Un peu de silence
Dezsö Kosztolányi, écrivain hongrois du début du XXe siècle, est l’auteur de quelques chefs-d’œuvre trop peu connus en dehors de sa patrie. Ses nouvelles, notamment, toujours teintées d’un humour extravagant, témoignent d’une profonde connaissance du cœur humain.
L’une d’elles, intitulée Le Contrôleur bulgare[1], est, comme beaucoup d’autres, placée dans la bouche d’un certain Kornél Esti, un écrivain déjanté, qui régale ses amis d’épisodes curieux de sa vie. Esti raconte comment, au cours d’un voyage en Bulgarie, il eut une conversation qui dura une nuit entière avec le contrôleur du wagon-lit dans lequel il aurait dormi s’il n’avait souffert d’insomnie. Le fait n’aurait rien d’extraordinaire si Esti n’avait précisé qu’il ne parlait pas un traître mot de bulgare ou, plus exactement, qu’il ne savait dire que « oui » et « non » dans la langue du contrôleur.
Esti attira notre homme dans son compartiment en émettant de simples grognements. Le contrôleur lui lança quelques phrases auxquelles Esti répondit par des soupirs. Du coup, le contrôleur s’imagina qu’il entendait sa langue. Il finit par s’asseoir et commença à s’épancher, encouragé par les seuls oui et non qu’Esti lui concédait de loin en loin selon la tonalité de ses épanchements. Ainsi la nuit se passa dans cette conversation à laquelle Esti ne comprenait goutte, mais dont il sentait bien qu’elle offrait au contrôleur l’occasion d’une confession inespérée. Son cœur se soulageait au creux de l’oreille bienveillante d’un inconnu qui avait le bon goût de ne pas l’interrompre. Le matin, Esti quitta le train et, en descendant sur le quai, il put apercevoir les larmes de reconnaissance qui inondaient le visage du contrôleur.
Cette histoire peut paraître loufoque, encore qu’elle soit parfaitement plausible. Qui n’a jamais fait semblant de comprendre un étranger dont il ne possédait qu’imparfaitement la langue ? C’est le génie de Kosztolányi de faire passer une leçon d’humanité à travers les excentricités de son héros.
En effet, combien de fois, bien que comprenant tout à fait notre interlocuteur en détresse, ne feignons-nous pas seulement de l’écouter, à l’affût de la moindre occasion de glisser : « C’est comme moi, figure-toi que… » et de recentrer l’entretien sur notre si intéressante personne ? Et combien de fois, n’avons-nous senti inversement que nos confidences faisaient tout juste bâiller ceux à qui nous les faisions.
Ce qui compte dans les relations, ce sont moins les paroles que l’attention que nous accordons à l’autre. Cette attention, Esti l’avait accordée généreusement au contrôleur. Pour cela, il n’était pas nécessaire de savoir ce qui lui était arrivé – toutes les histoires des hommes se ressemblent –, il n’était pas nécessaire même de comprendre sa langue. Il suffisait d’un peu de compassion.
Peut-être est-ce ce qui nous manque le plus en ces moments difficiles. Les nerfs sont à fleur de peau. Il y a ceux qui paniquent, qui vivraient volontiers dans un trou de souris jusqu’à ce que ça passe. Il y a ceux qui en ont marre et qui sont prêts à jeter les masques par-dessus les moulins. Si l’on se rencontre, c’est pour s’excommunier mutuellement. Qui a raison, qui a tort ? Les spécialistes eux-mêmes ne sont pas d’accord. Alors, ne faudrait-il pas ranger pour un temps les objections, les répliques, les ripostes ? Nous taire et, comme Esti, nous contenter de quelques soupirs et autres grognements fraternels ?
[1]Kosztolányi Deznö, Le traducteur cleptomane, Viviane Hamy, 2006