L’art est d’essence, de substance, universel, et cette universalité, cette communauté de beautés, d’émotions, de créations, de valeurs, est tout à la fois temporelle et humaine, s’inscrit donc dans l’histoire, et se déploie partout dans le monde, sans frontières, sans censures, librement. Cela ne nous permet cependant pas d’être myopes et de ne pas voir les conditions politiques opposées aux artistes dans des pays qui corrompent la pensée et cherchent à brider les imaginaires. Ces mêmes pays qui installent une chape de plomb totalitaire sur leurs peuples, la justice à leur botte, et la liberté de la presse réduite à quia.
A Cuba, c’est toujours le règne de la censure, de l’oppression politique et de l’enrégimentement des consciences, les artistes doivent se soumettre aux dictats du pouvoir. Ce 1er septembre vient d’être publiée une lettre ouverte signée par de nombreux artistes cubains et destinée à la communauté internationale des artistes sur la situation de l’art et les droits de l’homme à Cuba, nous la relayons in extenso dans WUKALI. Un nouveau code pénal y a été mis en oeuvre renforçant la censure et empêchant les artistes de s’exprimer librement et de créer. Pourtant ce pays reste toujours fantasmé notamment dans certains cercles politiques et intellectuels européens qui entretiennent à son égard une légende trompeuse; le rhum, les cigares et les beautés de l’île agissant peut-être comme des propagandistes zélés.
Ailleurs, Ai Weiwei a été contraint de quitter la Chine, là hors le primat du Parti communiste, point de salut ! En Russie la société civile est toujours dominée par les héritiers du KGB (aujourd’hui FSB), et la façade la Loubianka continue à inspirer la terreur. Les livres d’histoire y sont réécrits et revisités, signe évident du totalitarisme dictatorial qui déploie ses tentacules. La population se recroqueville sur elle même, pétrifiée par son impotence face au régime.
L’histoire de l’art dans sa définition la plus large, s’inscrit dans le temps long et convoque toutes les ressources culturelles et intellectuelles pour comprendre une civilisation ou une époque particulières. Cela est vrai autant pour le passé que pour la période contemporaine. La culture, ce que l’on appelle comme telle (en tout cas en français), c’est en partie l’agrégation des mémoires. Hélas, il existe aussi des mémoires toxiques, des mémoires corrodées, pire encore, des mémoires manipulées.
Le vingtième siècle s’il ouvre désormais un champ complet à la recherche, a été à travers les totalitarismes communiste et nazi le temps matriciel de cette manipulation des consciences et des mémoires. George Orwell a très bien su en décrypter le fonctionnement des systèmes et Simon Leys, le grand sinologue, en a étudié leurs mises en oeuvre. Nous ne saurions oublier de citer le nom d’Antonio Gramsci qui a théorisé l’usage de la culture comme outil militant et d’influence.
Trois générations pour oublier
Nous connaissons tous sous une forme ou sous une autres cette histoire sur la fortune : Le père la crée, le fils la maintient et le petit-fils la dilapide; c’est un peu ce à quoi ressemble la mémoire en politique ! Ne pourrait-on aussi y voir une métaphore de l’humanité ?
Aujourd’hui même, les événements se bousculent, Poutine en attaquant l’Ukraine a renversé la table et nos certitudes souffreteuses se sont comme évaporées ! Que n’avons nous cru pour les plus idéalistes, voila encore quelques mois à peine à la « fin de l’histoire». L’humoriste et comédien français Jean Yanne aurait persifflé à sa manière dans une chanson: « Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil», et je ne vous dirai pas ce que qu’aurait répondu dans son langage cru Zazie*, cette espiègle héroïne d’un célèbre roman de Raymond Queneau !
L’histoire truquée ? Nul doute hélas et le dictateur du Kremlin quelques semaines avant l’opération spéciale en Ukraine, (c’est à dire la guerre), avait fait liquider et dissoudre l’association Mémorial, une ONG russe des droits de l’homme, qui éclairait l’opinion sur les crimes commis à l’époque de l’URSS. Avec Staline, le massacre de Katyń, la terreur policière, les procès politiques, les blouses blanches, le Goulag, puis avec ses successeurs et héritiers, les chars soviétiques et la répression meurtrière à Budapest et à Prague... mais aussi Cuba et la crise des missiles qui mit le monde au bord du gouffre.
Que n’a t’on oublié! Or pourtant voyons la littérature, russe précisément, à commencer par J’ai choisi la liberté de Victor Kravchenko publié en France et aux Etats-Unis en 1947, et l’oeuvre de Vassili Grossman ou d’Alexandre Soljenitsyne, et La plaisanterie de l’écrivain tchèque Milan Kundera récemment disparu. Ces livres, au delà de la littérature et de l’encre sur les pages, c’est du sang, des larmes et de la douleur, ce ne sont pas que des mots, c’est aussi notre histoire européenne ! C’est cette histoire même qui aujourd’hui semble s’être évaporée, partie en déliquescence et dont les plus jeunes générations en tout cas semblent ignorantes, et c’est bien là le problème ! Une décérébration des esprits.
Le romantisme pour séduire ingénus et candides
Le rebelle celui qui s’oppose, qui s’affranchit de la loi et tourne en dérision les représentants de l’autorité, c’est bien souvent le héros, surtout quand au cinéma par exemple il s’agit de Cartouche (1693-1721) un brigand de grand chemin célèbre qui a bel et bien existé et dont le personnage a été interprété par le sympathique Belmondo.
Les mythologies modernes elles aussi se cherchent, rien d’étonnant donc que dans la sphère du politique, où le rapport de force est constant, soient mis en lumière où que l’on se positionne, des individualités clivantes. Notre époque matérialiste a besoin de nouveaux saints, des modèles en quelque sorte ! Il est d’ailleurs piquant de constater dans les régimes totalitaires et dictatoriaux l’image quasi déifiée que les dirigeants veulent donner d’eux mêmes à leurs peuples, et surtout quand il s’agit de régimes marxistes ! Il faut se pincer pour le croire, même au XXIème siècle !
Tout aussi étonnantes d’apparence les alliances subjectives des milieux ultra-conservateurs américains et de l’extrême-droite européenne qui soutiennent Poutine. Le discours de ce dernier revitalisant une philosophie politique réactionnaire et une image angélique d’une pseudo société russe s’opposant frontalement aux démocraties libérales, alimente les propagandes et les manipulations des populistes de tout poil, américains comme européens compris. Il est vrai que la rente du gaz russe se déverse dans bien des trésoreries de partis politiques extrêmes et que certaines personnalités «propres sur elles» comme on le dit plaisamment en français, et parmi les plus éminentes ici et là, bénéficient des largesses du Kremlin !
Au demeurant nous avons tous besoin pour nous structurer d’une part d’ombre, un double facétieux, provocateur et utile. Ainsi l’image du rebelle est populaire, il est celui qui s’oppose à la légitime autorité (Guignol contre le gendarme par exemple et tous les enfants de France ont ri de ses aventures), il porte à distance et relativise.
Depuis plus de cinquante ans maintenant la figure de Che Guevara fait figure de saint et martyr. Il serait quasiment devenu une des idoles médiatiques de la jeunesse. En effet son visage barbu, la tête coiffée d’un béret portant l’étoile rouge se multiplie à l’envie sur tous les espaces commerciaux possibles, affiches et T-Shirts (nul droit d’auteur, ce qui est bien pratique! ). Pourtant le guerrillero n’était guère un modèle de vertu politique, et son intransigeance dogmatique fut la raison de sa séparation d’avec le lider maximo, ce qui est un comble !
Quant à Fidel Castro, un temps son compagnon de route, il ne viendrait à personne dans certains milieux dits progressistes, de contester son charisme! Rappelons quand même que ce bien cher homme avait demandé à Nikita Khrouchtchev secrétaire du Parti communiste de l’URSS et chef du gouvernement de répondre aux Américains, lors de la crise des missiles en 1962, et d’envoyer une bombe atomique sur New York… que cela, pas moins !
Mais voilà l’exotisme politique tropical permet bien des compromissions avec l’éthique et la morale et vu de Paris ( d’autres capitales feraient aussi l’affaire), c’est tellement plus confortable. Vétille de l’histoire n’est-ce-pas comme dirait à la table des extrêmes un certain autre ou comme le braillerait un «bolivardien» attardé ? La propagande insidieuse trace ainsi son chemin.
Mais Cuba et les Cubains dans cette histoire, et le respect des droits de l’homme, et le respect de la personne, et l’indépendance de la justice, et la liberté d’expression et la liberté de penser et celle des artistes à créer, et la lutte contre la corruption, enfin osons-le mot, et la démocratie… ? Pareil en Chine, pareil en Russie, pareil dans la clientèle de certains états serviles comme nous le voyons aujourd’hui ! Un nouveau rideau de fer, mais d’information celui là, s’est abattu sur le monde.
Ah la révolution…! « Il faut que tout change pour que rien ne change», c’est ce qu’écrivait le romancier italien Giuseppe Tomasi di Lampedusa dans son roman Le Guépard publié en 1958. Force de la littérature !
*Raymond Queneau. Zazie dans le Métro : « et mon cul, c’est du poulet ?», roman publié aux éditions Gallimard en 1959 et réédité à de nombreuses reprises et film réalisé par Louis Malle.
Illustration de l’entête: Ai Weiwei, Study of Perspective, Tiananmen, 1995-2010
Ce texte est pareillement accessible en traduction anglaise, cliquer sur le drapeau en haut du texte
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