La poésie d’Abdellatif Laâbi, c’est une poésie de la vie. Avec un grand ou un petit v, comme on voudra. Cette vie que chacun d’entre nous a vécue, vit et vivra avec ses questions, ses réponses qui n’en sont pas, ses énigmes et tout ce qu’un homme ou une femme peut souffrir, tout ce dont il ou elle peut jouir tout au long des jours. Comme dans la chanson des restos du cœur, il n’y a pas ici de promesses de grand soir mais juste un peu de pain et de chaleur.
Un peu de pain et de chaleur, voilà ce qu’Abdellatif Laâbi nous apporte. Rien de plus, pas d’hermétisme, pas de mots savants, des mots simples, des mots de tous les jours mis ensemble pour dire que la poésie participe au monde, qu’elle lui est essentielle. Pourtant, le grand soir, il y a cru. Né à Fès au Maroc en 1942, militant du Parti pour la libération et le socialisme, avatar du Parti Communiste marocain nous dit-il dans sa biographie publiée sur son site, puis fondateur d’un mouvement d’extrême-gauche en 1970 à l’âge de 28 ans, il était impossible pour le pouvoir chérifien de le tolérer. Il est logiquement arrêté en 1972 et condamné à dix ans de prison. Il sera libéré au bout de huit ans, suite à une campagne internationale pour obtenir sa libération. Il quitte alors le Maroc pour s’installer définitivement à Paris.
Abdellatif Laâbi, est un « homme de l’entre-deux » (P. 162) comme il aime à se définir. Entre-deux entre la langue arabe, la langue de son pays, et la langue française qu’il choisit pour écrire une œuvre qui comporte des recueils de poèmes mais aussi des romans, des essais, des livres pour enfants et des pièces de théâtre. Entre-deux entre toutes ces formes de littérature. Entre-deux aussi dans son travail de traducteur de l’arabe vers le français avec la publication d’anthologies de la poésie marocaine et palestinienne. Mais l’entre-deux, c’est aussi l’espace entre son double et lui. Cet autre lui-même s’adresse à lui dans un recueil intitulé Mon cher double publié en 2007. Et ce double l’a mis en cause. « Il croit m’accabler/en me faisant remarquer/ que j’ai le cul entre deux chaises/ et la tête dans les nuages » (P.219) d’autres ont les mains dans le cambouis et la tête dans les nuages ! Son double, c’est-à-dire lui-même, lui a fait remarquer que « la langue de l’Autre/ ne sera jamais ma patrie » (P.219), allusion à Albert Camus qui disait que la langue française était son pays. La langue de l’Autre, c’est la langue des Français et ce n’est donc pas celle de son pays. Il conclut son poème en parlant à son Alter ego, à qui « je ne dirai pas merci » (P.220). Il donne raison à ce double qui l’interroge et le met en cause. Abdellatif Laâbi est parfaitement conscient qu’être entre-deux est une position difficile et risquée mais il l’assume parfaitement « je dois avouer/que je suis/un schizophrène heureux/ Presque » (P.226). Il la revendique comme étant essentielle : « Homme de l’entre-deux/qu’as-tu à chercher/le pays et la demeure/Ne vois-tu pas qu’en toi/c’est l’humanité qui se cherche/et tente l’impossible ? » (P.162).
L’entre-deux, c’est un espace, c’est donc la liberté, dont il a été si longtemps privée, qui apparait et qui devient essentielle. « Le simple mot de liberté/nous a fait pleurer comme des Madeleine », allusion biblique cette fois-ci. Ou encore « Le poème/s’il y a poème/étonnera toujours/-c’est la moindre des choses-/ Il en va de même de sa sœur/ la liberté » (P.203). Le poème est donc liberté ; mais cette liberté, cette poésie ce sont des mots qui la composent. Et ce sont les mots qui vont permettre une seconde naissance « Et puis surtout /vient le moment où il faut décider/d’un enfantement plus ardu/celui par lequel/nous donnons naissance à nous-mêmes » (P. 143) Chacun a donc un travail à effectuer pour être vraiment ce qu’il est. Et ce sont les mots qui vont permettre cette deuxième naissance, ce sont eux qui sont la matière du poète comme la matière brute est celle de l’artisan. Ils sont universels. Mais ils ne se laissent pas si facilement assembler « Je les connais bien/ces mots farouches/altiers/ne se donnent qu’à celui/qui éperdument/ se donne ». Abdellatif Laâbi conclut par « Le don/ce maître mot/ce sésame » (P 144). Sa poésie est généreuse et se veut une reconnaissance sans fin du « miracle de la vie ». Ce miracle est au cœur de la poésie d’Abdellatif Laâbi. Il refuse non seulement le suicide mais aussi le simple désespoir « Tu es là/tout n’est pas perdu/Devant toi/j’ai honte de mon désespoir » (P.139)
Cet homme qui est un entre-deux est au centre de Fragments d’une genèse oubliée. Dans ce recueil de poèmes Abdellatif Laâbi réécrit une genèse en partant d’un cri qui préexiste à toute la création. De ce cri surgit un hybride, autre forme de l’entre-deux, « possible narguant l’impossible, marche de l’horizon vers le plein » (P.82). A la suite de cet hybride, nait à son tour une créature puis l’homme auquel le poète va se joindre et tous les deux, ils vont marcher vers un destin commun, vers le jugement dernier prononcé par un Dieu dominateur « Voici la balance/ les videurs du paradis/ les péripatéticiennes de l’enfer/et le visage hilare du Dieu vainqueur » (P.98). Le poète découvre un frère, encore une forme de dialogue entre deux créatures, à qui il demande de l’aide mais ce frère reste indifférent à tout, détaché de tout. Ce frère connait ce que le poète ne connait pas, ils se sont rencontré « au fil des épreuves » (P.102). Le frère est, lui aussi un autre double. Mais l’espoir d’un monde meilleur ou d’un au-delà leur échappe. « Le ciel me claque la porte au nez » (P.107). Le poète rejoint le troupeau de ses origines, l’oubli arrive suivi d’un messager, sorte de prophète ou de messie mais « le messager prêchera longtemps dans le vide » (P.123) et il n’y aura pas de fin du monde ni d’apocalypse parce qu’ « Il n’y a pas de fin/Le cauchemar épouse un cercle parfait/cela se nomme l’éternité/Un bocal hermétique/ qu’aucune magie ne peut ouvrir » (P.126) . Il n’y a donc pas d’espoir dans un paradis quelconque, nous sommes au monde et il n’y a aucun moyen de s’en échapper. La religion n’est qu’une illusion.
Il faut donc chercher ailleurs une issue à cette vie qu’Abdellatif Laâbi aime tant. Et, outre les mots de la poésie qui sont « juste une façon d’accorder les instruments de l’âme » (P.146), c’est dans l’amour que se trouve une des clefs de la vie. « Et puis l’amour/est la seule force salvatrice » (P.161). Il consacre d’ailleurs tout un recueil Les fruits du corps à une poésie érotique toute en retenue dans la plus pure tradition arabe « ta mousse reconnait mon arbre/Mon arbre/se perd dans ta forêt/ta forêt tient mon ciel » (P.174) On ne saurait mieux dire.
Une fois les mots de la poésie accordés, une fois l’amour trouvé ou retrouvé, il faudra se replonger dans le grand bain de la vie et notre poète aime ça « Et maintenant/tempête amie/quand tu voudras ». Il faudra aussi la respecter « Prends à la vie/mais ne l’épuise pas » (P.31) tout comme il faudra respecter notre planète « il faudra un jour/nous excuser auprès de la terre/et nous retirer sur la pointe des pieds » (P.37). La poésie, l’amour, la création vont se rejoindre dans L’arbre à poème. Le titre de ce poème est aussi le titre de l’anthologie parue dans la fameuse collection blanche de Gallimard. C’est dire s’il est une pièce importante dans la riche production d’Abdellatif Laâbi. Le poète est cet arbre vivant, unique, « réfractaire » qui donne des fruits toujours différents, qui « remonte le cours de la parole jusqu’au cri primordial » et qui affirme « Je suis l’arbre à poèmes. Je me ris de l’éphémère et de l’éternel/ je suis vivant » (P.75)
Abdellatif Laâbi a publié en février 2022 « La poésie est invincible ». Dans ce recueil, il développe les thèmes du don « Que vienne le temps/des offrandes imprévues /hors commerce/sans raison « valable » / (P.34) et celui de l’arbre dont il parle dans le poème intitulé « Que restera-t-il ? ». Il pose la question de savoir ce qui nous restera, à nous les humains, à la fin de notre temps ou à la fin des temps « Il nous restera/ce qui reste de l’arbre/quand il a perdu ses fleurs/ses fruits/ses feuilles/et que dans son dénuement/ il se dresse encore/dans le ciel/tel un monument…/vivant ! » (P.30).
Le poète, les poètes sont bien ces arbres vivants dont les fruits sont un hymne à la vie.
Abdellatif Laâbi
L’arbre à poèmes Anthologie personnelle 1992-2012
Éditions Gallimard. Collection Poésie/Gallimard (n° 511). 8€70 euros
Abdellatif Laâbi
La poésie est invincible
éditions Castor Astral. 9€