Lorsque Ponchielli (1834-1886) rédigea en 1876 la Gioconda, Verdi marque déjà l’histoire de l’opéra depuis quarante ans alors que lui y travaille depuis vingt ans seulement. Cette oeuvre sera cependant celle de sa célébrité. L’alliage d’un drame aux personnages exagérés, ses grands airs pour chaque tessiture et son ballet lui garantissent l’affection du public. Comme Verdi pour Ernani et Rigoletto, Ponchielli reprit une pièce de Victor Hugo, ici Angelo, tyran de Padoue, et collabora avec Arrigo Boito pour cela.
Tandis qu’Angelo est une pièce courte, dense et restreinte, tant en nombre de personnages qu’en lieux, la Gioconda est un opéra long avec de nombreux lieux et personnages. La comparaison du libretto et de la pièce révèle les enrichissements des musiciens pour en faire un opéra à leurs gouts.
Si Angelo reste à Padoue, la Gioconda se joue à Venise. Et si Hugo rendait la menace diffuse en éloignant sa source et en rappelant fréquemment l’omniprésence des espions vénitiens, Boito et Ponchielli insistent avec des lieux différents et toujours clos sur l’emprisonnement et la vanité des efforts des amants. L’opéra commence dans la cour du Palais des doges, continue sur un navire au large de la lagune et finit dans le Palais des doges. Contrairement à Hugo, le but de Boito et de Ponchielli n’est pas de concentrée l’action mais d’élargir son cadre pour dépeindre une époque.
Le changement de ville n’est pas anodin. La délation était licite à Venise. On glissait un billet dans une boÎte aux lettres destinée à cela, la célèbre Bocca della Verità (la bouche de la vérité). Cet instrument de terreur dont Baraba se sert au premier acte contre Laura est placé au milieu d’une fête populaire dans la cour du palais des doges. Boito et Ponchielli placent ainsi toujours l’action dans des lieux populeux mêlant ainsi le danger à la foule, quitte à réduire l’effervescence à une danse codée avec la danse des heures au troisième acte.
Les objets changent également de nature. Si la métamorphose du crucifix en rosaire semble mineur, l’un comme l’autre servant à faire changer l’avis de l’artiste sur l’aristocrate, celle de la fiole de poisson en un poignard est plus révélatrice. Quand Victor Hugo maintient l’actrice Tisbe, dans un univers féminin en la faisant se suicider au poisson, Boito et Ponchielli la font basculer avec un poignard dans le monde viril, où l’égoïsme annonce la mort, et ce faisant la tuent. C’est d’ailleurs une fois que la chanteuse aura succombé à Baraba que le bourreau lui avouera le meurtre de sa mère. L’opéra comme la pièce montre d’ailleurs une solidarité vivifiante chez les femmes et un égoïsme mortifère chez les hommes.
Leurs univers différent également par le nombre de personnages et d’intrigues. Angelo est un huis clos en profondeur avec des intrigues antérieures ; la Gioconda est un opéra très large, avec des personnages et des intrigues secondaires. Le monde des hommes incarné surtout par Baraba ronge celui des femmes jusqu’au suicide de la chanteuse. Baraba manipule ainsi les foule au premier acte, continue sur le navire avec lequel les amants voulaient fuir et cherche la Gioconda dans le palais des doges.
Les mères sont aussi dissemblables d’une oeuvre à l’autre. Si la fin de la mère de Tisbe est racontée durant la conversation initiale chez Hugo, permettant ainsi de parler de son crucifix, celle de la Gioconda est présente durant jusqu’au troisième acte. Elle est l’enjeu du premier acte et revient avec la foule au troisième acte. Sa mort conclut même l’opéra. Sa présence met l’opéra de Ponchielli dans un autre temps que celui de la pièce. Angelo achève le drame initié par la mort de Tisbe, quand la mère de la Gioconda, bien vivante jusqu’à la fin, sert d’instrument à Baraba. Allusion à la mère du Trouvère de Verdi, elle contribue à donner l’indépendance de l’opéra vis-à-vis de la pièce. S’ajoute à cela, la quasi omniprésence de la foule. Angelo est une pièce jouée essentiellement en face à face, rendant ainsi l’atmosphère carcérale des amants, et surtout de Cattarina. La Gioconda se joue jusqu’au dernier acte avec des foules. Les Vénitiens occupent la scène de leur fête, le navire de la fuite et la cours du doge. Ils rendent visibles et colorent l’opéra du contexte historique.
Si la Gioconda garde le caricatural des personnages et la structure binaire d’Angelo, l’architecture change également. D’abord Angelo tourne autour de la relation entre Rodolpho et Cattarina, tandis que La Gioconda se fait autour de Baraba et de la Gioconda. Ainsi, si les progrès de Rodolpho sont paradoxalement surtout ceux, dans l’ombre, d’Homodei chez Hugo, la Gioconda est agie en pleine clarté par Baraba et la Gioconda. Mais surtout Angelo est une pièce avec des histoires antérieures racontées tantôt par Tisbe tantôt par Cattarina, déterminant l’action présente, ainsi celle de Tisbe avec Rodolpho ou celle de Cattarina, avec Homodei, ce qui donne une profondeur à la pièce; la Gioconda est une histoire linéaire dans laquelle tout est exposé, comme la mère de la chanteuse le montre.
Ce changement conditionne la structure de l’histoire ; la relation entre Laura et Enzo passant au deuxième plan, servant celle entre Baraba et la Gioconda, et celle entre Alvise et Laura en troisième, entravant celle entre Laura et Enzo. Alvise, d’ailleurs, n’arrive qu’au troisième acte, ne considère Laura qu’égoïstement et la pousse, comme Baraba avec la Gioconda, vers la mort. Afin de la libérer de la menace d’Alvise, et donc avec elle, le couple amoureux, la chanteuse donne à l’aristocrate un somnifère la faisant passer pour morte. Le couple hors de danger et de scène, la Gioconda se confronte enfin à Baraba et se suicide. Victor Hugo fait assassiner Homodei par Rodolpho au milieu du drame, c’est à Angelo que Tisbe veut échapper. Les conséquences des intrigues d’Homodei continuant sans lui ont, comme chez Racine, une sorte d’autonomie chez Hugo. Boito et Ponchielli laissant Baraba indemne jusqu’à la fin montrent que les actions accompagnent leur ordonnateur.
Ces torsions narratives détonnent. Verdi, contemporain de Ponchielli, restait beaucoup plus proche du texte originel, et Puccini, qui les suivait, oeuvrait plus au coeur du récit. Chaque compositeur, ayant ses exigences vis-à-vis de ses librettistes, nourrit avec la littérature l’histoire de l’Opéra.
N’hésitez pas à nous écrire, à nous faire part de vos réactions, à partager via les réseaux sociaux nos articles, une précieuse aide pour nous ( icônes en haut et en bas des pages)
Souhaiteriez-vous par ailleurs nous proposer des sujets, des textes pour WUKALI, nous les recevrons et les étudierons bien volontiers, nos coordonnées : redaction@wukali.com.