Le regard occidental sur la peinture japonaise est paradoxal, fait à la fois de curiosité et d’incompréhension. D’une part les frères Goncourt par exemple au 19 ème siècle qui introduisent le japonisme en France qui influencera l’impressionnisme, d’autre part l’art manga que l’on a un temps ici réservé aux murs des chambres bordéliques d’adolescents en révolte.
Le nationalisme en art, voire la xénophobie, sont aussi des réalités, des sujets dont on ne parle hélas guère pourtant dans les milieux artistiques et occidentaux concernés. Ainsi en va-t-il des mangas 漫画, c’est à dire la bande dessinée japonaise. Parmi les banalités de conversation hors du Japon sur ce sujet, de quoi parle-t-on ? L’on met en exergue la violence des scènes représentées dans ces dessins grand public destinés à de jeunes lecteurs. Intéressant… mais allons un peu plus loin et utilisons dans notre analyse toutes les ressources des sciences humaines et de l’histoire de l’art.
La violence dans l’art
N’est il pas pour le moins surprenant d’entendre telle critique, la violence je le rappelle, cette forme de rejet méprisant occidental de ce qui vient d’une autre culture globalement méconnue. Soulignons cependant s’il en est besoin que le fondement même de notre génie ( dans l’étymologie même du terme) se fonde sur les représentations à foison de mises à mort, de décapitations et de scènes de tortures. Pour s’en convaincre rien de plus simple que d’arpenter nos salles de musées, peintures et sculptures en attestent.
Serait-ce sacrilège et hors sujet que d’envisager à ce point de notre analyse l’iconographie chrétienne sourcée dans la Bible et sa martyrologie des premiers siècles. Au demeurant s’exprime ainsi un élément fondamental de la civilisation et de la culture européennes, où la mise à mort atroce d’un homme mythifié dieu sur la croix a été à ce point banalisé que la matérialité instrumentale de son supplice s’efface? L’image mentale dès lors devient initiatique et fait office de catéchèse. Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà disait Pascal (1623-1662) reprenant une formulation antérieure de Montaigne… !
La mort et sa représentation et ce qui l’environne, mais aussi la violence, une certaine idée de la laideur ainsi percolent dans nos imaginaires artistiques et quels que soient les périodes de l’histoire, contemporaines ou non. Prenons quelques exemples.
Évoquons pour le XXème siècle l’atrocité des scènes de guerre et de tranchées de la guerre 14-18 d’Otto Dix, les visions cauchemardesques de Dado ou les univers ténébreux de Vélicovic en cette fin du vingtième siècle. Plus avant dans le temps les gravures de Goya, un génie. Poursuivons encore en amont dans la première moitié du XVIIème siècle, les tableaux de la suave et délicieuse Artemisia Gentileschi, artiste femme, charmante fille à son papa, qui peint Judith décapitant Holopherne ou Salomé avec la tête de Saint Jean Baptiste ( Matthieu (Mt XIV, 1-12) et Marc (Mc VI, 14-29).
Certaines analyses de ces oeuvres, il convient de le préciser, y voient notamment la résurgence par l’acte de peindre d’un transfert psychanalytique consécutif à un viol dont elle fut la victime, un crime dont la relation judiciaire est documentée. À cette courte liste, nul besoin de développer davantage, les listes de peintres et d’oeuvres risqueraient d’être longues et fastidieuses
C’est par l’entremise de l’ukiyo-e 浮世絵, par la technique de l’estampe, que furent connus du temps de Manet par exemple les trésors de la peinture japonaise. Ainsi des dessins ou des peintures, ( les deux termes se fondant en une même fusion esthétique). La maison de la culture du Japon à Paris パリ日本文化会館 au travers de ses expositions a révélé au grand public, année après année, l’étendu du patrimoine artistique japonais.
Hokusai 葛飾 北斎 ce fou du dessin, comme il se définissait lui-même, peignit des scènes et des personnages fantastiques, ses carnets sont comme des bréviaires, des abécédaires d’images, des « univers des formes » pour reprendre un titre devenu célèbre. Que dire de Kunisada Utagawa 歌川 国貞 (1786-1865) ou de Utagawa Kuniyoshi 歌川 国芳 (1797-1861) cet autre maître de l’estampe.
Ce que raconte cette estampe fantastique (voir en contrebas) en ferait frissonner plus d’un: Dans le palais de Soma, la princesse Takiyasha, fille de Taira no Masakado (mort en 940) et initiée à la magie par le crapaud Nikuhisen, invoque le fantôme d’un squelette géant. Elle lit un sort magique sur son rouleau et le fantôme apparaît, effrayant et repoussant ainsi Oyano Taro Mitsukuni et son compagnon envoyés par l’Empereur. Celui-ci avait déjà fait assassiné le père de la Princesse Takiyasha qui fomentait un projet d’insurrection contre lui. Un véritable livret opératique!
Cependant, c’est bien avant dans le temps, soit entre le 14ème et le 16ème siècle à l’époque de Muromachi 室町時代 (1392-1573), que se développa la mode dans le dessin de personnages surnaturels et étranges, les Yokaïs 妖怪, d’ailleurs fort prisés par le public japonais aussi bien dans les milieux aristocratiques avec des peintures sur soie que dans les milieux populaires.
Les artistes japonais contemporains ont su puiser leurs lignes d’inspiration dans toute cette culture, et la littérature japonaise. À cet égard le fantastique, voire l’étrange ou les scènes très dures par leur force émotionnelle, peuplent ainsi leurs oeuvres, qu’il s’agisse par exemple des films d’animation de Hayao Miyazaki 宮崎 駿, dessinateur et réalisateur et l’un des co-fondateurs des studios Ghibli 株式会社スタジオジブリ.
Le monde de Kazuo Umezu 楳図 かずお
Le monde des mangas, bien entendu, et c’est le point focal de cette analyse, n’échappe pas à cette source d’inspiration. Certains artistes ont su faire florès de cette ressource tel Kazuo Umezu. Rappelons qu’il a obtenu le Prix du patrimoine au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême 2018 pour son film Je suis shingo
Bande Annonce de Je suis Shingo de Kazuo Umezu
L’artiste aujourd’hui âgé de 85 ans est prolifique, populaire, drôle et fantaisiste. Il commence sa carrière professionnelle très jeune, il n’a pas 15ans ! Au lendemain de la guerre il travaille pour les kashibonya. Il s’agit de librairies qui louaient pour les tokyoïtes des livres à bas prix (kashibon 貸本) pour une consultation sur place. principalement des locations de manga.
Très rapidement Kazuo Umezu se spécialise dans un genre particulier, le manga d’horreur. Son oeuvre graphique emprunte beaucoup à l’art cinématographique. Sa mise en page est particulière, et le dessin a pour fonction de restituer le temps, une espèce de déroulé redondant de l’action en train de se produire. Chaque cellule du manga reproduisant une multiplication visuelle, insistante et quasi anatomique d’un même détail, créant une spirale émotionnelle pour le lecteur. Il s’en dégage un sentiment d’oppression assez fort. Par ailleurs, l’articulation de chaque cellule de ses mises en page est subtilement dosée et positionnée et le regard circule de page en page très rapidement contribuant à cette impression de malaise, d’horreur, le but recherché.
« Des ciseaux qui percent les yeux, de l’intérieur, et avancent, pénétrant dans la chair jusqu’à en sortir complètement, coupant le crâne et entaillant le visage. C’est plus que de l’horreur, ou plutôt c’est exactement le concept primordial de l’horreur cinématographique : manifester extérieurement quelque chose qui est à l’intérieur. C’est une représentation freudienne. Cela dépasse les pires cauchemars de Dalí et Buñuel. C’est du surréalisme pur » ainsi le décrit avec brio dans une analyse critique Mario Pasqualini.
Ses succès éditoriaux sont considérables et nombre de ses albums sont devenus des best sellers au Japon comme dans le monde entier. Quelques titres traduits en français: La Main Gauche De Dieu, La Main Droite Du Diable ou Le garçon aux yeux de chat.
A côté des mangas d’horreur dont il s’est fait une spécialité il s’est aussi essayé au genre de la science-fiction.
Kazuo Umezu est très présent à la télévision japonaise, il multiplie ses interventions, réalise des films, il montera même un orchestre.
Après le palmarès du Festival de la bande dessinée d’Angoulême en 2018 où il reçut le Prix du patrimoine pour Watashi wa shingo わたしは真悟( je suis Shingo) il se remet en question. Il se consacre alors à la peinture. Il déclarera plus tard : « Cela faisait un moment depuis que j’ai terminé ma dernière œuvre en 1995, j’ai alors pensé qu’était arrivé le moment où je devais faire quelque chose d’autre après avoir reçu le prix« , ajoutant « Lorsque vous créez quelque chose, cela n’a aucun sens si vous ne faites pas quelque chose de nouveau. « C’est alors qu’il se consacra à créer une série de peintures plutôt qu’une bande dessinée.
Ce sont ces peintures (101 oeuvres originales) qui font actuellement l’objet d’une exposition à Tokyo intitulée « Kazuo Umezz The Great Art Exhibition » et qui se tient au pont d’observation Tokyo City View, dans le quartier de Roppongi.
Pour la traduction en anglais de cet article, cliquer sur le drapeau en haut de page
Click one the flag top of page to get the translation in English