Il y a des représentations qu’on aimerait défendre. La Dame de Pique à la Monnaie de Bruxelles bénéficiait ainsi de bien des atouts. Les ténors Dmitry Golowin dans le rôle d’Herman et Alexandre Kravetz dans celui de Chekalinsky pour commencer, l’un russe et l’autre ukrainien, montraient ce soir-là, que des nationalités devenues rivales, à cause d’une guerre d’invasion peuvent malgré cela collaborer. Quelques fois, les arts donnent des leçons politiques. Et la chef d’orchestre Nathalie Stutzman surtout, qui, après une carrière réussie de contralto, réussit maintenant celle de chef avec les orchestres de Kristinstadt et de Philadelphie notamment. Cependant le metteur en scène David Marton voulut monter l’opéra sous la forme du rêve d’un pianiste à la fin des années 80. Ce pianiste, forcé à l’oeuvre, joua donc quelques mesures durant l’ouverture, avant de s’endormir sur son instrument et de participer au drame, et les acteurs jouaient en costumes ternes devant un décors en simili-béton éclairés au néon.
L’important nombre de figurants au premier acte brouillait également l’attention sur les personnages principaux. Et les accents des chanteurs francophones s’y faisaient entendre hélas aussi. Fort heureusement, l’agitation se concentra au moment de la mise en abyme. Ce moment mozartien, comme la mort de la comtesse, permit de révéler l’amalgame de qualités et de défauts de cette mise en scène. Les deux chanteuses descendaient un escalier en béton avant de se faire couronner par un figurant. Puis arrive le chevalier imitant le nageur Mickael Felps avec la tête dans son coude droit et le bras gauche tendu, et insistait sur son mal à s’agenouiller et à se relever. Et encore ce pianiste, en peau de bête cette fois, qui se faisait porter en coulisse et à son piano.
La mort de la comtesse se joua dans sa chambre ; ici avec un sol blanc parcouru de courbes noires sur un fond gros en pied-de-poule noir et blanc également, le tout pénible à l’oeil. Anne-Sophie von Otter, qui restait discrète jusque-là, y montrait la qualité de son art. Perdue dans sa glorieuse jeunesse, pour revenir un bref instant à la réalité et retourner à sa transe, elle chantait avec une nostalgie touchante. Son air était une des plus belles réussites de cette soirée. Cette scène révélait, que l’attrait pour Hermann n’était à ce moment-là sans doute plus tellement Laura, mais le jeu. Si la comtesse était en une sorte de crise d’Alzheimer, Herman était lui en manque. En embrassant la comtesse sur la bouche, c’était sa drogue et sa receleuse qu’il chérissait ainsi.
Herman est un homme ordinaire comme son nom (« monsieur homme » en allemand) et les vêtements imaginés par la costumière Pola Kardum l’attestaient. Dmitry Golowin indiquait la montée de son obsession avec une ébriété de plus en plus marquée, jusqu’à tituber en croyant détenir au dernier acte le secret des trois cartes de la comtesse.
Mais au lieu de mourir de peur en le voyant armé d’un pistolet dans sa chambre comme le voudrait le libretto, la comtesse suivit une courbe au sol, s’avança paisiblement vers Herman, tandis qu’il la menaçait et mourut de sa bonne mort à ses pieds.
En quoi le spectateur avait-il aussi besoin de la danse des personnages de la mise en abyme autour des personnages principaux par la suite ? Il se demandait également comment le comte Tomsky pouvait savoir qu’Herrman avait tiré une mauvaise carte, restant si loin de la table de jeu.
Heureusement, l’orchestre de Nathalie Stutzman sauvait la soirée de son charme. L’opéra est traditionnellement l’ultime horizon des compositeurs et des chefs d’orchestre, à cause de ses infinies possibilités instrumentales et vocales. Tchaïkovski et Nathalie Stutzman ne font guère exception, évidement. L’orchestre de La Dame de Pique décrit les psychés des personnages en une continuité mélodique d’un grand raffinement pour composer l’atmosphère de l’opéra. L’obsession d’Herrmann, la confusion de Laura et la rêverie de la comtesse se trouvent ainsi jointes sans couture apparente, ce que retransmit avec une grande clarté l’orchestre de la Monnaie. Plus que la mise en scène, c’était bien lui le plus fidèle à l’oeuvre, et la plus belle réussite de la soirée.
Comme Jacques Imbrailo, remarquablement humain en comte Tomsky dans l’évolution de sa séparation avec Laura, la troupe de la Monnaie se donnait beaucoup de mal pour sauver la soirée, mais la vision du metteur en scène gâtait l’oeuvre. Il commettait deux erreurs graves ; d’abord vouloir faire dire au lieu de laisser s’exprimer l’oeuvre, comme l’invention du pianiste dont la greffe n’arrivait pas à prendre, les décors ternes et l’utilisation d’une époque, dont la pertinence reste à démontrer, et ensuite de souligner au lieu de laisser comprendre, comme la danse autour des personnages principaux, dont l’application fort douteuse agaçait à force de répétition. Dans le dernier numéro d’Opéra magazine, le ténor Ludovic Tessier critiquait les mises en scène abracadabrantes en un temps où les spectateurs reviennent difficilement aux spectacles. Comme il a raison. Heureusement, il y a la musique.
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