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Radioscopie de l’empire (5). Andrinople, le jour des Barbares, 9 août 378

par Jacques Trauman

Des six livres que j’aborde dans cette série, celui-ci est mon préféré*. Il se lit comme un roman, c’est une fabuleuse histoire, on ne se lasse pas de le relire de temps à autre, et, bien que ne faisant jamais la moindre allusion à aucune situation contemporaine, il est, de ces six livres, celui qui parle le plus de nous. 

Alessandro Barbero est un historien mais aussi un écrivain italien, lauréat du Prix Strega en 1996. Sa plume est belle, la traduction de Jean-Marc Mandosio, maître de conférence à l’École Pratique des Hautes Études, est excellente. 

Alors plongeons dans les eaux glacées du Danube en 376, quelques dizaines d’années seulement après la conversion de Constantin, au milieu de cette crise humanitaire qui conduira à un désastre militaire et provoquera directement, selon Barbero, la chute de Rome.

« Fake news » ou information vérifiée ?

Dans l’empire romain, la diffusion de fausses informations était punie de mort. Mais une rumeur courait pourtant sur toutes les lèvres. En 376, alors que l’empereur Valens se battait contre les Perses à 2000 kilomètres de là (déjà la guerre sur deux fronts), il se disait dans tout l’empire que les Barbares du nord s’étaient mis en mouvement tout au long de la frontière danubienne. 

Olécio partenaire de Wukali

Or, il se trouve que c’était vrai. Les Goths, pourchassés par plus fort qu’eux, les Huns, cherchaient à entrer dans l’empire afin d’y trouver refuge.  Les Goths, hommes, femmes, enfants, attendaient plus ou moins patiemment sur les rives du Danube l’autorisation de l’empereur d’entrer sur le territoire romain. La pluie ne cessait de tomber, les eaux du Danube étaient gonflées. 

C’était une époque où les valeurs humanitaires dominaient le pensée romaine: l’empereur était le Père de l’humanité, une telle détresse ne pouvait rester sans réponse. Valens donna donc son agrément sans difficulté. 

La traversée du fleuve prit plusieurs semaines tant il y avait de monde. Mais tous les Romains n’étaient pas d’accord : Ammien Marcellin, par exemple, écrit en s’étranglant «quun soin diligent était déployé pour ne pas abandonner à larrière un seul de ces hommes destinés à renverser la puissance romaine…»; et Marcellin de désigner ces gens sous le terme peu flatteur de plebs truculenta,une foule d’épouvantables gueux.

Mais du côté de l’administration impériale, on ne l’entendait pas de cette oreille, et on faisait cyniquement une analyse différente : ces gueux feraient d’excellents Romains -il suffisait de les éduquer un peu, de les intégrer en somme-, ils payeraient des impôts et d’ailleurs on manquait de main d’oeuvre. Alors…

Goths traversant une rivière.
Evariste-Vital Luminais (1821-1896). Huile sur bois, 32cm/40,5cm

L’opération humanitaire de transferts des Goths eut lieu dans la plus grande confusion. Il y avait tant de réfugiés et tant de nouveaux convois de guerriers Goths qui arrivaient sans cesse accompagnés de femmes et d’enfants que les militaires chargés des opérations s’alarmèrent et interrompirent les transferts à plusieurs reprises. De plus, aucune structure d’accueil n’était prévue, les conditions d’hygiènes étaient effroyables et – en plus – le duc Maximus,commandant les troupes de la frontière, ainsi que le comte Lupicinus, gouverneur de Thrace, étaient largement corrompus et empochaient les subsides venant de Rome et destinés à aider ces pauvres gens. 

Bref, une totale  confusion régnait sur les bords du Danube pendant que certains se remplissaient allègrement les poches. Et le transfert des Goths à travers la Thrace commença dans le chaos et dans une ambiance délétère.

La valse des incompétents

À l’avidité de Maximus et de Lupicinus vint malheureusement s’ajouter leur sinistre incompétence. 

Les Goths, fatigués d’être maltraités, marchaient en longs convois encadrés par des soldats romains, lorsqu’une sombre histoire de banquet auquel participaient les chefs romains en compagnie de chefs goths et du plus charismatique d’entre eux, Fritigern, tourna très mal dans la ville de Marcianopolis

À l’extérieur de la ville, Goths et Romains en vinrent aux mains, et une véritable bataille rangée s’engagea, à laquelle se joignirent les Goths en voie de romanisation et qui étaient installés dans l’empire avant le passage du Danube. 

Les Goths commencèrent à ratisser les campagnes, à incendier les fermes, à tuer les paysans, à pratiquer toutes sortes de razzias. Lupicinus se révéla totalement impuissant face à cette violence. 

Valens

Valens, qui était à la frontière perse, s’inquiéta et envoya les généraux Trajanus et Profuturus pour rétablir l’ordre.
Il aurait fallu à ce stade employer des techniques de contre-guerrilla, mais les deux généraux, incompétents eux aussi, ne firent rien de cela. Derrière les Goths dans leurs longues files de chariots remplis de butin et tirés par des bœufs, venaient des dizaines de milliers de civils qui suivaient à pied. Ils retournaient vers le Danube, avec, semble t-il, l’intention de le retraverser dans l’autre sens, suivis a distance par l’armée romaine qui les observait prudemment.

Match nul

C’est alors que Trajanus et Profuturus, les deux généraux de Valens, furent rejoints par le général Richomer, d’origine franque et commandant de la garde impériale. Ce général était envoyé par Gratien, empereur d’Occident. 

Les trois généraux – deux d’entre eux envoyés de l’empereur d’Orient et le troisième envoyé de l’empereur d’Occident- tinrent conseils et décidèrent d’engager la bataille dite bataille des Saules, qui opposa 10.000 à 12.000 hommes de chaque côté. Cette bataille livrée en 377 fut d’une extrême violence et se termina par une sorte de match nul avec d’énormes pertes dans les deux camps. 

Prudents, les généraux romains, après ce demi-désastre, décidèrent de se retirer et mirent le cap sur le sud tandis que les Goths enterraient leurs morts. 

Grand sarcophage Ludovisi. IIIè siècle. Bataille entre Romains et Barbares.
Marbre, H 1,5m, L 2,7m, l 2,7m. Palais Altemps, Rome.

Valens ne fut pas du tout content du résultat et envoya sur place le général Saturninus alors que les razzias des Goths avaient repris.


Les Goths, après la bataille des Saules, croyant maintenant avoir établi une sorte de tête de pont au sein même de l’empire, firent appel à des hordes de Huns et d’Alains qui à leur tour franchirent le Danube pour participer au ratissage des campagnes de Thrace. 

Saturninus se révéla hélas être un incompétent de plus: des colonnes de Romains furent anéanties et les Goths commencèrent à croire qu’ils étaient en train de gagner la guerre. 

Les douze salopards

La situation n’était pas bonne. Les Barbares étaient maîtres des riches provinces de Thrace et, partout dans l’empire on savait qu’il y avait une plaie ouverte que l’armée ne parvenait pas à cautériser.

Solidus en or représentant Gratien


Valens, empereur d’Orient, âgé de 50 ans, était en mauvaise posture face à son neveu Gratien, empereur d’Occident âgé de 18 ans, dont il se disait dans l’empire que c’était à lui de reprendre la situation en main. 

Valens décida alors de constituer une force militaire importante et se mit en marche vers la Thrace, tandis que Gratien, de son côté, longeait le Danube avec l’armée d’Occident.

Le terme de contre-guerilla n’existait pas du temps de Rome, mais les Romains savaient très bien en quoi cela consistait. Pour affaiblir les Goths, c’est ce qu’il fallait faire. 

Valens eut alors l’intelligence de sortir de sa retraite le meilleur général de son temps, Sebastianus.
Ce dernier, dépourvu de vices, soucieux du bien-être de ses soldats, admiré mais pas aimé, était étranger à toute corruption. C’était un pur, un chien de guerre et, bien sûr, il était détesté à la cour impériale. Pauvre, il avait pris sa retraite en Italie.

Valens alla le faire chercher et lui demanda de constituer une force d’intervention mobile pour harceler les Goths, en attendant que les armées de Valens et de Gratien fassent leur jonction et puissent attaquer les Goths. 

On lui demanda combien il lui fallait d’hommes, il répondit, à la stupéfaction générale, que 2 000 hommes suffiraient mais à une condition, une seule : qu’il puisse choisir ses hommes lui-même, un par un, comme dans le film « Les douze salopards». Accordé ! 

Ayant constitué cette «task force» d’élite, Sebastianus partit à la poursuite des Goths et le succès de sa petite armée fut spectaculaire. Attaquant les Goths par surprise pendant leur sommeil, il les massacra et récupéra une bonne partie du butin.

Le désastre

Pendant ce temps, Valens se rapprochait de la Thrace avec son armée forte de 15000 à 20.000 hommes disent certains.  Il atteignit enfin la ville d’Andrinople, alors que les éclaireurs romains évaluaient l’armée des Goths à environ 10 000 hommes seulement. Valens pensa qu’il avait l’avantage du nombre. 

Richomer, envoyé par Gratien, rejoignit alors l’armée de Valens avec un message de l’empereur d’Occident : ce dernier recommandait à son oncle Valens d’attendre son armée avant d’attaquer. Valens réunit un conseil de guerre : fallait-il attaquer maintenant ou attendre l’armée de Gratien, comme le recommandait Richomer ? 

Victor, un immigré, fils de Sarmate, général compétent, devenu romain jusqu’au bout des ongles, plus romain que les Romains; compétent donc, prudent, discipliné, Victor recommandait d’attendre. Mais Sebastianus, Romain de souche, grisé par ses succès de contre-guerrilla, recommandait d’attaquer sans attendre et d’en finir une bonne fois pour toutes. On était à fronts renversés, le Barbare était devenu romain et le Romain était devenu barbare ! 

Valens avait besoin d’une grande victoire pour rehausser son prestige, il penchait vers l’attaque immédiate. Les généraux courtisans le comprirent : hélas, le conseil de guerre décida donc d’attaquer les Goths sans attendre l’armée de Gratien. Ce fut une funeste erreur.

A l’aube du 9 août 378, l’armée de Valens sortit du campement et se dirigea vers les Goths, postés à plusieurs heures de marche, en dégageant un immense nuage de poussière. Les Goths, toujours conduits par Fritigern, étaient retranchés dans un vaste cercle formé par leurs chariots et à la vue de l’armée romaine, les hurlements, les insultes, les vantardises fusèrent. 

Méthodiquement, l’infanterie romaine se mit en ordre de bataille tandis que la cavalerie prenait position sur les flancs. 

Mais il y avait une chose que Valens ne savait pas, quelque chose d’essentiel que les éclaireurs ne pouvaient pas avoir vu, quelque chose qui allait changer le cours de l’histoire. L’armée des Goths n’était pas au complet, la cavalerie des Alains et des Huns était partie chercher du fourrage pour les chevaux, et ceci, les Romains ne pouvaient pas le savoir. 

Combien l’armée de Valens comptait-elle réellement d’hommes ? Difficile à dire, parce que dans l’empire tardif, les légions du temps de César ou d’Auguste n’étaient plus à proprement parler des légions, mais des régiments de mille hommes ou moins; et les auxiliaires, les auxilia, recrutés parmi les Barbares, étaient devenus de meilleurs combattants que les Romains, mais ne comptaient pas plus de quelques centaines d’hommes par régiment.

L’infanterie combattait désormais en formation serrée d’une profondeur de 6 à 8 rangées, comme la phalange antique des Macédoniens. Il y avait aussi la cavalerie, largement renforcée depuis le temps d’Auguste, qui était constituée de la cavalerie de la garde impériale-les scholae, et des régiments de ligne, tels les Equites promoti juniors; il y avait aussi la cavalerie d’assaut, lourdement cuirassée, mais toujours sans étriers…

Début de l’après-midi du 9 août: l’armée romaine est en ordre, parfaitement groupée sous les étendards en forme de dragon. Les hommes, pour se donner du courage et effrayer l’ennemi, poussent un mugissement, leur cri de guerre, le barritus, un cri plus animal qu’humain, débutant sur une note basse et montant jusqu’à devenir assourdissant, en frappant rythmiquement leurs lances contre leurs boucliers, emplissant la plaine d’un grondement sinistre. 

Le Galate mourant. Copie romaine en marbre. Musées du Capitole, Rome.

Alors, les Goths prennent peur.

Ils envoient des parlementaires pour discuter avec Valens. Ruse ? Fritigern cherchait-il à gagner du temps en attendant le retour de la cavalerie ?

Il fait une chaleur étouffante, les soldats romains n’ont rien mangé ni rien bu depuis le matin. Les hommes sont épuisés et tendus. De l’herbe sèche commençe à brûler, le vent poussant une fumée acre en direction des Romains. 

Il ne restait plus que quelques heures avant la tombée de la nuit, les Romains étaient maintenant persuadés qu’il n’y aurait pas de bataille ce jour là. 

Mais il se passa quelque chose d’inattendu. Les cavaliers de la garde impériale romaine, les Scrutarii, commandés par un certain Bacurius, manquant pour une fois de discipline, s’approchèrent un peu trop près des Goths. Ceux-ci crurent que les Romains les attaquaient et répliquèrent. Ce n’était qu’un incident circonscrit, mais là encore il se passa quelque chose d’extraordinaire : les cavaliers Alains et Huns apparurent juste à ce moment précis. Croyant que les Romains les attaquaient, les Alains et les Huns se jetèrent sur la cavalerie romaine, et la bataille commença. 

La cavalerie romaine fut d’abord bousculée, recula et heurta les premières lignes de fantassins romains, mais encouragés par les cris de leur camarades, la cavalerie se reprit en s’avançant jusqu’aux chariots Goths.

Pendant ce temps, les deux lignes ennemies de fantassins étaient entrées en contact, deux masses d’hommes couverts de fer et tentant d’écraser l’ennemi en hurlant. Mais l’avantage des cavaliers romains qui s’étaient avancés tout près des chariots Goths et auraient pu les renverser ne fut pas exploité. Les cavaliers romains furent taillés en pièce par la cavalerie des Alains et des Huns, plus nombreuse et bénéficiant de l’effet de surprise. «Nos fantassins restèrent sans protection, si étroitement entassés quon pouvait à peine dégager son arme ou ramener le bras en arrière», écrit Ammien Marcellin

Les soldats romains étaient disciplinés mais ils étaient épuisés, tourmentés par la faim et la soif: ils restèrent en formation face aux assauts barbares piétinant leurs camarades morts ou blessés. Le terrain, couvert de sang, devenait glissant et les boucliers de bois commençaient à se fendre. Finalement, la panique s’empara des fantassins romains et ils se débandèrent en grand désordre. Dans l’antiquité, c’est toujours lorsqu’une armée se débandait qu’il y avait un grand massacre, les fuyards étant poursuivis par la cavalerie et taillés en pièces.

Sac de Rome par les troupes d’Alaric.
J-N Sylvestre (1890). Musée Paul Valéry. Sète

Valens se retrouva presque seul, entouré de ses généraux et, comprenant la bataille perdue, alla chercher refuge au sein des rares régiments d’infanterie encore en état de fonctionnement. Les Goths poursuivirent les soldats romains débandés jusque tard dans la nuit. Valens reçu une flèche mortelle et mourut. Les généraux Trajanus et Sebastianus, ainsi que de nombreux hauts fonctionnaires de l’empire trouvèrent également la mort à Andrinople

Ce fut un gigantesque désastre. La nouvelle de cette terrible défaite se répandit comme une trainée de poudre à travers tout l’empire. Ce fut un énorme traumatisme. 

L’un des généraux de Gratien, Théodose, fut proclamé empereur d’Orient à la place de Valens. Il fit d’ailleurs un excellent travail et imposa le christianisme comme religion d’état.

Andrinople marque une rupture dans l’histoire romaine, avec une brutale accélération de l’immigration barbare jusqu’à ce qu’en 410Alaric mette la ville de Rome à sac. Les Goths s’installèrent alors en Gaule méridionale et en Espagne, les Francs en Gaule du nord, et l’empire romain d’Occident cessa d’exister, tandis que celui d’Orient survécu mille ans de plus.

(*) «9 agosto 378 : il giorno dei barbari», Alessandro Barbero, Gius, Laterza & Figli, 2005
En traductionfrançaise, «Le jour des barbares, Andrinople 9 août 378», Editions Flammarion  2006.

Retrouvez les précédents articles de Jacques Trauman dans la série intitulée: Radioscopie de l’empire
1 – Déploiement stratégique. Offensive-défensive et diplomatie
2 – Un fabuleux voyage chez les Romains avec un sesterce en poche
3 – Quand notre monde est devenu chrétien
4 – La vie quotidienne à Rome
5 – Andrinople, le jour des barbares. 9 août 378
Dernier article de la série à venir:
6 – L’héritage de Rome (27/08/2020)

Illustration de l’entête: Combats de Romains et de Gaulois ( détail). Evariste-Vital Luminais (1821-1896). Musée de Carcassonne.

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