Accueil Livres, Arts, ScènesHistoire Le XXe siècle, un siècle de fer et de sang. Dans la tanière de la louve. Saison 3/2

Le XXe siècle, un siècle de fer et de sang. Dans la tanière de la louve. Saison 3/2

par Jacques Trauman

Le personnel féminin s’en mêle

Janvier 1967
On était au milieu de la Révolution culturelle 文革. Le pays était en plein chaos. Des combats fratricides avaient éclatés un peu partout, des armes a feu étaient couramment utilisées. La production industrielle s’effondrait, quand elle n’était pas carrément à l’arrêt, et les transports en commun étaient devenus inexistants. Bref, c’était la catastrophe.

Jiang Qing  江青 et Lin Biao 林彪 étaient à la tête des rebelles. «Renversez-les tous !», et «Faites la guerre civile !» étaient leurs slogans.

Les usines, les écoles, étaient coupées en deux, entre les pro-rebelles et ceux qui soutenaient le Parti communiste (ceux que l’on nommait les «conservateurs», ou ceux qui  «protégeaient l’Empereur»). Les «conservateurs» avaient, pour l’instant, globalement la main, car ils avaient depuis longtemps amassé énormément de pouvoir.

Mao et Jiang Qing

Mais Mao 毛泽东 se rangea du côté des rebelles. Il avait comme objectif de purger le Parti de ses ennemis, et l’occasion était trop belle.

Olécio partenaire de Wukali

Mao décréta que le rôle de l’armée était d’aider les masses gauchistes, et de donner une formation militaire aux lycéens et aux étudiants, qui, ils le savait, se rangeraient derrière lui. En quelques mois, une véritable armée de deux millions de soldats fut levée par Mao. A Pékin, le Grand Timonier se tourna également vers la Garnison Centrale, ou Unité 8341, commandée par Wang Dongxing 汪东兴, et il se servait du docteur Li 李志绥 pour lui faire passer ses ordres.

Mao ne voulait pas que le docteur Li reste sur la touche, il devait s’engager dans un camp, en l’occurence celui de Mao. Mais le docteur Li résistait autant que possible, jugeant la situation trop fluctuante et dangereuse. Jiang Qing poussait à la roue. Elle accusait le docteur Li de s’enfermer dans Zhongnanhai 中南海 , et de refuser de prendre parti. La pression de Mao et de sa femme Jian Qing afin  que le docteur Li s’engage dans la Révolution culturelle devenait trop énorme. Finalement le docteur Li fut envoyé à l’Usine Textile de Beijing, à l’est de la ville, afin d’accompagner les émissaires de Mao. Le docteur Li, auréolé de sa proximité avec le Chairman, réussit a mettre d’accord toutes les factions rivales et à unir tous les ouvriers de l’usine (un millier environ) sous la houlette, bien sûr du Grand Timonier !

Ce dernier fut positivement ravi, et envoya aux ouvriers une note manuscrite, qui disait: «Camarades, comment allez-vous ? ». La note manuscrite fut photographiée et agrandie des dizaines de fois, puis postée comme une relique sacrée à l’entrée de l’usine. Du coup, tout le monde voulait venir se montrer à l’Usine Textile de Pékin. Des jeunes femmes, essentiellement du petit personnel, servant au Palais de l’Assemblée du Peuple et à Zhongnanhai s’habillèrent en costume militaire et se mirent glorieusement en marche vers l’usine, ou leurs camarades masculins les accueillirent en plein délire. Tous les journalistes étaient là afin de fixer cet événement pour l’éternité.

Étudiants agitant le Petit Livre rouge.

Jiang Qing, qui avait elle aussi pour habitude de s’habiller en militaire, fut enragée de voir du personnel féminin subalterne faire de même, mais Wang Dongxing, qui détestait Jiang Qing et dont le pouvoir ne cessait de s’affirmer depuis quelque temps, la réduisit au silence en affirmant que le Président  en personne était d’accord. Wang s’employait désormais avec succès (mais dans le plus grand secret) à rallier Lin Biao à lui et à le détacher de Jiang Qing. «Je jure que je ferai tout ce qui est nécessaire pour flinguer Jiang Qing», affirmait-il. La révolution culturelle détruisait le pays, mais à Zhongnanhai, les intrigues de palais battaient leur plein, chacun se poussant du coude.

Comme un personnage de roman

13 juin 1967
Pékin sombrait peu à peu dans le chaos; et la situation personnelle du docteur Li ne s’arrangeait pas, Mao restant suspicieux à son égard. La situation du docteur Li devint critique le 13 juin 1967. Ce jour là, il fut décidé que Mao se rendrait à Wuhan, et le docteur Li ne fut pas invité à voyager avec lui. Ce dernier s’alarma: c’était la première fois qu’il n’accompagnait pas le Chairman lors de l’un de ses déplacements! Et Mao une fois parti de Zhongnanhai, Jian Qing pourrait profiter de l’absence de Mao pour le faire kidnapper. Mais à travers le docteur Li, Jiang Qing visait ses pires ennemis, à savoir Wang Dongxing, et surtout, Chou Enlai 周恩来.

Mao parti pour Wuhan, Jiang Qing s’en prit carrément au Chef de l’Etat, et autrefois dauphin désigné de Mao, Liu Shaoqi 刘少奇. Des centaines d’étudiants se réunirent sur Fuyou Street 府右街, juste à l’Ouest de Zhongnanhai, et entonnèrent des slogans hostiles à Liu Shaoqi. C’était la première fois depuis 1949 que Zhongnanhai était assiégé.

Révolution culturelle. Manifestation de masse organisée contre Liu Shaoqi

Le 18 juin, la situation empira. Juste derrière l’auditorium, une foule s’était rassemblée sous le regard impassible de cadres du Bureau du Secrétariat Général et des soldats de la Garnison Centrale; Liu (qui avait presque 70 ans), et sa femme, Wang Guangmei 王光美, se trouvaient au centre de la foule, bousculés et frappés.

Wang Guangmei, épouse de Liu Shaoqi malmenée et violentée


Liu, le chef d’État, et sa femme, soumis à des violences, le docteur Li n’en croyait pas ses yeux! La chemise de Liu fut déchirée et on le tira par les cheveux. Un homme saisit le bras de Liu, le tordit pour le forcer à se pencher en avant afin qu’il prenne la «position de l’avion», buste penché en avant, bras écartés. Ils lui plongèrent  la tête dans la poussière, le giflant et le frappant.

Le docteur Li, écoeuré, quitta les lieux, mais un peu plus loin, le même genre de traitement était infligé à Deng Xiaoping  鄧小平 et à sa femme Zeng Zhi, sauf qu’eux n’étaient pas battus.

Il fallait sortir le docteur Li de ce chaudron. Le 21 juillet, son allié Wang Dongxing, qui était à Shanghaï avec Mao, lui dit qu’un avion de l’armée de l’air l’attendait pour l’emmener lui aussi à Shanghaï. Arrivé à destination, Li fut conduit auprès de Mao, qui souffrait de bronchite et d’herpès (ses excès sexuels en étaient la cause).

Le Chairman voulait parler avec le docteur Li et lui demanda de lui décrire la situation à Pékin. «Ils ne m’écoutent pas», dit Mao en parlant de sa femme Jiang Qin et de sa clique, ils m’ignorent». C’est ainsi que le docteur Li comprit que Mao n’avait pas ordonné les attaques de Zhongnanhai.

Finalement, Chou Enlai négocia un compromis entre les différentes factions en lutte à Wuhan, et Mao put y entrer en triomphe. «Longue vie au Président Mao, longue vie au Président Mao», scandait la foule.

De gauche à droite : Zhou Enlai, Lin Biao, Mao Tsé-Toung et son épouse Jiang Qing. 4 avril 1967 à Pékin

Clairement, Mao ne contrôlait plus la bande de gauchistes qui, menée par sa propre épouse, mettait Pékin a feu et a sang. Le vrai pouvoir de la Révolution culturelle était alors entre les mains de Jiang Qin et de sa clique, et Mao en était manifestement très mécontent. Alors qu’ils étaient encore à Wuhan, Mao lisait un jour des nouvelles de Lu Xun (grand écrivain chinois 1881-1936); soudain, Mao leva les yeux et s’adressa au docteur Li. Il se mit à parler d’un des personnages les moins aimables de Lu Xun, une certaine servante A Jin, qui aimait à mettre ses nombreux petits amis dans l’embarras. «Ye Qun (la femme de Lin Biao) est juste comme A Jin; et il en est de même pour Jiang Qing», commenta Mao. Sous-entendu, ce sont toutes des garces.

Mais même s’il était perturbé par les désordres causés par sa diabolique épouse, il ne fit rien pour la stopper.

Une histoire de rage de dents

Non, Mao ne fit rien pour la stopper, pas plus qu’il ne défendit le docteur Li dans l’affaire qui va suivre. Mais on est en droit de se demander si, a ce moment là, il le pouvait vraiment ?

Jiang Qing accusa d’abord le docteur Li et sa femme d’être des contre-révolutionnaires, une accusation extrêmement grave. En ce qui concerne la femme du docteur Li, Lillian, c’était facile; elle avait dans le passé travaillé pour des Anglais et des Américains et elle avait des parents à Taïwan. Une enquête fut ouverte, qui n’aboutit pas.

Jiang Qing, assis à droite Zhou Enlai

Jiang Qing tenta alors une autre approche. Le 1er juillet 1969, jour anniversaire de la fondation du Parti communiste chinois, et après une célébration au Palais de l’Assemblée du Peuple, Jiang Qing  se plaignit d’un mal de dents. Wang Dongxing envoya chercher le docteur Li, qui protesta: «C’est un dentiste qu’il lui faut». Li sentiT le piège, mais il n’avait pas le choix, il dut quand même aller examiner Jiang Qing.

Le docteur Li envoya chercher deux dentistes à l’hôpital 301  三〇一医院 de l’Armée de Libération du Peuple, qui se rendirent au domicile de la femme de Mao, où ils attendirent six jours, pas moins!!!

Enfin, Jiang consentit à les recevoir. En effet, la dame avait une dent en train de se déchausser et qui, de plus, était peut-être infectée. Il fallait donc arracher la dent, et Jiang Qing y consentit.

Les dentistes décidèrent de lui injecter des antibiotiques et procédèrent à des examens afin de déterminer s’il y avait des risques d’allergies.

Tout se passa bien, mais une demi-heure plus tard, Jiang Qing devint hystérique, prétendant que tout son corps la grattait. «Il y avait du poison dans cette injection», hurlait-elle. Le docteur Li examina Jiang, mais tout était normal, le pouls, le coeur, et il n’y avait aucune cause aux démangeaisons.

Jiang se précipita chez Wang Dongxing: «Li Zhisui a essayé de m’empoisonner», hurla t-elle.

Le docteur Li réalisa soudain la gravité de l’accusation, et, paniqué, il dit à Wang qu’il voulait tout raconter à Mao. Wang le lui déconseilla, lui disant que Jiang lui avait demandé de rapporter le crime au Président, donc ça n’était pas au docteur Li de le faire.

Au bout d’un moment, le président Mao apparu dans le hall, et le docteur Li s’approcha de lui pour le saluer. Mao lui jeta un regard vide, sans lui dire un mot, et se dirigea droit vers la chambre de Jiang. Puis Mao ressortit, passa devant le docteur Li comme s’il n’existait pas et partit. La situation devenait extrêmement dangereuse.

«Jiang utilise toutes sortes de ficelles, elle pourrait essayer de vous kidnapper. Le mieux serait sans doute que vous alliez vous cacher à l’Usine Textile de Pékin , mes troupes y sont, elles vous protégeront. Vous y seriez en sécurité», dit Wang Dongxing au docteur Li. Le docteur s’y cacha deux semaines, coupé du monde et sans aucune nouvelle.

Alors n’en pouvant plus, il sortit et alla voir Wang; il apprit ce qui s’était passé. Jiang avait réuni toutes les secrétaires, les gardes du corps, les infirmières de Zhongnanhai et leur avait fait signer un document attestant que le docteur Li avait cherché à l’empoisonner. Elle demanda à la femme de Lin Biao, Ye Qun 叶群, de faire analyser ce qui restait de l’injection, sous-entendu il faudrait que l’analyse incrimine clairement le docteur Li. Mais Ye Qun, ainsi que Lin Biao lui-même, travaillés par Wang Dongxing, se détachaient peu à peu de Jiang. Ye Qun fit donc analyser l’injection par l’Académie des Sciences Médicales, qui conclut que cette injection était inoffensive. Jiang Qing devint folle de rage, et se plaignit amèrement à Ye Qun.

Wang Dongsing et Mao (photo 1955)

Cependant le docteur Li se rendait bien compte qu’il n’était qu’un pion dans une lutte féroce qui opposait Jiang Qing et ses ennemis, au premier rang desquels Chou Enlai. Jiang cherchait à entraîner Lin Biao à ses côtés, mais ce dernier, comme nous l’avons vu, se détachait peu à peu des «gauchistes».

C’est alors que deux nouveaux médecins furent envoyés au chevet de Jiang, et elle leur demanda de signer un document attestant que le docteur Li avait cherché à l’empoisonner. Les deux médecins furent stupéfaits et demandèrent à Wang Dongxing ce qu’il fallait faire. Ce dernier leur conseilla de dire la vérité. Mais Jiang avait toujours le document signé par les secrétaires, les gardes du corps et les infirmières, et elle le montra à Chou Enlai, lui demandant de le faire arrêter. Ce dernier résista. Il fit remarquer que l’ordre d’arrestation devait venir de Mao en personne, et fit également remarquer que si le docteur Li avait voulu assassiner quelqu’un, le Président en personne aurait été pour lui une cible bien plus facile.

Deux semaines passèrent. Finalement, Mao dit à Chou Enlai que «Li Zhisui est avec moi jour et nuit. Si c’était un contre-révolutionnaire, pourquoi n’aurait-il pas essayé de me faire du mal, à moi plutôt qu’à Jiang Qing ? Ce serait bien plus facile pour lui de me faire du mal à moi plutôt qu’à elle».
Décidément, Mao ne contrôlait plus Jiang, mais l’affaire s’arrêta là.

Dernier détail: selon le Livre noir du communisme (**), le régime de Mao –Révolution culturelle, Grand bond en avant, etc.– aura fait 65 millions de morts…

(*)«La vie privée du Président Mao», Li Zhisui, Plon, 1995
«The private life of Chairman Mao», Li Zhisui, Random House, 1995
(**) «Le livre noir du communisme », rédigé par un collectif d’universitaires, Editions Robert Laffont, 1997

Ne manquez pas la suite de cette série : Le XXème siècle, un siècle de fer et de sang
par Jacques Trauman

Mao Zedong毛泽东,
Prochain épisode 
Guerre et paix
vendredi 2 avril

Récapitulatif des épisodes précédents

Préambule
Une série de 15 articles/ Staline, Hitler et Mao

Saison 1
Staline
1/1 Une sympathique petite équipe
1/2 Un dîner qui finit mal
1/3 Le tribunal des flagrants délires
1/4 Une improbable rencontre
1/5 Un mélomane passionné

Saison 2
Hitler
2/1 Dans la tanière du diable
2/2 Le style c’est l’homme
2/3 Hitler chef de guerre
2/4 Le commencement de la fin
2/5Vingt-quatre heures avant l’apocalypse

Saison 3
Mao Zedong毛泽东
3/1 La momie de  Zhongnanhai
3/2 Mao et Staline
3/3 Dans la tannière de la louve
3/4 Guerre et Paix
mise en ligne à partir du vendredi 2 avril
3/5 Nous sommes informés de tout, nous ne savons rien
mise en ligne à partir du vendredi 9 avril

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