L’annonce vient d’être rendue publique et l’on apprend que le musée Unterlinden à Colmar vient d’acquérir par préemption lors d’une vente aux enchères à Coutances, un retable sur bois du XVIème siècle pour la somme de 14000€ ( sans les frais), et ce grâce à la Fondation La Marck, fidèle mécène des musées de France .
Dans nos pérégrinations françaises, si l’Alsace s’inscrit parmi nos favoris, nul doute que Colmar est le coeur battant de nos émotions,1 et la visite du musée Unterlinden s’impose. Bien sûr, majestueux et sublime, le retable d’Issenheim (1512-1516) de Matthias Grünewald, et je ne doute pas une seule seconde (si toutefois vous ne l’avez pas encore déjà vu), que vous serez bouleversé. Bouleversé oui, peut être secoué intérieurement de tremblements, comme d’ailleurs les malades pour lesquels jadis ce chef d’oeuvre était destiné au couvent des Antonins, et qui souffraient de ce feu de St Antoine, ce Mal des Ardents qui conduisait à la folie et à la mort ces populations du Moyen-Âge contaminées par le pain de seigle même qu’elles mangeaient.
Tel est bien le mystère de l’Art, ce quelque chose qui ressort du spirituel et du biologique, qui vous élève et vous transforme et vous rend le monde encore plus beau, encore plus riche et fécond, encore plus curieux, encore plus infini et multiple. C’est même l’essence, ou plutôt la quintessence de l’Histoire de l’art. Ainsi je me rappelle mes premiers cours à l’école du Louvre et notre professeur pour la préhistoire, René Joffroy, découvreur du vase de Vix. Ma première visite au musée de St Germain en Laye ( aujourd’hui appelé musée d’Archéologie nationale), je crus pendant quelques minutes ne voir dans ces vitrines de pierres taillées et de silex, que des cailloux…mais cela ne dura pas et très rapidement je découvris le génie des hommes de ces temps lointains triomphant bien sûr avec la dame de Brassempouy ( à prononcer «Brassempouille» me soufflerait un ami aquitain…), qui n’a d’égale que l’Ève de Gilbertus d’Autun. Le temps oui, n’est nullement donc une méthodologie de choix et d’organisation (ramené à aujourd’hui, nos pourrions appeler cela «le sens tragique de l’histoire», mais je me disperse).
Unterlinden, comme l’on aime à le nommer avec tendresse, est devenu au fil du temps, par le rayonnement de sa collection et du plus somptueux d’entre ses joyaux, et sous l’impulsion de ses conservateurs, aujourd’hui de madame Camille Broucke qui a succédé à madame Pantxika de Paepe, le conservatoire des rétables, ces chefs-d’oeuvre de la peinture religieuse de la fin du Moyen-Age et du début de la Renaissance en Europe du Nord. Notons enfin, car c’est très important, le rôle du mécénat et en l’occurence de la Société Schongauer qui soutient le musée.
Ce retable a ainsi été découvert dans le grenier d’une maison du département de la Manche, et pour le commissaire-priseur de Coutances en charge des estimations, il s’agit d’une «belle découverte», comme le relatait alors le quotidien Ouest-France.
Quelques questions sur ce retable et tout d’abord son intitulé: Crucifixion aux trois fous.
Manifestement, en l’absence d’une documentation érudite et sur la base du document iconographique sous nos yeux, ce qualificatif Trois fous est à envisager en rapport avec les bâtons de berger, les houlettes, maniés par les trois élégants personnages sur la droite et dont il faut regarder les poignées. Nul lien bien entendu avec l’image du fou telle on peut la voir dans la superbe exposition en cours au Louvre aujourd’hui ( nous y reviendrons dans un prochain article). L’hypothèse la plus plausible pourrait être la fête des fous, qui avait lieu au Moyen-Âge les 27, 28 et 29 décembre, notamment pour la célébration de la St Jean d’hiver (reprise d’ailleurs dans d’autres traditions), et où clercs et laïcs comme dans un carnaval antique, se laissaient aller à des libations et des débordements païens, bachiques et obscènes, de l’autel des églises aux rues et parvis des villes ou villages.
Quant aux trois oiseaux homologues des personnages, observons que chacun d’entre eux est peint d’une couleur différente. Le bestiaire iconographique chrétien pour ce qui concerne les oiseaux nous étant familier avec l’image du corbeau ( Saint Antoine et Saint Paul nourris par un corbeau et quelques anachorètes), de la colombe il va sans dire ( le Saint Esprit), et enfin de l’aigle, symbole de Saint Jean. Quant à la symbolique du chiffre trois, il faudrait des volumes entiers pour en traiter !
Pour la stylistique, le drapé anguleux et affiné des vêtements de la Vierge ainsi que la couleur violacée que l’on retrouve à l’identique dans les deux autres pans de ce retable comme on va le découvrir dans ce qui suit ,est un des marqueurs fondamentaux de l’identité du travail de ce peintre dont on ne possède aucune source documentaire.
Ainsi, cette Crucifixion aux trois fous, viendra rejoindre les riches collections du musée, elle n’y sera certes pas seule et rejoindra un ensemble démembré dont les collections du Musée Unterlinden réunit déjà deux panneaux à savoir:
–Religieuse portant la croix à la suite du Christ (Inv. 88.13.1)
–Religieuse entre la tentation du Malin et la voie du Christ (Inv. 88.13.2)
Ceux-ci étaient présentés, hors catalogue, dans l’exposition « Couleur, Gloire et Beauté. Peintures germaniques des collections publiques françaises (1420-1540) » (du 4 mai au 23 septembre 2024, au Musée Unterlinden).
Ces peintures sur panneau ont été réalisées en Allemagne au début du 16e siècle. L’auteur est anonyme.
Un quatrième panneau appartenant au même ensemble est conservé au Spencer Museum of Art à Lawrence dans le Kansas :
– Religieuse présentant la croix à un homme rendant son âme à Dieu (Inv. 1959.0041)
« Cette acquisition vient ainsi compléter les deux panneaux conservés dans les collections du musée, sur lesquels elle vient jeter une nouvelle lumière. Une étude matérielle, iconographique et philologique des trois œuvres est lancée » nous a précisé Camille Broucke, directrice du musée Unterlinden.
- L’auteur de ces lignes y a des attaches familiales séculaires. En hommage ↩︎
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