donne libre cours à ces imaginations fiévreuses et fatiguées, est comme l’eau au fond d’un puits. Les hommes qui ont construit le puits savent à quel point il est profond. Le reste d’entre nous ne peut que regarder en bas et se demander ce qui pourrait se cacher en dessous, tandis que la surface sombre de l’eau réfléchit nos peurs.

Questionnez les francs-maçons aujourd’hui au sujet de leur fameux secret, et vous obtiendrez une réponse accommodante. «Nous ne sommes pas une société secrète», diront-ils, «nous sommes une société avec des secrets». Tout est dans la nuance et c’est vrai.

Si d’aucuns maçons dans le calme de quelques comités avaient pu considérer que cette explication pourtant simple sur la signification, l’étymologie du mot « secret » suffirait ( à comprendre dans le sens du secret, c’est à dire du savoir-faire du travail de l’artisan, de l’oeuvrier), force est de constater qu’en dehors des grandes loges au sein du monde profane le scepticisme demeurerait.
Quels secrets? Que cachent-ils? Ainsi existe-t-il toute une littérature qui prétend apporter les réponses que les francs-maçons semblent réticents à donner.

Pourtant, les secrets notoires des francs-maçons n’ont jamais été aussi secrets. Le premier exposé remonte à 1730. Aujourd’hui, quelques minutes sur Google suffisent pour découvrir tout ce que vous voudrez peut-être savoir.

Supprimez tout le protocole et nous constatons que le secret maçonnique est multiforme: c’est à la fois plus et moins que ce que les résultats de Google vous en diront.

Lors de son initiation, un maçon apprend de nombreux secrets: comme l’étrange poignée de main qui garantit son statut maçonnique (les maçons l’appellent « l’attouchement » ). Les symboles dont la signification est révélée aux maçons demeurent aussi secrets.

Assemblée de Francs-Maçons pour la réception des Maîtres
Eau-forte coloriée. Anonyme. musée de la Franc-maçonnerie. Paris

Pour être admis au sein de l’Ordre, les francs-maçons nouvellement initiés doivent également prêter un serment secret et d’une formulation d’une rare poésie énigmatique où ils s’engagent à ne pas trahir les secrets qui leur ont été révélés.

Les rituels maçonniques consistent donc en des secrets, enveloppés de secrets, enveloppés de secrets…Une fois l’emballage enlevé, ce qui est révélé, ce sont les principes moraux d’une banalité complètement désarmante. Soyez un gentil garçon. En savoir plus sur le monde. N’oubliez pas que la mort met les choses en perspective. Les grands secrets de la franc-maçonnerie ont donc tous trait à des vertus qui vont de soi**.

Mais est-ce suffisant? De nombreux frères maçons de la première heure furent insatisfaits des orientations choisies et formèrent alors de nouveaux épigones de la confrérie pour protéger les secrets appropriés: tel un remède contre la vieillesse ou la formule pour transformer plomb en or. D’autres ont cherché à combler le vide du secret avec une politique utopique: les Illuminati de Bavière et les Carbonari d’Italie ( les charbonniers) étaient des variantes de la maçonnerie qui faisaient converger l’initiation vers un plan révolutionnaire.

Tablier offert à Voltaire lors de son initiation en 1778
à la Loge des 9 soeurs
et qui appartint auparavant à Helvétius

Mais ils étaient à côté de la plaque. Le secret maçonnique n’est pas du tout un moyen de cacher quoi que ce soit. C’est l’emballage, et non ce qu’il contient, qui est essentiel. Le secret est une manière d’envelopper les liens de fraternité dans la solennité et le sacré. Née au siècle des Lumières, alors que l’emprise de l’orthodoxie religieuse sur la vie privée et publique commençait à se relâcher, la franc-maçonnerie offrait un passage vers un monde plus séculier. C’était une maison à mi-chemin: son secret en faisait une religion, sans contenir aucune idée théologique dangereuse.

Les premiers francs-maçons auraient difficilement pu envisager l’absurdité de la notoriété biaisée que leurs méthodes ontologiques généreraient***.

La leçon de leur histoire fascinante est simple: faites-vous mal comprendre !

John Dicky

Time

Texte paru dans le Time le 13/08/2020
sous le titre: What the Freemasons Taught the World About the Power of Secrecy*
Auteur: John Dickie
Adaptation et traduction en français: WUKALI. PAL
**choix de traduction du texte anglais: « The great secrets of Freemasonry are all motherhood and apple pie. »
***choix de traduction du texte anglais: « The first Freemasons could hardly have predicted the global shaggy dog story of success and notoriety that they would generate »

Illustration de l’entête: Tablier de Grand Maître du Grand Orient de France, milieu du XXème siècle.
© Musée de la Franc-Maçonnerie (coll. GODF, Paris).

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