Jusqu’au 14 novembre 2021, la Fondation Maeght propose une première mondiale en réunissant les cinq artistes de l’exceptionnelle famille Giacometti originaire du village suisse de Stampa : Giovanni, Augusto, Alberto, Diego et Bruno Giacometti, cinq artistes aux parcours différents mais entremêlés. Sous le commissariat de Peter Knapp, l’exposition « Les Giacometti : une famille de créateurs » invite à découvrir les talents et les influences artistiques de chacun dans leurs domaines de prédilection : peinture, sculpture, design et architecture.
Cette exposition originale permet de découvrir à travers plus de 300 œuvres l’importance de cette famille dans le tournant de la modernité de la première moitié du XXe siècle. Autour d’Alberto Giacometti, le plus connu de la famille pour ses sculptures emblématiques, les visiteurs pourront découvrir le travail de son père Giovanni, dont les peintures recèlent une puissance chromatique extraordinaire et qui compte, avec Ferdinand Hodler, Cuno Amiet et Félix Vallotton, parmi les peintres phares de la modernité suisse.
L’exposition met également en lumière l’œuvre d’Augusto, cousin d’Alberto, précurseur de l’art non figuratif, qui amorce avec ses premiers pastels réalisés à Paris au début du XXe un langage personnel abstrait et coloré ; l’œuvre de ses deux frères, Diego son cadet, l’autre « paire de mains » et modèle de prédilection d’Alberto, qui s’illustra notoirement dans la création de pièces d’arts décoratifs et Bruno, le plus jeune, qui exerça le métier d’architecte et dont la vaste production en fit un représentant majeur de la modernité d’après-guerre en Suisse.
La relation intime que chacun d’eux entretient avec leur village natal, Stampa, dans le canton des Grisons en Suisse, devenu aujourd’hui un lieu incontournable de l’histoire de l’art moderne, est mise en exergue tout au long de l’exposition. Les sculptures et dessins d’Alberto Giacometti appartenant à la collection de la Fondation Maeght, seront accompagnés par un ensemble de peintures, films, photographies d’archives et objets provenant des collections privées ou de musées comme le Bündner Kunstmuseum de Chur (Suisse), le MASI à Lugano (Suisse), le Kunstmuseum de Bâle (Suisse), le Musée des Arts Décoratifs (Paris) et la Fondation Giacometti (Paris).
Giovanni Giacometti.
Peintre, 1868-1933
Giovanni Giacometti, père d’Alberto, Bruno et Diego, compte avec Félix Vallotton, Ferdinand Hodler et Cuno Amiet (ces deux derniers sont parrains de ses fils) parmi les artistes les plus influents de la modernité dans la peinture suisse du début du XXe siècle entre impressionnisme, post-impressionnisme et fauvisme.
Après des séjours à Munich, Paris et en Italie, il s’installe à Stampa et peint les paysages aux bords des lacs de l’Engadin utilisant une palette de couleurs unique pour l’époque. Influencé par l’école de Pont-Aven, ses œuvres recèlent une puissance chromatique extraordinaire. Le talent de coloriste du peintre fait vivre dans ses toiles l’harmonisation originale et vibrante de la lumière et des paysages de la vallée de Stampa, pourtant plongée dans l’obscurité plusieurs mois dans l’année. « La constance de mon cheminement, c’est ma vision de la lumière »1 confiera Giovanni à la fin de sa vie. Tous les moyens sont bons pour exalter la lumière, des aplats aux touches serrées et rythmées.
Il participe à l’Exposition universelle de Paris (1900), au Kunstlerhaus de Zurich (1906) et expose à la Galerie Thannhauser à Munich (1909). Giovanni Giacometti participe au mouvement « Die Brücke ». Cette association, créée par Ernst Ludwig Kirchner, Erich Heckel, Fritz Bleyl et Karl Schmidt-Rottluff, est considérée comme le cœur de l’expressionnisme allemand.
L’œuvre de Giovanni Giacometti ne manque pas de susciter l’intérêt. À cette époque, Giovanni Giacometti a atteint le sommet de son art. Sa touche, anciennement fine, presque pointilliste, a laissé place à des tâches épaisses et courtes. Au-delà de sa maîtrise du geste et du pinceau, il y a aussi la grande puissance de ses images. Il peint les couleurs pures et autonomes. À partir de 1907, Giovanni Giacometti s’intéresse à l’estampe, une technique de gravure redécouverte et mise au goût du jour par l’expressionnisme. La Commission fédérale des beaux-arts demande à Giovanni Giacometti d’être le commissaire de la douzième exposition internationale des beaux-arts de Venise de 1920. Giovanni Giacometti en profite pour emmener son fils Alberto dans la Cité des Doges. Père aimant et attentif, il s’attache à transmettre son goût pour l’art à ses fils qu’il souhaite voir devenir artistes. Conscient du talent de ses enfants notamment de celui d’Alberto, il poussera son aîné à quitter le domicile familial pour entamer la carrière qu’on lui connaît. Le talent et la modernité de Giovanni Giacometti ont contribué de manière essentielle au renouvellement de la peinture suisse du XXe siècle.
1 Les Cinq Giacometti, Beat Stutzer et Peter Knapp, Éditions du Chêne, 2017.
Augusto Giacometti
Peintre, 1877-1947
Augusto Giacometti, le cousin de Giovanni, est sans conteste l’artiste suisse le plus polyvalent et le plus original de la première moitié du XXe siècle selon Beat Stutzer, conservatrice et spécialiste de l’œuvre des Giacometti.
Après s’être formé au dessin à l’École des arts appliqués de Zurich, Augusto poursuit ses études à Paris de 1897 à 1901. Après un long séjour à Florence de 1902 à 1915, il s’installe définitivement à Zurich en 1915. L’influence de la lumière particulière de son village natal de Stampa sera déterminante pour bon nombre de ses toiles. Augusto ne cesse de retourner dans son village de Stampa pour de longs séjours, en général durant l’été. Augusto Giacometti compte parmi les pionniers de la peinture non figurative parmi lesquels Vassily Kandinsky (avec qui il exposera au Kunsthaus de Zurich en 1925), Piet Mondrian aux Pays-Bas ou Kasimir Malevitch en Union soviétique.
Dès 1899, la réinterprétation des vitraux du Moyen Âge qu’il réalise grâce à des pastels colorés annonce les débuts d’une abstraction inédite et témoignent de son talent de coloriste. Ses œuvres semblent animées d’une lueur propre bouleversant la composition traditionnelle par un séquençage et une absence d’horizon. Jusqu’à la fin de sa vie, en 1947, il ne cessera de pousser à son paroxysme la force de ses couleurs. Elles sont la substance essentielle de sa peinture.
Le style d’Augusto Giacometti connaît une évolution significative en 1918 : il applique ses couleurs avec plus de finesse et ses tons, généralement sombres, se mêlent les uns aux autres de manière imperceptible pour former des silhouettes légères, nuageuses, sans contours : la peinture pour la peinture.
Les paysages et les portraits d’Augusto Giacometti, plus particulièrement ses Fantaisies chromatiques réalisées entre 1910 et 1920, constituent son apport décisif à l’art moderne. Artiste résolument ouvert à toutes les nouveautés, il eut des échanges constants avec les mouvements et les groupes d’artistes ou poètes d’avant-garde de son temps : en Italie avec les futuristes et à Zurich avec les dadaïstes comme Marcel Janco, Tristan Tzara, Jean Arp et Sophie Taeuber-Arp.
Augusto Giacometti s’est rapidement imposé comme l’un des plus grands artistes suisses comme en témoigne sa présidence de la Commission fédérale des beaux-arts de 1939 jusqu’à sa mort en 1947. Une rétrospective à la Biennale de Venise lui est consacrée en 1932, quelque trente ans avant qu’Alberto n’y soit, à son tour, couronné par le Grand Prix international de sculpture. Celui dont l’épitaphe est sculptée sur sa tombe : QUI RIPOSA IL MAESTRO DEI COLORI représente l’un des plus importants contributeurs de l’avant-garde suisse.
Alberto Giacometti
Peintre, sculpteur, dessinateur, 1901-1966
Fils aîné de Giovanni, Alberto Giacometti baigne dès son enfance dans le monde de la création artistique. Grâce à la bibliothèque de son père, il ne tarde pas à se familiariser avec l’histoire de l’art, en découvrant notamment Holbein, Rembrandt, Vélasquez et Hokusai dont il recopie inlassablement les chefs-d’œuvre. Une habitude qu’il pratiquera toute sa vie. Ces travaux d’un « débutant ne connaissant manifestement aucune difficulté », selon l’historien d’art Dieter Koepplin, sont la marque de son talent précoce et d’un travail acharné.
De l’héritage de l’œuvre de son père sans rupture avec la réalité, Alberto ne cessera de se questionner sur la représentation du réel jusqu’à admettre « qu’il était impossible de faire une peinture ou une sculpture telle qu’[il] le voyait et qu’il fallait abandonner le réel. »1 Alberto Giacometti a partagé son temps entre son atelier de la rue Hippolyte-Maindron à Paris, où il s’installe en 1926, et son village natal de Stampa dans lequel il disait retrouver « les vallées étroites et sombres de Paris ».
On ne peut s’empêcher d’associer la force compacte, voire obscure, de ses bronzes à l’inquiétante majesté des roches alpines : « Je me suis juré de ne plus laisser mes statues diminuer d’un pouce. Alors il est arrivé ceci : j’ai gardé la hauteur mais c’est devenu mince, mince, immense et filiforme », constate-t-il dès 1945.
Devenu célèbre grâce à ses sculptures – notamment L’Homme qui marche (1960), chef-d’œuvre dont la Fondation Maeght est la seule institution à posséder les deux versions – Alberto Giacometti a également été peintre, dessinateur et lithographe et reste aujourd’hui l’un des artistes les plus importants du XXe siècle.
Bien que faisant déjà partie des personnalités de premier plan du mouvement surréaliste dans le Paris des années 1930, ce sont ses créations d’après-guerre qui restent son héritage artistique emblématique. C’est ainsi qu’en 1956, Alberto Giacometti expose pour la première fois à la Biennale de Venise, dans la salle principale du pavillon français. Il participe une seconde fois à la Biennale de Venise en 1962 où il remporte le grand prix de sculpture. La célébrité d’Alberto a permis la conservation des archives familiales entraînant toute la famille unie pour toujours. Alberto Giacometti rejoint la Galerie Maeght en 1947. Dès lors, une profonde amitié le lie à la famille Maeght. La Fondation Maeght a présenté en 1978 et 2010 deux expositions monographiques de son œuvre.
1 Op. cit Alberto Giacometti “ Pourquoi je suis sculpteur”. Fondation Giacometti 2016
Diego Giacometti
Sculpteur, designer, 1902-1985
Diego Giacometti s’est immédiatement identifié – avec sa légendaire discrétion et une modestie sans égale, mais non sans fierté – comme le véritable alter ego d’Alberto, son frère aîné de treize mois. Il se met à la disposition de son « autre soi-même » pendant des décennies. Autour de leur relation fusionnelle, Diego est à la fois le modèle de prédilection, l’assistant et le conseil d’Alberto. Alberto crée la nuit et le jour, Diego met en place les armatures des œuvres sculptées, supervise les moulages des plâtres, la fonte des bronzes, réalise les patines. En 1933, le décorateur Jean-Michel Franck commande aux frères Giacometti des meubles et accessoires décoratifs en plâtre ainsi que des luminaires pour ses clients de renom : Elsa Schiaparelli, le baron de l’Espée, Nelson Rockefeller, etc. Durant la Seconde Guerre mondiale, alors qu’Alberto rejoint Stampa, Diego reste à Paris afin de préserver l’atelier d’Alberto. Après la Libération, encouragé par son frère, Diego entame une carrière d’artiste « meublier ». C’est à cette époque que la famille Maeght lui demande de réaliser une partie de son mobilier. Depuis ces années de collaboration avec son frère, Diego Giacometti façonne son mobilier comme des sculptures, utilisant le bronze ou le fer battu dans ses structures fines et légères avec son propre bestiaire. Ses épreuves uniques ou tirées à quelques exemplaires séduisent les collectionneurs. À l’inverse de ses contemporains, l’art décoratif de Diego est plus radical voire économe et séduit les passionnés férus d’art contemporain en alliant décors et représentations de végétaux ou d’animaux inattendus. Au bestiaire rustique de son enfance (cerfs, loups, chouettes et hiboux), il intègre des animaux du quotidien (souris, chats, chiens, grenouilles et moineaux). À partir des années soixante-dix, sa notoriété s’affirme. Il reçoit d’importantes commandes de mobilier, notamment pour la famille Maeght ou pour des lieux d’exception tels l’hôtel particulier d’Hubert de Givenchy. |
Tous les éléments de décoration de la Fondation Maeght – bancs, poignées de porte, lampes et lampadaires des toits-terrasses – sont des créations de Diego Giacometti ainsi que l’ensemble du mobilier du café – étagères, comptoir, lampe, chaises, tabourets et tables. Diego Giacometti exécute sa dernière commande publique en 1985 pour le musée Picasso à Paris pour lequel il réalise un ensemble de cinquante pièces – chaises, bancs, tables basses et luminaires. Lorsqu’il accepte ce travail prestigieux Diego a quatre-vingts ans. Il y consacre les trois dernières années de sa vie, aidé de son assistant Philippe Anthonioz. La même année, il expose au musée Tavet-Delacour de Pontoise avec un groupe de sculpteurs dont Matisse, Degas, Calder et Miró. Il décède trois mois plus tard, alors que l’exposition est en cours.
Bruno Giacometti
Architecte, 1907-2012
Bruno Giacometti, le plus jeune frère, fut un violoniste de talent dès son plus jeune âge. Son père et son frère l’ont d’ailleurs représenté en dessin ou en peinture jouant de son instrument fétiche. Il choisira de faire des études d’architecture à l’ETH, école polytechnique fédérale de Zurich, auprès des modernistes Otto Salvisberg et Karl Moser.
En 1930, Bruno Giacometti intègre le cabinet d’architectes zurichois de Karl Egender où il travaille pendant dix ans avant de devenir indépendant. Il exercera tout au long de sa vie le métier d’architecte. Sa vaste production, qui compte des maisons individuelles mais aussi des lotissements et des édifices publics, fait de lui un représentant majeur de la modernité d’après-guerre.
Le val Bregaglia occupe une place centrale dans son œuvre car entre les années 1940 et 1960, il y réalise un nombre important de bâtiments. Il conçoit, entre autres, les plans du Hallenstadion de Zurich, en 1939, qui accueille manifestations sportives et concerts. La même année, il réalise le Pavillon de la mode et du textile pour l’Exposition nationale suisse à Zurich. C’est avec la construction du pavillon suisse de la Biennale de Venise de 1952 que Bruno Giacometti accède à la reconnaissance internationale.
Le style de Bruno Giacometti, proche des principes du Bauhaus, est d’un modernisme simple qui met l’accent sur la fonctionnalité et la forme, ce qui l’amènera à concevoir hôpitaux, églises, bâtiments d’habitation… . Ce style le fera reconnaître comme l’un des architectes suisses les plus remarquables de l’après-guerre. Bruno Giacometti, fidèle à sa famille, sera également concepteur et commissaire pour des expositions sur le travail de son père Giovanni et de ses frères Alberto et Diego. En tant qu’ayant droit et fin connaisseur de l’œuvre de son père et de ses frères, il a contribué à perpétuer leur mémoire et à rendre accessible au public le formidable patrimoine artistique de cette famille exceptionnelle. Il prête souvent et volontiers leurs œuvres. Il a fait don avec son épouse Odette d’une partie de sa collection au Musée des Arts Décoratifs de Paris et a eu à cœur de créer la Fondation Giacometti au sein de la Kunsthaus de Zurich. Il meurt à l’âge de 105 ans.