Saint-Étienne, février 1944
Depuis 1942 nos parents nous ont cachés, mes frères et moi avec ma grand-mère maternelle, dans un petit village à 15 km de Saint-Étienne, Saint-Just Malmont, nous portons tous le nom d’Haber. Notre nom de famille est Gerstenhaber ce qui signifie en allemand « celui qui possède de l’orge », un nom répandu en Europe de l’est et qui laisse à penser une fonction dans les métiers de brasseurs. Le risque d’être démasqués par les Allemands est permanent, nous vivons sous une fausse identité. Il nous faut être prudent car la délation, les lettres de dénonciation auprès des services de la Gestapo ou de la police française, sont monnaie courante.
Petit rappel historique et politique
1942, après une période de mise à l’écart, Laval rappelé par Pétain revient en force à Vichy, il est à nouveau chef du Gouvernement. Avec lui tout autour, la cohorte de l’extrême-droite, les Néo-socialistes autour de Marcel Déat, les ex communistes devenus fascistes avec Jacques Doriot ancien maire de Saint Denis et fondateur du Parti Populaire Français. Au gouvernement les de Brinon, René Bousquet nommé secrétaire général de la Police, Abel Bonnard au ministère de l’Éducation nationale, Georges Lamirand au secrétariat d’état à la Jeunesse et le sinistre Xavier Vallat au Commissariat général aux questions juives, lui succédera en avril 1942 le non moins ignoble Louis Darquier de Pellepoix.
Dans les cabinets discrets de la Préfecture de Police à Paris, se prépare la grande rafle du Vél’d’Hiv.
Monsieur Klein, le film de Joseph Losey (1976) avec Alain Delon, raconte cette histoire tragique.
Laval forcera la main aux Allemands pour que les enfants soient aussi déportés (cliquer). Pétain signera l’arrêté. Qu’elle était belle la France de Vichy !
Mon père, que nous appelions Popi et ma mère étaient restés à Saint-Étienne à leurs risques et périls, il fallait travailler pour subsister. Mon père, était employé comme comptable dans un comptoir sidérurgique lorrain dans lequel deux autres Français de confession juive travaillaient également.
Mes parents habitaient Saint-Etienne, 35 rue du Maréchal Pétain, au quatrième étage d’un petit immeuble possédant deux entrées sur rue, séparées au milieu par l’entrée du garage des cars Gatti.
Au comptoir sidérurgique travaillait un employé qui avait été arrêté pour « fait de marché noir ». Sa femme, pour le faire libérer, avait dénoncé les trois Français de confession juive qui travaillaient dans la même entreprise que son mari.
12 février 1944
il y avait beaucoup de neige ce jour-là. Ma mère était couchée à la maison avec une grippe et au comptoir sidérurgique la Gestapo arrêtait les trois Juifs, dont mon père qui était dépouillé de ses papiers d’identité et de ses clefs.
Pendant que les Allemands redescendent, elle frappe au mur contigu aux deux chambres à coucher, prévient ma mère de l’arrivée imminente des Allemands, et ma mère, en chemise de nuit, sort sur le balcon, enjambe la balustrade qui sépare les deux appartements et est cachée par madame Gaboriaud.
Les Allemands se rendent directement à notre domicile et par chance se trompent d’entrée. Ils montent au quatrième étage où vivait seule une employée des postes, madame Rolande Gaboriaud, qui connaissait mes parents et dont le mari était prisonnier depuis 1940, son fils René en pension. Ils ne peuvent évidemment entrer avec les clefs et se font ouvrir la porte par madame Gaboriaud qui leur dit qu’ils se sont trompés, qu’ils doivent redescendre et prendre l’autre entrée.
Les Allemands entrent dans notre appartement qui est vide, la porte de la chambre à coucher sur le balcon est restée ouverte. Ils suivent le même chemin et malmènent madame Gaboriaud laquelle courageusement affirme que ce sont eux qui ont fait les traces dans la neige. Elle est rouée de coups et emmenée au commissariat mais n’avoue pas. Les Allemands ne trouvent pas ma mère dans l’immeuble.
C’est ainsi qu’en février 1944 mon père est dénoncé par une Française et ma mère sauvée par une Française, la France de l’époque.
Mon père sera transféré à Lyon au Fort Monluc chez Barbie, puis en avril 1944, à Drancy, d’où il partira le 15 mai en Lituanie avec le convoi 73 et disparaîtra sans laisser de traces. Officiellement il est décédé le 15 mai 1944, il y a 78 ans.
Ma mère, elle, sauvée par madame Gaboriaud, sera ensuite cachée grâce à un réseau de résistance et transférée quelques jours plus tard en ambulance à Saint-Just Malmont où elle nous apprendra la triste nouvelle de l’arrestation de notre père.
Et puis la libération, le retour à Metz, l’obligation de tout reconstruire, presque toute la famille emportée par la Shoah, mon père, ses deux frères avec leurs femmes et enfants, le mari de sa soeur Claire; la seule famille survivante était l’autre soeur de mon père, Berthe, qui avait fui avec sa famille aux Etats-Unis en 1942. D’hommes, il ne restait plus que 3 jeunes garçons de 12, 10 et 8 ans en 1945.
Sur les 8 membres de la famille déportés un seul reviendra d’Auschwitz, Roland notre cousin arrêté dans son lycée à Thiers et qui survécut à Auschwitz. Malheureusement il disparaîtra accidentellement quelques années après sa libération.
La reconstruction de la famille fut difficile. L’impossibilité pour les survivants de raconter l’innommable n’eut d’égale que la chape de plomb qui nous empêcha mes frères et moi, comme ma mère, d’évoquer la tragédie familiale.
Ma mère avait pourtant entretenu une relation d’amitié avec madame Gaboriaud, laquelle était même venue à Metz et avait raconté cette histoire.
Le décès de ma mère en septembre 1981 et la découverte des lettres de mon père écrites de Drancy, la veille de son départ le 14 mai 1944, furent le catalyseur qui m’amena à vouloir connaître les tenants de cette histoire qui n’avait jamais franchi, de son vivant, les lèvres de notre mère.
Je trouve ultérieurement, dans le carnet d’adresses de ma mère, une adresse de Rolande Gaboriaud à Paris. J’écris, en vain, je téléphone aux Gaboriaud de l’annuaire parisien, puis je prends contact avec la mairie de l’arrondissement qui répond ne pas connaître. J’abandonne. Généalogie de la famille, voyage en Ukraine au berceau de notre famille paternelle, voyage en Lituanie avec l’association des familles du convoi 73 et en présence du dernier survivant de ce convoi, Henri Zajdenwierger qui me raconte l’histoire tragique de ce convoi.
Inscription dans la Réserve Citoyenne de l’Éducation Nationale pour parler dans les lycées et collèges, pour témoigner, ce que je fais régulièrement depuis 2016. Et, en parlant chaque fois du comportement héroïque de madame Gaboriaud, j’ai toujours ce petit pincement au coeur de n’avoir rien pu faire pour son souvenir.
Le 28 avril 2022, comme tous les jours je fais ma revue de presse sur les réseaux sociaux. Pourquoi ce jour-là décidai-je de mettre sur le réseau social Facebook l’histoire de mon père ?
« Mon père Henri Gerstenhaber dénoncé par une Française en février 1944 à Saint-Étienne est déporté le 15 mai 1944 à Kaunas en Lituanie où il disparaît sans laisser de traces. Le même jour de son arrestation, ma mère est sauvée par une Française madame Gaboriaud, employée des postes à Saint-Étienne dont je n’ai jamais pu retrouver la trace. Alors si quelque descendant de madame Gaboriaud pouvait me lire ! »
Franck Signorile, un généalogiste, m’écrit que l’article l’a ému et se propose de faire les recherches pour moi. Je lui envoie tout ce que je sais, peu de choses. Quelques semaines plus tard il m’annonce qu’il a retrouvé les descendants de Rolande Gaboriaud : Sabine l’épouse de René Gaboriaud, fils de Rolande décédé en 2015 et Christine, la petite fille de Rolande. Décrire l’émotion qui m’a saisi à cette lecture n’a d’égale que celle que j’aurai ces prochains 2 et 3 juillet quand mon épouse et moi irons à Montmorency rencontrer la famille de celle qui sauva ma mère de la déportation et, probablement, mes deux frères et moi.
Je n’ai pas su trouver les mots justes pour décrire l’émotion qui m’a saisi, lorsque cet après-midi à 14 heures, je me suis trouvé en présence de Sabine et Christine Gaboriaud, respectivement belle-fille et petite fille de Rolande Gaboriaud, 78 ans après les évènements déjà décrits. Enfin je pouvais témoigner ma reconnaissance à la famille Gaboriaud dont un des ascendants avait sauvé notre mère et aussi, certainement mes deux frères et moi. Mes deux frères, de là où ils sont, devaient, j’en suis sûr, m’approuver.
Peut-être Yad Vashem voudra-t’il reconnaître Rolande Gaboriaud, Juste parmi les Nations. C’est en tout cas, ce à quoi je vais m’employer.
Toute ma gratitude à Franck Signorile, généalogiste, qui m’a permis de retrouver la famille Gaboriaud.