Saison 1- épisode 1
Le XXème siècle en a été l’illustration. Les massacres, les guerres, la violence en général sont souvent sous-tendues par des conflits idéologiques; il semblerait à priori que les XXI ième siècle n’en manque pas lui non plus ! On va en donner un exemple, un peu baroque certes, mais néanmoins bien réel.
Un livre de François Cusset, (Normalien, historien, ancien responsable du Bureau du livre français à New-York ), «The French Theory» (*), à le mérite de défricher une piste souvent méconnue, qui met en lumière un conflit qui, certes, à des répercussions jusque dans nos vies quotidiennes, mais dont on ignore souvent l’existence et, plus encore, la genèse.
François Cusset ne manque pas, dans ce livre, de bien marquer dans quel camp il se trouve, lorsque par exemple, mentionnant le livre d’Alain Finkelkraut, «La défaite de la pensée», il le décrit comme «un portrait apocalyptique d’une université américaine aux mains des barbares, et où on ne lit plus que des lesbiennes noires et les biographies de rock-stars». Cusset n’est clairement pas dans le camp de Finkelkraut. Mais les jugements de valeurs de François Cusset ne sont pas notre sujet; car dans son excellent livre, paru en 2003, il décrit et explique des phénomènes qui sont désormais au coeur de nos vies.
Un sas de sécurité
Sa description de la vie sur les campus américains, ainsi que l’histoire des universités américaines, sont pleines d’enseignements.
Il y a près de 4.000 institutions d’éducation supérieure aux Etats-Unis, la «norme, en la matière, étant plutôt le campus en lisière ce forêt, conformément à la mythologie agraire du XIX ième siècle américain dans laquelle un cadre bucolique…garantira probité, force de caractère et excellence scolaire».
François Cusset ajoute que «la fabrique sociale américaine doit beaucoup au formidable isolement spacio-culturel de la vie étudiante…entre la dépense fantasque de l’enfance et l’éthique du travail qui suivra, les «collèges years» constituent une zone de répit… tout concourt à faire de cet espace de transition un véritable moratoire entre l’insouciance du «teenager» et la lutte du «grown-up» pour la survie…le séparatisme de l’institution universitaire américaine fonctionne à tous les niveaux : géographiquement par l’isolement des campus, démographiquement en soustrayant 80% d’une génération aux structures sociales,…intellectuellement en assignant au seul champ académique la tâche d’animer le débat d’idées».
Du coup, l’université américaine devient un enjeu national et la caisse de résonance des questions les «plus brûlantes qui agitent la société américaine».
Quesaco ?
C’est la question que Cusset se pose. L’université américaine, qu’est-ce que c’est et à quoi ça sert ?
«Une ambiguïté historique est logée au coeur du système universitaire américain : l’hésitation qui le caractérise, depuis les origines, entre approche universaliste et approche professionnaliste, généraliste et technicienne…humaniste et vocationnaliste». En d’autres termes, entre ceux qui pensent que l’université doit former un «honnête homme», et ceux qui pensent que l’université doit préparer à l’intégration au marché du travail. Le système universitaire américain n’a cessé de tergiverser entre l’une et l’autre approche, mais penchera de plus en plus, au fil des ans, vers une philosophie utilitariste.
Les premières universités américaines sont crées au XVII ième et XVIII ième siècles : Harvard est fondée en 1636, Dartmouth en 1769, Columbia en 1779, etc…En 1868,le «Yale Report» rappelle que «notre objet n’est pas d’enseigner ce qui est singulier à chacune des professions, mais d’exposer les fondements qui leur sont communs à toutes».
Pourtant, au milieu du XIXème siècle, la balance commence à pencher dans l’autre sens, et comme le note le philosophe Charles Sanders Pierce en 1891, «l’université n’a rien à voir avec l’instruction», mais doit dispense un savoir «pertinent», ou, comme le dit Andrew Carnegie, l’université doit «former des futurs capitaines d’industrie». «Le contrôle des grands trusts, note Cusset, ne se relâchera plus, responsables des valeurs budgétaires faites à certaines disciplines au dépends d’autres jugées moins utiles…la nouvelle idéologie entrepreneuriale imprégnera l’université, lui dictant sa morale utilitaire et ses objectifs de spécialisation».
Le débat n’en continue pas moins pour autant dans les années 1961-1963. Daniel Bell, dans son manifeste «The reforming of General Education» indique qu’il veut renforcer les «connaissances générales», tandis que l’administration Kennedy, au contraire, cherche à former des experts afin de gagner la course à la conquête spatiale contre les Russes.
Un compromis avait certes été trouvé au début du XXème siècle, en créant les matières «majors», communes à tous les étudiants, et les matières «minors», plus spécialisées. Mais ce compromis n’avait en fin de compte satisfait personne et «érudition et savoir faire» seront de plus en plus face à face, irréconciliables.
Dans les années 1970, la philosophie «learn to earn», s’impose, la culture étant remplacé par la poursuite de l’excellence et les indices de performance.
En même temps, les universités se font une concurrence effrénée, cherchant à developper les produits les plus vendeurs afin d’attirer le maximum d’étudiants. Par exemple, les «études féministes» cherchent à attirer les étudiantes, tandis que les recherches sur les minorités ethniques ou sexuelles cherchent à attirer de nouveaux segments de population. Cusset cite Hannah Arendt qui, observant l’université américaine, note que «la pédagogie est devenue une science de l’enseignement en général, au point de s’affranchir de la matière à enseigner».
Conséquence de cette philosophie utilitaire au détriment de la culture générale : dans les années 1970, les inscriptions en «Liberal Arts» ne cessent de décliner au profit des départements plus techniques.
Pourtant, pourtant, l’histoire ne s’arrêtera pas là; les départements de littérature allaient prendre leur revanche, et quelle revanche, on le verra plus tard…
Vive les Rock Stars !
La concurrence effrénée entre les universités ne se cantonne pas à attirer le maximum d’étudiants de qualité; les professeurs réputés, comme des joueurs de football de nos jours, font eux aussi l’objet des attentions les plus assidues.
C’est dans ce chaudron brûlant de concurrence que les professeurs américains d’université doivent gérer leurs carrières; car entre un obscur professeur d’une petite université provinciale et une vedette d’une Ivy League ou équivalent, le fossé est immense. «Maints américains auront entendu parler des voitures de collection de Stanley Fish (professeur de littérature et ancien doyen du College of Liberal Arts de l’Université de l’Illinois), des émoluments de Cornell West (afro-américain, professeur à Harvard et à Princeton), du réseau amical de Stephen Greenblatt (professeur à Berkeley, et à Harvard, critique littéraire et Prix Pulitzer de l’essai), des provocations vestimentaires de la techno-féministe Donna Haraway (professeur de littérature à l’université de Californie et à Johns-Hopkins), ou du tournant bouddhiste tardif de la théoricienne queer Eve Sedgwick (professeur à Berkeley, à l’université de Boston, à Amherst College, et à Duke University)». Ces Happy Few deviennent de véritables rock stars !
Le parcours d’un professeur d’université est donc semé d’embûches. Il doit d’abord être titularisé (obtenir la «tenure»), un parcours du combattant. Il faut aussi publier à outrance («publish or perish»), puis s’efforcer, une fois le statut de rock-star obtenu, de rester le produit le plus cher sur le marché. Pour tenir la route, il faut innover sans cesse, faire preuve d’originalité, transgresser le statut quo, rendre obsolète les travaux d’un collègue connu, écarter les collègues dans cette «rat race», et devenir, comme disait Bourdieu «un hérétique consacré». C’est alors, lorsqu’on a publié quelques ouvrages polémiques, que l’on peut prétendre au statut de «diva» de l’université». Certes, on n’aura pas accès aux colonnes des grands journaux ni aux plateaux de télévision (comme en France), mais on deviendra une vedette dont on parlera dans le supplément Magazine du New-York Times, et les petits tics de la nouvelle vedette deviendront connues du grand public.
Tel est le cruel tableau que brosse Cusset.
Quand les Athéniens s’atteignirent…
C’est dans ce contexte américain si bien décrit par Cusset, à savoir, l’isolement spacio-culturel des étudiants, la spécialisation à outrance, et le star system des professeurs d’université, que les Athéniens s’atteignirent; et, rassurons-nous, que notre beau pays, la France, va y jouer un rôle décisif.
Mais avant de passer à cette nouvelle théorie en gestation, décrivons un dernier tableau afin de parfaire le décor de ce qui va se jouer.
Au début de la Deuxième Guerre mondiale, New-York a vu débarquer des armées d’intellectuels européens qui fuyaient le nazisme : 130.000 Allemands et 20.000 Français. Parmi ces armées d’intellectuels de grande qualité, citons Hannah Arendt, Bertold Brecht, Marc Chagall, Walter Gropius, André Breton, Fernand Léger, Claude Levi-Strauss, Henri Matisse, Mies van der Rohe, Jules Romain, Denis de Rougement, Saint-Exupéry, Saint-John Perse, etc…etc… Cet exode de cerveaux intéresse l’université Columbia, l’université de Chicago, la Fondation Rockefeller, transforme New-York en centre du monde intellectuel, et familiarise les intellectuels américains avec les travaux de leurs collègues européens, en particulier français et allemands. Trois mouvements trouvent leur place aux Etat-Unis : le surréalisme, l’existentialisme et l’école historique des Annales.
Ce phénomène extraordinaire prépare ce qui va survenir une trentaine d’années plus tard car les courants intellectuels européens et américains se mélangent. Comme le note Cusset, «c’est l’impact de l’expressionnisme allemand, et de romanciers convertis en scénaristes pour arrondir leurs fins de mois, sur la production hollywoodienne des années 1940. Et c’est bien sûr, déniée par les deux parties, l’influence du surréalisme en exil sur la jeune garde artistique américaine».
Tout est donc en place pour que des philosophes français deviennent, dans les années 1970, et presque malgré eux, des rock-stars aux Etats-Unis, créant à leur insu un mouvement idéologique qui va leur échapper.
À SUIVRE …!
(*) «French Theory», François Cusset, La Découverte 2003
** L’identification des personnalités représentées dans ce tableau d’Arthur Kaufmann ( cliquer)
Calendrier de publication de notre série
À l’aube du XXIéme siècle
Par Jacques Trauman
Saison 1
La « French Theory » et les campus américains
Episode 1. Erudition et savoir faire. Jeudi 25 février
Episode 2. Citer en détournant. Vendredi 26 février
Episode 3. Le softpower américain. Samedi 27 février
Saison 2
Comment New-York vola l’idée d’art moderne
Episode 1. Du Komintern à la bannière étoilée. Mardi 2 mars
Episode 2. En route pour la domination mondiale. Mercredi 3 mars
Episode 3. L’apothéose de Pollock. Jeudi 4 mars
Episode 4. La guerre froide de l’art. Vendredi 5 mars
Saison 3
Aux sources du softpower américain
Episode 1. Guerre froide et « Kulturkampf ». Mardi 9 mars
Episode 2. Quand les WASP s’en mêlent. Mercredi 10 mars
Episode 3. Ce n’était pas gagné d’avance. Jeudi 11 mars
Episode 4. Un cordon ombilical en or. Vendredi 12 mars