Dans la société occidentale, un nombre toujours croissant de personnes sont d’avis que la religion, si présente autrefois, est bonne à jeter aux oubliettes. Les lieux de culte sont désertés, les enseignements des Écritures naguère sacrées n’éveillent plus que l’indifférence. Les grands récits de la Bible – le déluge, le passage de la mer Rouge, la conquête de Canaan – réduits à l’état de mythe par la critique historique n’ont conservé qu’une valeur littéraire. À plus forte raison, certains épisodes mineurs des deux Testaments semblent d’une telle naïveté qu’on les considère au mieux comme des contes pour les enfants.
Ainsi dans les Évangiles de la nativité trouve-t-on beaucoup de merveilleux, tel l’épisode des Rois mages qui donne lieu à la fête du 6 janvier avec sa traditionnelle fève cachée dans la pâte de la galette. L’histoire figure dans l’Évangile de Matthieu qui rapporte que trois mages – les savants de l’époque – ayant observé le lever d’un astre particulier dans le ciel, y virent le présage de la naissance d’un messie, un sauveur de l’humanité. Ils se mirent en route et l’étoile les conduisit jusqu’à Bethléem, où Jésus venait de naître. Ils lui offrirent des cadeaux somptueux, d’où la tradition qui en fit des rois. L’anecdote est si plaisante que d’autres embellissements s’y ajoutèrent ensuite. On donna aux mages des noms. L’un deux, Balthazar, devint un prince noir, en sorte que tous les peuples de la Terre fussent représentés.
Imaginer que l’évangéliste lui-même prenait son récit au pied de la lettre serait sans doute lui faire injure. S’il l’insère dans une œuvre qui, par ailleurs, est constituée de multiples faits donnés pour historiques dont un grand nombre fort plausibles, c’est qu’il espère stimuler la réflexion de ses lecteurs en s’adressant à leur imagination, laquelle est bien souvent plus persuasive que la froide raison.
Qu’est-ce que Matthieu veut suggérer par la légende des Rois mages ? À toutes les époques, les humains ont eu le sentiment que tout allait de travers, que le monde courait à sa perte. Comment faire face à la situation ? D’âge en âge, quelques sages se montrent plus attentifs aux signes des temps. Ils cherchent à les interpréter, à découvrir ce qui pourrait renflouer la barque de l’humanité. Telle fut la quête de nos trois rois, qui les entraîna à une découverte tout à fait inattendue. L’étoile leur prétendit que ce qui pouvait sauver le monde était un faible enfant qui venait de naître, non pas dans un palais comme ils l’auraient cru – ils ont d’ailleurs fait une halte chez le roi Hérode –, mais chez de pauvres gens inconnus. Face à un tel paradoxe, les mages auraient pu envoyer l’étoile balader sur une autre orbite ! Pourtant ils acceptèrent son étrange révélation.
Peut-être le message de l’étoile s’adresse-t-il tout autant à nous qu’à eux. Le monde n’est-il pas en péril de nos jours ? Les scientifiques s’alarment, certains chefs de gouvernement s’enfoncent la tête dans le sable, mais il en est aussi qui s’interrogent sincèrement. Qu’est-ce qui sauvera la planète ? L’histoire des Rois mages leur répond. Les sauveurs de la Terre, ce seront nos enfants. Ne voyons-nous pas comment, dans tous les pays, la jeunesse se soulève pour protester contre les maux qui accablent la planète ? Notre véritable espoir est que la nouvelle génération abandonnera notre mode de vie. Pour reprendre la formule d’Hannah Arendt : « La chance de l’humanité depuis toujours tient dans le renouvellement incessant des générations ». Les petits enfants d’aujourd’hui aussi démunis, inconnus, rejetés parfois que celui de Bethléem, deviendront un jour adultes et, grâce à Dieu, lorsque nous aurons disparu, ils renouvelleront la face de la Terre. Ils sont la fève dans la galette des rois.
Illustration de l’entête: L’Adoration des Mages. Albrecht Dürer, L’Adoration des Mages, 1504, huile sur bois, 99 x 113,5 cm, Florence, galerie des Offices. © Gabinetto fotografico delle Gallerie degli Uffizi
Dernière parution d’Armel Job : « Sa dernière chance » (Robert Laffont, février 2021)