La lutte pour les droits sociaux est loin d’emprunter un long fleuve tranquille. On l’a oublié. Il suffit de s’intéresser quelque peu à son histoire pour comprendre que les grèves et les mouvements sociaux autour des réformes des retraites depuis une trentaine d’années n’ont pas entraîné tant de problèmes humains que cela. Il faut savoir relativiser. Au XIXème siècle, il y a des morts, les délégués des ouvriers faisaient montre d’une véritable abnégation puisqu’ils étaient certains de finir sans emploi quand ce n’était pas en prison ou au bagne, plongeant leur famille dans une misère totale.
C’est ce que nous montre un « fait divers » qui a eu lieu le 26 janvier 1886 à Decazeville.
Decazeville, petite bourgade de l’Aveyron avec ses mines de charbons et ses forges. La concession a été accordée à la Compagnie des Houillères et Fonderies de l’Aveyron, dirigé de Paris par Léon Say, sénateur (puis ministre des finances, membre de l’Académie française, etc.), un capitaliste financier comme on dirait aujourd’hui, un membre des fameuses (et non moins fumeuses) 500 familles.
Ce 26 janvier 1886, une grève commence et se finit par le vrai calvaire de Jules Watrin, sous- directeur de la compagnie et qui s’achève par sa mort après avoir été défenestré et roué de coups. Les causes de cette grève sont multiples comme une baisse des salaires, la création d’une coopérative qui, sous l’excuse de faire baisser les prix alimentaires, lient encore plus les ouvriers à l’entreprise et risquent de détruire les commerces locaux. Et puis, il y a la personnalité de Jules Watrin, originaire de Mey, dans la banlieue de Metz, il est surnommé le Prussien. Pour les uns (les cadres) c’est un homme bon, attentif aux desiderata des ouvriers tout en gardant les intérêts de la compagnie et en étant dur mais juste. Pour d’autres, les mineurs, il promettait beaucoup mais ne tenait jamais et faisait tout pour les maintenir dans une sorte de position de survie pour mieux les dominer au nom de la rentabilité de l’entreprise.
Après cette flambée de violence, l’armée est envoyée à Decazeville, on procède à quelques arrestations et la Compagnie fait de vagues promesses sous la pression du préfet.
Mais là encore, la Compagnie ne tient pas ses engagements et une grève commence. Elle va durer 108 jours, mettre en péril le gouvernement Freycinet et accélérer les réformes sociales. Un député Émile Basly (qui aurait été le modèle d’Eugène Lentier dans Germinal), un ancien mineur du nord qui deviendra le maire emblématique de Lens, va se rendre dans le Tarn et, de fait, mener dans l’ombre, la lutte sociale. Il fait en sorte à ce qu’il n’y ait aucune violence, monte des souscriptions pour aider les grévistes, mobilise l’aile gauche du parlement. Il est républicain, pas socialiste et encore moins communiste.
On découvre ainsi le rôle modérateur d’un Clémenceau, de fait très ambigu dans la défense des ouvriers, mais aussi la fougue d’un jeune et talentueux avocat et député : Alexandre Millerand ! Il sait aussi s’entourer de la presse de gauche. Si les journalistes sont condamnés à la prison (malgré la loi sur la liberté de la presse), lui est sauvé par son immunité parlementaire. Malgré quelques tentatives de conciliation et des revendications de moins en moins radicales, Say et la compagnie se montrent intraitables. Et, de fait, ce n’est que sous la pression du gouvernement Freyssinet et quelques actes de violence qu’ils finissent par octroyer quelques concessions et la grève s’achève.
La dernière partie de ce livre est un vrai compte rendu journalistique du procès qui a lieu au mois de juin (à cette époque, la justice était rapide). Certains prévenus sont condamnés (et graciés assez vite), d’autres sont relaxés.
A l’issu d’un banquet le 18 juillet marquant la victoire des grévistes, le maire républicain de Decazeville, Jules Cayrade, qui a essayé non seulement de sauver Watrin mais qui a à tout fait pour éviter avec Basly toute violence durant la grève, est foudroyé par une attaque d’apoplexie.
Pascal Dessaint, l’auteur de ce livre est l’un des plus talentueux auteur de romans noirs français, il est aussi titulaire d’un diplôme universitaire d’histoire. Son écriture, son style nous plongent dans un véritable univers policier, tout en étant respectueux des faits tels qu’ils se sont passés, des mentalités de l’époque avec cette lutte violente entre les Républicains et les Orléanistes (dont Say qui va finir par se rallier à la République), de la misère, réelle sans être aussi caricaturale que celle décrite par Zola, des mineurs, de la toute puissance des patrons qui avaient des moyens non négligeables pour faire pression sur les pouvoirs publics. Tout au plus peut-on trouver quelque peu caricatural le portrait que l’auteur fait de Léon Say.
Il aborde aussi la montée de la puissance de la presse (la loi la régissant n’avait même pas cinq ans) et les efforts des pouvoirs publics pour essayer de l’endiguer.
1886, une République jeune, loin d’être enracinée dans le pays, une République fragile, bientôt elle va trembler avec le général Boulanger, avec des droits sociaux en voie de développement, mais nécessitant encore des luttes qui parfois finissent dans le sang, avec des délégués qui risquaient leur liberté pour les défendre. Une époque que l’on a trop tendance à oublier mais qui nous a permis de vivre dans le confort et d’arriver aux droits actuels. L’œuvre de la République de cette époque est immense. Mais, hélas, elle est passée par la mort de bien des personnes, comme Jules Watrin le 26 janvier 1886.
1886 : l’affaire Jules Watrin
Pascal Dessaint
éditions Rivages. 21€
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