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Paul Klee : Aller-retour de la Suisse à l’Allemagne de Weimar (ou la Comédie humaine de Paul Klee)

par Yasmine Harras Pelletier
Construit de verre et d’acier en 2005 par l’architecte italien Renzo Piano à Berne en Suisse, le Zentrum Paul Klee offre la plus importante collection d’œuvres de l’artiste originaire du canton (1879-1940). En forme d’ondes, ces trois petites collines se fondent dans le paysage environnant. Le musée présente également une sélection changeante d’expositions temporaires d’artistes contemporains. 

Paul Klee est souvent perçu comme un artiste apolitique. L’exposition intitulée Menschen unter sich ou, en français les êtres humains entre eux, laisse entrevoir une autre réalité, en présentant la vision engagée de l’artiste. Elle met en évidence principalement des dessins au crayon et à la plume de l’artiste et montre la dimension parfois sociale de l’œuvre de Paul Klee.

Paul Klee Bauhaus
Paul Klee, Candide chapitre 1 « Cap. chassa Candide du château à grands coups de pied dans le derrière », 1911, Plume sur papier, Zentrum Paul Klee, Berne

« Venez ! Votre présence me rendra la vie ou me fera mourir de plaisir » Voltaire, Candide ou l’optimisme, chap. 22

Né en décembre 1879 à Münchenbuchsee d’une mère chanteuse lyrique et d’un père professeur de musique, il passe son enfance et sa jeunesse à Berne. Le peintre allemand, Paul Klee figure aujourd’hui parmi la liste des plus grands artistes du XXe siècle. Ses premiers croquis arborent de nombreux motifs bernois : des vues de l’Aar, la cathédrale de Berne ou encore la tour du Zytglogge ; il expérimente d’ailleurs dès cette époque la distanciation et la déformation du sujet. Paul Klee vit d’ailleurs plus de la moitié de sa vie à Berne.

En 1906, il lit avec un grand intérêt Candide, ou l’optimisme et cette lecture éveille chez lui le désir de devenir illustrateur. Il illustre bénévolement l’œuvre du philosophe Voltaire. Dans ce conte philosophique et satirique, l’auteur se dresse contre l’optimisme excessif en faisant la promotion du scepticisme avec beaucoup d’esprit. Voltaire y dénonce en fait l’aristocratie arrogante, l’inquisition ecclésiastique, la guerre et l’esclavage ; en se moquant de l’utopie naïve du peuple menant une vie insouciante. Plus de 150 ans après la parution du conte, Paul Klee s’essaie en 1911 à un nouveau langage pictural : avec des femmes et des hommes dessinés d’une manière très simple en bâtons, il illustre très habilement l’ironie de l’œuvre de Voltaire. L’artiste simplifie et transforme les éléments en utilisant des formes géométriques, des motifs, des écritures. Ce qui intéresse Klee est non seulement de rendre fidèlement le contenu du roman, mais il est aussi attiré par la langue simple, poétique et satirique du texte, qui marquera sa propre signature artistique.

Ces illustrations sont des dessins au trait, réalisés à la plume, dans lesquels l’intrigue est réduite à l’essentiel. Le peintre du rêve y montre des moments où l’action prend un tour dramatique dans un univers où tant le contexte que l’arrière-plan sont quasiment absents. Les personnages sont presque comme des marionnettes qui interagissent grâce à leur gestuelle.

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« Menschen unter sich »

À travers sa plume ou son crayon, on découvre que Paul Klee s’intéressait à l’organisation de la société, et faisait aussi une certaine critique des organes du système. Une salle thématique est d’ailleurs consacrée à la dynamique au sein de la famille et aux jeux des enfants et permet de comprendre son attachement aux siens. En 1906, la pianiste Lily Strumpf et Paul Klee se marient et déménagent à Munich, leur fils unique naît l’année suivante. Avant que Paul Klee ne devienne célèbre, grâce à sa carrière d’artiste, il assume un rôle non conventionnel pour l’époque au sein de sa famille : il est homme et père au foyer.

Alors que Lily assure la subsistance de la famille en enseignant le piano et en tant que musicienne de chambre, Paul s’occupe de la maison et de leur fils Felix. Klee élève leur enfant, s’occupe du ménage et installe un atelier de fortune dans la cuisine. Cette répartition des rôles s’inverse lorsque son succès grandit. Si le noyau familial est un motif fréquent de l’œuvre de l’artiste qui est d’ailleurs intime, il représente ses membres comme des personnages tragi-comiques, qui se caractérisent par leur proximité mais aussi les émotions qui les lient entre eux. L’ensemble de son œuvre est d’ailleurs une palette des beautés et horreurs de notre monde. En effet, il ne s’agit pas de réduire Klee a des images ludiques et gaies car il en existe toujours plusieurs interprétations.

Paul Klee Bauhaus
Paul Klee, Dispute, 1929, peinture à l’huile sur toile ; Zentrum Paul Klee, Berne

Le parti pris retenu de cette exposition opte pour un parcours chronologique, elle éclaire le cheminement de l’artiste entre le début des années 1910 jusqu’aux années 30 et son exil en Suisse. Les années 1920 lui apportent une reconnaissance artistique et sociale. D’abord nommé au Bauhaus de Weimar puis à Dessau, il sera le voisin de Kandinsky. En 1931, il est appelé à l’Académie des Beaux-Arts de Düsseldorf mais cette période de succès en Allemagne sera courte ; il se voit en effet classé parmi les artistes « malades mentaux » dans l’exposition itinérante national socialiste sur l’« art dégénéré » (Entartete Kunst) ; on lui retire l’autorisation d’enseigner. Il décide alors d’émigrer en Suisse avec sa femme Lily. Cette exposition montre combien l’artiste s’est nourri du dialogue avec d’autres artistes, notamment les peintres du Bauhaus de Weimar où il enseigne dès 1919 ; mais aussi son environnement immédiat, tel que sa famille ou plus éloigné. Elle permet une réflexion sur la cohabitation des être humains, parfois dans les rapports familiaux, parfois plus politiques.

 « Je sais aussi, dit Candide, qu’il faut cultiver notre jardin. » — « Vous avez raison, dit Pangloss ». — « Travaillons sans raisonner », dit Martin ; « c’est le seul moyen de rendre la vie supportable ». Voltaire, Candide ou l’optimisme, chap.  30

C’est dans le quartier Elfenau à Berne que sont nées les dernières œuvres du peintre ; les techniques expérimentales utilisées par l’artiste sont très variées : peinture au dessus des travaux, découpage, juxtapositions, utilisation de toiles de jutes de sacs de pommes de terre qu’il allait récupérer auprès des paysans alentour. Cela permet de saisir la puissance créatrice dont fait preuve l’artiste tant sur les utilisations de techniques, de matériaux que sur ses conditions de travail : malgré l’exil et la maladie — auto immune dégénérative rare : la sclérodermie — qui le fera souffrir à la fin de sa vie. L’exposition se termine par des peintures de Klee sur le thème de la nature, et en particulier les jardins ; où Paul Klee a trouvé tout au long de sa vie épanouissement et contentement. Klee considérait en effet les jardins comme lieu de découverte de soi, il y trouve l’inspiration. Bel hommage rendu à sa vision, le Zentrum a mis en place un jardin partagé.

Le fait que la dernière salle ne contienne que des œuvres en couleurs constitue un contraste saisissant puisque les autres salles étaient majoritairement constituées d’œuvres en noir et blanc. C’est d’ailleurs son voyage en Tunisie d’avril 1914 qui a transformé son art, c’est là qu’il a la « révélation de la couleur », la lumière et les couleurs observées lui donneront goût à l’aquarelle et la peinture, il déclare d’ailleurs après ce voyage « La peinture et moi ne faisons plus qu’un ».

Paul Klee Bauhaus
Paul Klee, Jardin au bord du ruisseau, 1927, crayon, pinceau et aquarelle ; Zentrum Paul Klee, Berne

Paul Klee décède en juin 1940 à Locarno ; il aura passé plus de la moitié de sa vie en Suisse mais c’est en tant qu’étranger qu’il naît et meurt en Suisse malgré plusieurs tentatives pour obtenir la naturalisation. 

Le Zentrum Paul Klee est à quelques pas du cimetière de Schlosshalden. L’épitaphe gravée sur sa tombe (écrite en 1920) évoque très simplement d’autres mondes : « Ici-bas, je suis impalpable. C’est que je vis aussi bien parmi les morts que chez les enfants à naître. Un peu plus près du cœur de la création que d’ordinaire. Mais encore bien trop loin. »

BeweGrund

Dans le cadre de cette exposition, la compagnie de danse a conçu et réalisé six chorégraphies qui dialoguent avec les dessins de Klee, qui font souvent apparaître des êtres entretenant des relations chargées de tensions. Dans plusieurs de ses œuvres, les personnages ont en effet un caractère théâtral, leurs émotions semblent exacerbées. Paul Klee a occupé une place déterminante dans le mouvement expressionniste et le travail créatif de BewegGrund y fait écho, des images de danse mises en scène sont intégrées sous forme de projections vidéo. La diversité des participants se retrouve dans les œuvres de Klee.

BewegGrund est une association fondée en 1998 qui s’engage en faveur de l’égalité des chances : son objectif est d’amener des personnes handicapées ou non à être ensemble de manière naturelle. L’exposition est présentée jusqu’au 22 mai 2022 au centre Paul Klee de Berne. — Plus d’informations ici 

 

 

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