10 novembre 1940
Molotov était pratiquement le seul dans l’entourage de Staline à pouvoir le contredire sans se retrouver dans une cave de la Loubianka; cet homme, qui, en raison de sa foi communiste, se prenait pour un surhomme, n’était pas du genre à se laisser impressionner, fusse par Hitler en personne !
Pistolet à la ceinture, Molotov partit en train de la gare de Biélorussie, le soir du 10 novembre. Il était accompagné de seize agents de la police secrète, de trois domestiques, d’un médecin, et de deux protégés de Beria.
A 11h05 le lendemain matin, le train arriva à la gare Anhalter de Berlin. Des projecteurs balayaient le quai d’une lumière sinistre, et Molotov fut salué par Ribbentrop, pendant qu’un orchestre jouait l’Internationale !
Un coupé Mercedes flanqué de motards conduisit la délégation à l’hôtel Bellevue, dans le Tiergarten, puis Ribbentrop et Molotov se retrouvèrent dans l’ancien bureau de Bismarck. L’ambiance fut glaciale.
Après le déjeuner, Molotov reprit son coupé Mercedes, direction la Chancellerie. Il franchit les portes de bronze gardées par deux SS géants blonds, puis traversa la pièce jusqu’au bureau de Hitler. Après un moment d’hésitation, le Führer se leva pour saluer son invité, à qui il serra la main d’une «main froide et humide», puis fixa Molotov «de son regard brûlant et perçant comme une vrille». Mais Molotov ne fut pas impressionné pour autant. «Son apparence n’avait rien d’extraordinaire», notera t-il dans ses mémoires.
Hitler se lança dans un monologue sur sa prochaine victoire sur l’Angleterre, ajoutant que les Balkans «ne l’intéressaient pas», ce à quoi Molotov répondit par des questions précises sur la Finlande, la Roumanie et la Bulgarie, terrain d’affrontement entre l’Allemagne et la Russie. «Je tenais à le pousser dans ses retranchements», dira Molotov dans ses mémoires.
Le lendemain, Hitler reçu Molotov et sa délégation à déjeuner. Menu austère, consommé de bœuf, faisan et salade de fruits. «Comme nous sommes en guerre, et que mon peuple ne boit pas de café, je m’abstiens d’en boire», dit Hitler. «Je me gardais bien d’en faire autant et je ne me suis abstenu de rien pendant le repas», relate Molotov.
Puis il s’en suivi un entretien orageux de trois heures, Molotov mettant en question la présence allemande en Finlande et en Roumanie. Hitler s’énerva. «Il n’est pas nécessaire de monter sur vos grands chevaux», lui dit calmement Molotov. Ce dernier constata l’agitation croissante de Hitler qui trouvait les Russes «trop gourmands», «mais, dit Molotov, je tins bon et constatai qu’il s’épuisait».
De retour à Moscou, Molotov reçu les félicitations de Staline : «Comment a t-il pu encaisser tout ce que tu lui a dit», demanda un Staline admiratif.
«Mais, note Montefiore*, le problème était que Hitler n’avait rien encaissé du tout : l’obstination de Molotov à marteler les ambitions soviétiques dans les Balkans n’avait servi qu’à convaincre Hitler de balayer ses dernières hésitations et d’attaquer les russes le plus tôt possible».
Staline ne croit personne
Staline avait bien conscience de l’état désastreux de son armée, dans lequel il l’avait d’ailleurs lui-même plongée. Les procès et les purges avaient eu raison de ses officiers les plus talentueux. C’est pourquoi Staline ne voulait pas d’une guerre avant 1942, c’est pourquoi il avait envoyé Molotov à Berlin, c’est pourquoi il avait signé le pacte Germano-soviétique. Autant Staline voulait gagner du temps, autant Hitler voulait aller vite. Leurs intérêts étaient totalement contradictoires. Mais Staline se prit à prendre ses désirs pour des réalités, se convainquant, contre toute évidence, que les Allemands n’allaient pas l’attaquer.
23 décembre 1940
Staline ordonne à son Etat-Major de réfléchir à l’avenir. Tout l’Etat-Major était paralysé par la peur. Le général Joukov, futur maréchal et le plus compétent de tous, critiqua les faiblesses criantes de la stratégie soviétique. Staline était insomniaque et se mettait au lit vers quatre heures du matin. Le jour où l’État-Major lui présenta son rapport, il leur dit qu’il n’avait pas dormi de la nuit. Il y avait de quoi, les plans de l’État-Major révélèrent les énormes faiblesses de l’Armée Rouge.
Joukov, 45 ans, était le fils d’un cordonnier ruiné; court sur pattes, les traits lourds, Joukov était aussi implacable que Staline. Capable de féroces représailles, imposant une discipline de fer, courageux, il pouvait, comme Molotov, s’opposer à Staline; ce dernier, impressionné par les victoires du général contre les Japonais, le laissait faire car il appréciait ses dons.
Le lendemain de la présentation de l’Etat-Major, Staline, après avoir nommé Joukov chef d’État-Major (il avait dans un premier temps refusé, mais avait finalement accepté), Staline confia pour la première fois sa marotte à ses généraux : «Les Allemands ont peur de nous. Je vais vous confier un secret : notre ambassadeur à eu un entretien privé très sérieux avec Hitler, et le Führer lui a dit : «Ne vous inquiétez pas, si nos forces se sont regroupées en Pologne, c’est pour procéder à des manoeuvres d’entraînement…».
Puis Staline invita tout le monde à un copieux souper, bortsch, bouillie de blé noir, pot-au-feu de viande, fruits frais et compote, le tout arrosé de cognac, de kvanshkara, et de vin de Géorgie. Décidément, on buvait sec au Kremlin !
Avril 1941
Staline négociait avec le gouvernement yougoslave, espérant déjouer la stratégie d’Hitler. Un traité avec la Yougoslavie fut signé au moment même où Hitler bombardait Belgrade…qui se rendit au bout de dix jours.
Staline comprit qu’il ne pourrait pas se battre sur deux fronts. Il conclut donc un traité avec l’Ambassadeur du Japon, Matsuoka. Ce traité rendit Staline enthousiaste. Staline, Molotov et Matsuoka fêtèrent l’évènement en vidant force bouteilles. Tous trois étaient complètement saouls lorsque vint l’heure, vers six heures du matin, du départ de Matsuoka. «Il fallait presque porter le diplomate japonais jusqu’à la gare. Nous ne tenions plus debout», raconte Molotov. Ils entonnèrent de vieux chants russes, et, à la gare de Iaroslavl, les diplomates étrangers furent stupéfaits de voir Staline arriver complètement éméché. Molotov hurlait : «je suis un pionnier, toujours prêt». Staline prit Matsuoka par le bras, mais comme ils ne parlaient pas la langue de l’autre, leurs manifestations d’affection se réduisaient à de «ah…ah…». Apercevant l’attaché militaire allemand, le colonel Krebs, Staline lui dit : «Allemand ?». Krebs s’inclina alors que Staline lui broyait la main. «Nous avons toujours été amis et nous le resterons», dit Staline
«J’en suis sûr», répondit Krebs, pas très convaincu selon l’ambassadeur suédois qui assistait à la scène.
Puis Staline se retourna vers Matsuoka :
«Nous dominerons l’Europe et l’Asie».
Et bras dessus bras dessous, Staline et Matsuoka se dirigèrent vers le wagon du diplomate japonais.
Staline en était sûr, il avait sésurisé ses frontières à l’Est et Hitler ne l’attaquerait pas avant 1942.
22 juin 1941
Pourtant, les préparatifs allemands à la frontière se précisaient.
Le 9 juin, Staline se mit à nouveau en colère alors que Joukov et des généraux essayaient de le convaincre que, selon toute probabilité, Hitler allait attaquer. L’espion Richard Sorge connaissait même la date de l’attaque qu’il avait récupérée à l’ambassade Allemande à Tokyo. «Eh bien moi, j’ai d’autres documents en ma possession», dit Staline. Il se moqua de Sorge, qui pourtant venait de lui fournir une information capitale. «Ce salaud de Sorge qui a monté des usines et des bordels au Japon prétend que les Allemands attaqueront le 22 juin. Et je devrais le croire, lui aussi ?»
Staline était devenu aveugle et sourd aux avertissements de son entourage, ainsi qu’à ceux de ses propres espions…
Joukov demanda à Staline, le 13 juin 1941, de mobiliser. Staline refusa : «Mais enfin, cela signifie la guerre. Tu comprends cela, oui ou non ? ».
Un autre agent, infiltré à la Luftwaffe, indiqua à Staline que les allemands s’apprêtaient à attaquer. Staline griffonna : «Dîtes à cette source d’aller se faire foutre. Ce n’est pas une source, mais un désinformateur».
Joukov insista encore auprès de Staline, qui lui hurla au visage : «Tu veux nous faire peur ? Ou bien tu veux la guerre parce que tu n’as pas assez de décorations et que tu veux monter en grade ?».
Staline était toujours aveugle; et il ajouta à l’attention de ses généraux, en sortant de la pièce et en claquant la porte : «Si vous vous avisez de provoquer les Allemands en déplaçant nos troupes sans ma permission, vous aurez affaire à moi. Les têtes tomberont, dîtes vous bien ça».
Pourtant Staline, d’après Khrouchtchev «était confus, il avait perdu le moral et sombrait dans l’inertie».
Toujours convaincu d’avoir raison, Staline dit à Jdanov que «si les Allemands devaient attaquer, ils l’auraient déjà fait. Ils ont raté le coche. Ils attaqueront en 1942». Et pourtant, le gouvernement britannique et même Mao Tsé Toung lui envoyaient des avertissements !!
Le 21 juin, un déserteur allemand prévint que l’attaque aurait lieu le lendemain à l’aube. Un deuxième déserteur confirma les affirmations du premier. «Peut-être ont-ils envoyé des déserteurs pour nous provoquer», essayait de se rassurer Staline. Un troisième déserteur confirma l’information des deux premiers. Mais celui-là, on le fusilla pour «désinformation».
Staline réunit tous ses camarades le soir du 21 juin. A 23 heures, ils montèrent tous dans l’appartement de Staline et s’installèrent dans la salle à manger. Tous étaient angoissés, mais Staline persistait : «Hitler n’ouvrira pas les hostilités», dit-il, selon Mikoïan. Puis Staline ajouta : «je pense que Hitler essaie de nous provoquer. Il n’a sûrement pas décidé de se lancer dans la guerre, n’est-ce-pas ?».
Pourtant, le long de la frontière, les bombardiers allemands volaient déjà vers leurs cibles, et trois millions de soldats allemands s’apprêtaient à entrer en Union Soviétique.
Staline dormait dans sa chambre, non pas au Kremlin, mais dans sa résidence de Koutsevo. Joukov lui téléphona vers quatre heures du matin :
.«Qui est-ce ?», demanda un général du NKVB.
«Le chef d’État-Major. Passez-moi le camarade Staline. C’est urgent !».
«Maintenant ? Mais le camarade Staline dort».
«Réveillez-le immédiatement. Les Allemands bombardent nos villes».
Au même moment, l’amiral Kouznetsov appela le Kremlin.
«Le camarade Staline n’est pas là, et je ne sais pas où il est», répondit un bureaucrate borné. Le fait que Staline dorme à Koutsevo et non pas au Kremlin était un secret d’État à ne pas révéler.
«J’ai un message de la plus haute importance que je dois immédiatement transmettre personnellement au camarade Staline».
«Désolé, je ne peux pas vous aider», dit le bureaucrate en raccrochant.
Kouznetsov rappela :
«J’exige que vous informiez le camarade Staline que les Allemands sont en train de bombarder Sébastopol. C’est la guerre !».
On finit quand même par réveiller Staline, tandis que Joukov attendait toujours en ligne. Quelques minutes plus tard, Staline prit le combiné. Joukov lui annonça que les Allemands avaient franchi la frontière et que ébastopol et Kiev étaient bombardés.
«Ai-je été clair, camarade Staline ?»
Mais Joukov n’entendit à l’autre bout du fil que la lourde respiration du dictateur.
(*) «The Court of the Red Tsar», Simon Sebag Montefiore, Weidenfeld and Nicholson, 2003
en traduction française: «La Cour du Tsar Rouge», Simon Sebag Montefiore, Editions des Syrtes, 2005
Prochain épisode (5/5) à suivre dans WUKALI :
Un mélomane passionné
Articles de cette série, Un siècle de fer et de sang, déjà publiés:
Épisode 1: Une sympathique petite équipe
Épisode 2: Des trains bondés de cadavres
Épisode 3: Procès politiques