18 décembre 1935, anniversaire de Staline
Ah quelle belle soirée !
. La soirée fut «bruyante et joyeuse», on s’amusait bien au Kremlin. Vorochilov resplendissait dans son nouvel uniforme blanc de Maréchal, il eut eut un dîner puis des chants et des danses. Jdanov jouait le rôle de chef de choeur, on chanta des chants abkhazes et ukrainiens, et même des chansons paillardes. Au milieu de l’hilarité générale, Postychev, un des dirigeants de l’Ukraine, dansa un slow avec Molotov, et même Staline, qui s’occupait du phonographe, consentit à danser quelques pas. C’était la belle vie.
Mais dés le début de 1936, au printemps, certains s’amusèrent moins. On arrêtait les trotskystes, des terroristes bien entendu, et les coupables de crimes de «terreur» étaient exécutés. Et on commençait à inventer un nouveau type de spectacle : les grands procès.
Au premier rang des inculpés : Zinoviev et Kamenev. On les accusa des crimes commis avec Trotsky en s’appuyant sur une nébuleuse conspirationniste, le «Centre Trosko-zinoviéviste», nébuleuse totalement imaginaire par ailleurs. Ce groupe conspirationniste avait déjà soit-disant assassiné Kirov et avait échoué à plusieurs reprises à faire de même avec Staline et Molotov.
Staline avait fait arrêter les vieux amis de Zinoviev et Kamenev afin qu’ils les accusent, et le NKVD s’employait a arracher des aveux. Les instructions de Staline étaient claires : «enfourchez vos prisonniers et ne les lâchez pas avant qu’ils ne se soient confessés». On promettait aux amis de Zinoviev et Kamenev la vie sauve s’ils témoignaient contre eux, alors que Zinoviev et Kamenev refusaient toujours de coopérer et d’avouer. Staline attachait a cette affaire le plus grand intérêt, téléphonant toutes les heures pour savoir où on en était. Mais Zinoviev et Kamenev n’avouaient toujours pas…
«Tu crois que Kamenev n’avouera pas ?», demanda un jour Staline à un certain Mironov, un tchékiste, un homme de Yagoda.
«Je ne sais pas», répondit Mironov.
«Tu ne sais pas? Sais-tu combien pèse notre état avec toutes ses machines, ses usines, son armée, tous ses armements, et sa flotte ? Réfléchis et réponds-moi».
«Personne ne peut le savoir, ce sont des chiffres astronomiques», répondit Mironov.
«Eh bien, est-ce qu’un seul homme peut supporter le pression de ce poids astronomiques ?».
«Non, bien sûr!».
«Bien…ne reviens pas me faire rapport avant d’avoir la confession de Kamenev dans ta serviette».
Les promesses n’engageant que ceux qui les reçoivent…
Contrairement à beaucoup d’autres, Zinoviev et Kamenev ne furent pas torturés à mort. On les priva simplement de sommeil, on alluma le chauffage dans leurs cellules en plein été, on menaça Kamenev de fusiller son fils. Des broutilles en somme…
Mais ces mauvais traitement les firent craquer, ils demandèrent à voir le Politburo et à obtenir la garantie qu’ils ne seraient pas exécutés. A ces deux conditions, ils avoueraient. On les transporta donc de la prison de la Loubianka au Kremlin tout proche, mais dans la salle du Politburo, il n’y avait que Staline, Vorchiliv et Ejov. Où étaient les autres membres du Politburo ? Kamenev supplia qu’on lui donne une garantie qu’on ne les fusillerait pas. «Une garantie ? répondit Staline. Quel genre de garantie , C’est ridicule ! Peut-être voulez-vous un traité officiel certifié par la Société des Nations ?…Si les assurances du Politburo ne suffisent pas, je pense qu’il faut couper court à toute discussion». Zinoviev et Kamenev avouèrent.
Le procès s’ouvrit le 19 août 1936 dans la salle d’Octobre de la Maison des Syndicats. Dans cette salle, au centre, les juges siégeaient sur des fauteuils qui ressemblaient à des trônes recouverts de peluche rouge. Le procureur général, Vychinski, siégeait à gauche et les accusés, seize en tout, présentant de minables silhouettes et gardés par des soldats du NKVD, étaient à droite. On dit que Staline se trouvait dans une galerie voisine et écoutait les débats.
Les accusés, accablés, récitaient leur texte, le procureur général Vychinski officiait. Rejeton d’une famille polonaise originaire d’Odessa, riche et noble, Vychinski, 53 ans, avait partagé autrefois la même cellule que Staline, où Vychinski partageait avec lui les colis de ses parents. Petit, portant des lunettes à monture en écaille, des cheveux roux, le nez pointu, élégant avec son costume de bonne coupe, sa cravate à carreaux, son col blanc, il ressemblait à un prospère notaire de province. Désagréable avec ses subordonnés, servile avec ses supérieurs, il pratiquait la méthode suivante : «Il faut tenir les gens sur le grill». Et en plus il était vaniteux; présenté à la princesse Margaret à Londres en 1947, il dit au diplomate britannique qui l’accompagnait : «Ajoutez, je vous prie, mon ancien titre de procureur lors des illustres procès de Moscou».
Dans la salle du procès, il y avait 350 spectateurs, des tchékistes en civils et des journalistes étrangers; ces derniers entretenaient les doutes les plus graves sur la véracité des accusations. En effet, à titre d’exemple, un témoin prétendit que le fils de Trotsky avait ordonné des assassinats lors d’une réunion à l’Hôtel Bristol de Copenhague, alors que cet hôtel avait été détruit en 1917. Staline piqua une colère : «Vous auriez dû parler de la gare. Elle, elle n’a pas disparu».
Dans son réquisitoire, Vychinski dit que «ces chiens enragés du capitalisme ont attenté à la vie des meilleurs éléments de notre patrie soviétique…j’exige que ces chiens enragés soient fusillés, sans exception».
Kamenev, prononçant ses ultimes paroles devant la cour, avait dit que «quel que soit le verdict, je le considère d’avance comme juste. Ne regardez pas en arrière, dit-il à l’adresse de ses fils, allez de l’avant. Suivez Staline».
Les juges délibérèrent deux heures et demie et rendirent leur verdict : la mort.
Ramenés en prison, tremblant, les condamnés rappelèrent que Staline leur avait promis la vie sauve. A 20h48, Staline, en vacances sous le soleil de Sotchi, reçut un télégramme où on lui demandait ce qu’il fallait faire. Staline hésita. Exécuter deux anciens camarades de Lénine ouvrait la voie à la «Terreur» contre le Parti communiste lui-même. Staline hésita trois heures, et quelques minutes avant minuit, il répondit simplement : «d’accord». Le sort de Zinoviev et Kamenev était scellé.
Le 25 août 1936, au petit matin, des limousines pénétrèrent à la Loubianka; elles transportaient les dignitaires du régime qui allaient assister aux exécutions. Staline lui-même n’assistait jamais aux tortures ni aux exécutions, que l’on nommait «degré suprême du châtiment», ou «VMN». Staline avait son mot à lui; il appelait les exécutions «le gros ouvrage».
On alla chercher Zinoviev et Kamenev dans leurs cellules. Ils étaient tremblants de peur, mais si Kamenev était très digne, Zinoviev était fébrile. Zinoviev hurla que c’était un coup fasciste, suppliant qu’on aille chercher Staline : «je vous en prie, camarade, pour l’amour du ciel, appelez Iossif Vissarionovitch. Il nous a promis la vie sauve». Il agrippa et lécha les bottes des tchékistes.
Mais Kamenev dit : «Nous avons mérité cela à cause de notre attitude indigne au procès», disant à Zinoviev qu’il convenait de mourir avec dignité. Les choses s’envenimant, Zinoviev fut conduit dans une cellule voisine où il fut exécuté d’une balle dans la nuque. Même traitement quelques instants plus tard pour Kamenev.
Yagoda récupéra les balles et leur mit des étiquettes, «Zinoviev» et «Kamenev», conservant ces reliques chez lui, à côté de ses objets érotiques.
Staline, qui jouissait de l’attitude des condamnés au moment des exécutions, se faisait toujours raconter la façon dont il mouraient. «Un homme peut allier bravoure physique et lâcheté politique», aimait-il à dire.
À se tordre de rire
Pauker était un acteur, grassouillet et corseté, et particulièrement servile de surcroît. Quelques temps après l’exécution de Zinoviev et Kamenev, il y eut un dîner en l’honneur de la fondation de la Tchéka. Staline y assistait.
Pauker fut traîné dans la pièce par deux auteurs acteurs qui jouaient le rôle des gardiens, et mima Zinoviev suppliant les tchékistes : «Pour l’amour du ciel, appelez Staline», imitait Pauker. Staline était mort de rire, Pauker recommença sa prestation. Staline était plié en deux de rire, suffoquant, et dû faire signe à Pauker d’interrompre son numéro.
Mais bien sûr, le procès de Zinoviev et Kamenev n’était qu’une mise en bouche. Boukharine, ancien rédacteur en chef des Izvestia, faisait de l’escalade au Pamir lorsqu’il apprit qu’il était mis en cause dans le procès Zinoviev/Kamenev. Paniqué, il rentra à Moscou en toute hâte et s’enferma, angoissé, dans son appartement du Kremlin. Staline avait décidé de jouer au chat et à la souris avec Boukharine.
Le 8 septembre, une «confrontation» eut lieu dans une salle du Kremlin; outre Boukharine, il y avait Kaganovitch, Ejov, Vychinski et quelques autres. Au menu, un complot «Centre droitiste-gauchiste» auquel aurait appartenu Boukharine. «Il ment, le salaud, du début jusqu’à la fin», dit Kaganovitch après la «confrontation». Mais deux jours plus tard, Vychinski annonça que les poursuites contre Boukharine étaient abandonnées, et ce dernier put reprendre ses fonctions. Mais ce n’était que partie remise (il sera exécuté en 1938)…
Cependant, le pompon fut décroché par un certain Youri Piatakov, ex-trotskyste et administrateur. Sa femme avait été arrêtée en raison de ses liens avec Trotsky, et Youri était impliqué. Juste avant le procès de Zinoviev et Kamenev, il avait été convoqué par Ejov, qui lui avait montré les «preuves» de son implication. Piatakov proposa alors de prouver son innocence en demandant à être personnellement autorisé à exécuter tous les condamnés à mort dans le procès, y compris sa propre femme.
(*) Sources: «Stalin : The Court of the Red Tsar », Simon Sebag Montefiore, Weidenfeld and Nicholson, 2003.
En version française «La Cour du Tsar Rouge», Simon Sebag Montefiore, Editions des Syrtes, 2005
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