Qui se souvient encore aujourd’hui de ce mois d’octobre 1956, il y aura bientôt 65 ans, marqué par deux crises internationales majeures : l’Affaire de Suez et la Révolution hongroise ?
Passons rapidement sur l’Affaire de Suez. Il s’agissait pour les gouvernements de la Grande-Bretagne, de la France, et d’Israël, d’en finir avec les gesticulations du président égyptien Gamal Abdel Nasser qui, non seulement, avait nationalisé le canal de Suez mais, surtout, pourvoyait en armes le FLN algérien et ne cessait, dans ses discours tonitruants, de menacer Israël d’extermination.
Certes, dans certains milieux, il est de bon ton, de nos jours, de dénigrer cette expédition, franco-britannique dans la zone du canal et israélienne dans le Sinaï. Nasser, défait militairement, remporta alors une belle victoire politique grâce au soutien de l’URSS et à l’indifférence complice du gouvernement américain. Il est vrai que le président Eisenhower était alors sur le point d’être réélu. On devrait savoir qu’on ne dérange pas nos amis américains lorsqu’ils sont en pleine campagne électorale !
In fine la reculade politique anglaise et française en fut la conséquence. Washington avait en effet entrepris d’attaquer la livre sterling sur les grandes places financières et, du côté de Moscou, le maréchal Boulganine menaçait Paris et Londres de fusées à ogives nucléaires, ce dont les Soviétiques étaient alors totalement incapables.
Guy Mollet, président du Conseil depuis le début de l’année, reconnaîtra plus tard que cette malheureuse affaire a permis, pour le moins, à Israël de garantir son existence. Ce qui est loin d’être négligeable, quoi que l’on puisse penser aujourd’hui du dirigeant socialiste qui était alors dans une relation de très grande proximité avec Ben Gourion et Shimon Peres. En tout état de cause, ce recul des Occidentaux à Suez a permis aux Soviétiques d’avoir la main particulièrement lourde en Hongrie.
Ce petit pays, la Hongrie, n’était alors – et n’est toujours – qu’un des lambeaux de l’ancien Empire des Habsbourg, de moins de 100 000 km². Avant-guerre, le régime autoritaire de l’amiral Horthy avait mené une politique étrangère trop complaisante à l’égard de l’Axe et la Hongrie se trouva naturellement dans le camp des vaincus en 1945. Cela permit à Staline, à partir d’une interprétation erronée des accords de Yalta, d’intégrer la Hongrie dans le bloc de l’Est, dès les débuts de la Guerre froide en 1947.
Ce malheureux pays devint une Démocratie populaire et il s’ensuivit la mise en place d’un régime communiste pur et dur, dans la plus authentique tradition stalinienne, en particulier sous le gouvernement de Mátyás Rákosi (1952-53), ancien agent du Kominterm, qui se qualifiait lui-même de « meilleur élève hongrois de Staline ». Il faut savoir que les anciennes classes dirigeantes, les intellectuels, les étudiants furent particulièrement persécutés par ce pouvoir totalitaire de même que l’Église catholique. C’est ainsi que fut arrêté et torturé le cardinal primat de Hongrie, József Mindszenty, haute figure du catholicisme magyar au pays de Saint-Etienne. Il fut condamné à la réclusion à vie en 1949 sous un fallacieux prétexte d’espionnage.
Rappelons-nous aussi que le grand pianiste György Cziffra, interprète inoubliable de Liszt, arrivé à Paris fin 1956, racontera à quel point il avait été, lui-même, malmené dans un camp de rééducation, ses geôliers se faisant un malin plaisir d’abîmer ses mains !
Dès le début du mois d’octobre, certains milieux de l’opposition clandestine ont cru que le moment était venu de se révolter et de se détacher de l’emprise soviétique. En effet, au printemps précédent, Nikita Khrouchtchev avait dénoncé les crimes de Staline lors du fameux XXe Congrès du Parti Communiste de l’Union Soviétique dont il était le Premier secrétaire.
Il faut savoir que dans la première quinzaine d’octobre, s’était déroulé à Varsovie, ce que l’on appelle proprement ou improprement « l’Octobre polonais ». Ainsi une révolte contre la direction stalinienne du pays avait convaincu Khrouchtchev qu’il était opportun de libérer alors l’ancien dirigeant communiste Gomulka qui passait à tort pour un libéral.
Dans le même temps, le cardinal primat de Pologne, Stefan Wyszyński, assigné à résidence depuis plusieurs années, avait retrouvé son siège archiépiscopal. On crut alors que le scénario de Varsovie pouvait se répéter à Budapest.
Dès le 23 octobre, des manifestations se développèrent aussi bien dans la capitale que dans l’ensemble du pays. On démolit les statues de Lénine et de Staline, on occupa les studios de la radio, on commença à constituer un embryon d’armée populaire de libération. C’est dans ce contexte que l’ancien dirigeant Imre Nagy fut encouragé, dès le 24, à former un nouveau gouvernement provisoire. Nagy était de formation communiste mais dans la mouvance antistalinienne. Il préfigurait ce « socialisme à visage humain » qu’incarnera, douze ans plus tard, non sans naïveté, Alexander Dubček à Prague. En effet, lorsque Nagy succéda, comme chef du gouvernement, à Rákosi de 1953 à 1955, son expérience de libéralisation resta vaine en raison de pesanteurs bureaucratiques et idéologiques.
En ce même 24 octobre le cardinal Mindszenty, libéré par les insurgés, prit la parole à la radio et encouragea le peuple hongrois à combattre pour retrouver sa liberté. Cette effervescence nationale et anticommuniste fit alors un grand effet au sein des opinions occidentales. Les journalistes de l’ensemble du monde libre se précipitèrent à Budapest. L’un d’entre eux, Jean-Pierre Pedrazzini, photographe à Paris-Match, y perdit la vie.
On suivit ces événements de très près à Vienne, ce qui peut se comprendre : les deux capitales sont distantes de moins de 200 kms et les Autrichiens avaient retrouvé leur liberté et leur pleine souveraineté depuis peu avec les « Accords du Belvédère » cosignés par les quatre grandes puissances, en mai 1955. On crut alors, trop rapidement, que le bloc de l’Est était sur le point de se fissurer et que la Hongrie allait rejoindre le camp des démocraties occidentales. Nagy annonça lui-même sur les ondes que son pays se proposait de quitter le pacte de Varsovie, créé l’année précédente contre l’Alliance atlantique. Le peuple magyar constituerait alors une nation d’une quasi neutralité, à l’exemple de la Finlande.
C’en était trop pour les dirigeants de Moscou. On sait aujourd’hui, grâce à l’accès à certaines archives, qu’il y eut un certain flottement au sein du gouvernement soviétique. Khrouchtchev, échaudé par ce qui s’était passé en Pologne, envisagea dans un premier temps une attitude plutôt conciliante, conseillé en cela par le maréchal Joukov, le vainqueur de Berlin en 1945.
Mais, d’après certains historiens, l’Affaire de Suez qui se déroulait de façon totalement simultanée, a pu déterminer les Soviétiques à ne manifester aucune forme de faiblesse. Molotov, en vrai stalinien, récemment revenu en grâce, mit alors Khrouchtchev en demeure de réagir par la force.
À partir du 3 novembre, l’Armée rouge soutenue par des armes blindées pénétra massivement dans l’ensemble du territoire hongrois. Les soviétiques avaient tenu à mobiliser des troupes venues des républiques d’Asie centrale, ce qui terrorisa d’autant plus la population civile. Ainsi, en une dizaine de jours, la répression soviétique fit au moins 30 000 morts. 200 000 personnes, dont des intellectuels et de nombreux étudiants, purent passer la frontière austro-hongroise et se réfugier en Occident, notamment en France.
Le pianiste Georges Cziffra dont nous avons parlé, en est un des exemples les plus notables. Dès le mois de décembre 1956, il devait triompher à Paris, avec l’Orchestre des Concerts Colonne, dans les Concertos de Liszt, sous la direction de Pierre Dervaux. Ses enregistrements des Rhapsodies hongroises restent une référence depuis 60 ans. Une centaine de musiciens hongrois, réfugiés en Autriche, constituèrent un orchestre symphonique d’instrumentistes exilés, le Philharmonia Hungarica, qui entreprendra, une dizaine d’années plus tard, l’enregistrement intégral des 104 Symphonies de Joseph Haydn, sous la direction de leur compatriote Antal Dorati, qui avait quitté sa patrie bien des années auparavant.
Alors un grand mouvement d’empathie à l’égard du peuple hongrois se développa dans la plupart des pays occidentaux. À Paris, des manifestants tentèrent d’incendier le siège du Parti communiste, alors situé au carrefour de Châteaudun. Dans l’ensemble, l’idéal communiste fut alors sérieusement déconsidéré. Nombre d’intellectuels, dont l’historien Leroy-Ladurie, jusqu’alors militants ou « compagnons de route », se désolidarisèrent du PCF.
Quant à Albert Camus, récipiendaire du prix Nobel un an plus tard, il écrivit de très belles phrases en hommage au peuple réprimé et persécuté. Sartre lui-même, qui avait osé écrire que « tout anticommuniste est un chien », éprouva quelques états d’âme, de courte durée, comme on pouvait s’en douter ! Yves Montand et Simone Signoret, alors proches du Parti se trouvaient ces jours-là, par hasard à Moscou, en tournée de concerts. Ils eurent l’occasion de rencontrer Khrouchtchev et de lui faire part de leur réprobation.
La révolution hongroise de 1956 se termina donc par un échec. Il ne pouvait pas en être autrement dans la logique du partage du monde qui était de règle depuis les débuts la Guerre froide. Quel que soit le prétexte, crédible ou non, de la Crise de Suez, l’Occident n’a pas montré, au niveau gouvernemental, un bien grand courage pour venir au secours du peuple magyar.
Les émissions en langue hongroise de La Voix de l’Amérique sont peu de choses face à l’ampleur de la répression. Le cardinal Mindszenty réfugié, d’extrême justesse, à l’ambassade des États-Unis à Budapest, y restera cloîtré jusqu’en 1971, le Vatican obtenant alors son passage à l’Ouest dans le cadre de l’Ostpolitik voulue par le pape Paul VI, mise en œuvre par le cardinal Casaroli. Quant à Imre Nagy, il crut que les Yougoslaves, alors en froid avec Moscou, se montreraient généreux. Mais Tito refusa de l’accueillir dans son ambassade à Budapest et le fit livrer au nouveau pouvoir. Au terme d’un procès bâclé et tenu secret, Nagy fut pendu au printemps de 1958.
L’artisan de la répression soviétique n’était autre que Iouri Andropov, futur patron du KGB et éphémère dirigeant soviétique de 1982 à 1984. Cet Andropov qui, aujourd’hui, passe paradoxalement pour l’un des inspirateurs de Gorbatchev et de sa perestroïka ! Le nouveau gouvernement hongrois installé par « le grand frère russe » sera présidé pendant trente-trois ans par János Kadar, un des dirigeants d’Europe de l’Est les moins bornés. Kadar permit, en effet, un début fort timide de libéralisation économique et il fit adhérer la Hongrie au FMI, cas unique parmi les Démocraties populaires. On a ainsi pu parler, non sans dérision, d’un « socialisme du goulash » !
Il faudra attendre le printemps 1989, quelques mois avant la chute du mur de Berlin, pour que la Hongrie cesse d’être une République populaire. L’évolution de l’URSS sous Gorbatchev constituait alors un arrière-plan encourageant pour la plupart des pays situés au-delà du Rideau de fer. Cette barrière cédera au cours de l’été à la frontière avec l’Autriche. Au même moment, les restes d’Imre Nagy furent solennellement inhumés au cimetière central de Budapest et l’ancien leader de la Révolution d’Octobre 1956 devint un héros national, au même titre que Kossuth au XIXe siècle. Aujourd’hui, la date du 23 octobre est jour de Fête nationale en Hongrie.
Un souvenir personnel nous permettra de conclure. Le mercredi suivant le 23 octobre 1956, au « Club des Chansonniers » de Radio Luxembourg, Pierre Gilbert, de l’équipe de Pierre-Jean Vaillard entonna, sur les paroles et la musique de la célèbre Prière de Brassens, un très émouvant « Je vous salue, Hongrois ». Cela ne s’oublie pas, même après plus de soixante ans…
Sur le sujet de l’insurrection de Budapest en 1956, se reporter à la bibliographie (cliquer) publiée par Sciences-Po