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Miniatures persanes et les poèmes d’Omar Khayyâm, patrimoine de l’Iran

par Pierre-Alain Lévy

Omar Khayyâm غياث الدين ابو الفتح عمر بن ابراهيم خيام نيشابوري

Paradoxalement, notre temps, pour ne pas dire notre civilisation (un mot toujours délicat à cerner), a perdu ses repères. Les chaos et les soubresauts de notre actualité, c’est à dire de la marche du monde, nous renvoient aux temps écoulés, c’est dire à l’histoire, au mouvement, aux ruptures, en un mot tout ce qu’exprime la culture. L’on y parle de l’Iran, l’ancien empire perse.

Nous envisagerons donc dans ce pays multiséculaire et de grande mémoire, l’un de ses plus grands poètes, Omar Khayyâm, un sage hédoniste qui à défaut de célébrer Bacchus, naissance oblige, portait une adoration pour la vie et le vin. Nous illustrerons ses poèmes d’un florilège d’illustrations persanes, c’est à dire iraniennes, et choisies selon notre bon plaisir. Une pérégrination dans un Orient comme on l’a rêvé et fantasmé.

Écho des événements qui fracassent le monde, et pour faire lien, nous reprenons de nos archives en le densifiant un texte que nous avions publié en novembre 2013 !

Omar Khayyām (en persan : غياث الدين ابو الفتح عمر بن ابراهيم خيام نيشابوري était tout à la fois mathématicien, astronome, philosophe et poète, il est né en 1048 à Nichapur en Perse (Iran) et mort en 1131. Son nom complet signifie: fabricant de tentes. Ses poèmes sont appelés des « Rubaïyat »( رباعیات عمر خیام quatrains en persan) et sont nourris d’une poésie mystique qui font de lui un soufi. Il est important de considérer le siècle où vécut Omar Khayyām (soit le onzième siècle) et notre article mêle de plaisirs effleurés de tendresse et de désirs et le temps et les arts pour rendre compte de ces sublimes beautés au coeur de la civilisation perse. Les grandes écoles de peinture de la miniature persane, se déploient peu ou prou en même temps que la Renaissance en Europe

Omar Khayyām publie à Samarcande à l’âge de 24 son premier livre de mathématiques, passionné par l’astronomie il met au point un calendrier qui comporte déjà une année bissextile tous les quatre ans

Il se disait infidèle et croyant. Humaniste, hédoniste et épicurien jusqu’à l’ivresse, il célébrait l’amour des femmes et ces plaisirs terrestres qu’il aimait tant. Il n’appréciait guère le clergé chiite pour qui il avait de l’aversion tant leur esprit obscurantiste déjà opprimait le peuple.

Les amoureux par Riza-yi Abbasi (vers 1630)Riza-yi Abbasi de l’école d’Ispahan
© The MET Collection

Dans cette illustration liminaire de notre article, on y voit un homme enlaçant tendrement une femme, sa main caressant le ventre nu de celle ci apparaissant sous sa robe à hauteur du nombril. Serait-elle enceinte ; serait-ce alors là le geste d’un homme ému en hommage tendre et doux à celle qui déjà porte toutes les promesses de l’aube ? Pas une once de provocation, par un soupçon de trivialité, tout l’inverse, alors n’est-ce pas, et si tout est là calme, luxe, et volupté, c’est surtout une infinie tendresse qui y est représentée. Un homme et une femme s’épanouissent dans la sérénité du partage et dans la fusion des corps et d’être ensemble au monde. On aperçoit en bas au pied du couple une carafe en verre à la forme d’un symbolisme d’évidence, masculin et féminin se transcendent, cette attente fébrile et joyeuse de l’union des corps et des âmes, du plaisir intense et de la joie, de cet amour dont un philosophe juif néo-platonicien du XIè siècle, Bahya Ibn Paquda בחיי אבן פקודה disait : «L’amour est un élan de l’arme qui en son essence se détache vers Dieu pour s’unir à sa très haute lumière».  Et le vin, dont nous savons qu’il symbolise la vie, est aussi la métaphore poétique du sensible et du tendre, cette force dyonisiaque de l’amour qui en liberté nous conduit vers la porte du Paradis, ce jardin des délices.

Olécio partenaire de Wukali

De nos jours, les hommes en noir en Iran, les sbires stipendiés du régime, ont conservé une rancune tenace et feignent de considérer Omar Khayyām comme un ivrogne païen et méprisable. Or la civilisation de l’Iran ce sont ces perles de poésie, ses arts avec sa peinture, sa littérature, et que dire de son patrimoine architectural, ces célébrations de la vie, de la beauté, du plaisir du vin et de l’amour, cette exaltation joyeuse de la liberté, de l’hédonisme qui contrastent avec cette austérité puritaine et intolérante déjà présente de son temps dans les lieux de prière.

Nuit dans la ville. Manuscrit attribué à Mir Sayyid ‘Ali, Tabriz, Iran, c. 1540.

La peinture persane qui illustre ce poème est un trésor dont trois écoles se distinguent, celle de Chiraz, Tabriz et Hérat (à l’ouest de l’Afghanistan d’aujourd’hui). Il s’agit là d’un art raffiné, aristocratique, qui unit l’art pictural à la poésie et la littérature. On est tout à la fois séduit par cet univers et l’ordonnancement des formes, la distinction de la couleur, et la représentation de cette société. Pour qui sait regarder, l’on découvre ces liens qui subrepticement forment comme des passerelles avec l’art de la Chine car effectivement l’histoire même, celle que d’aucuns dans des manuels pourraient qualifier de conquêtes, d’affrontements et de prises de positions et de dominations territoriales depuis plus de 2000 ans ont mêlé influences artistiques et stylistiques.

Observez, admirez ces miniatures, et si le vin (si cher à Omar Khayyân) est souvent présent sous la forme de carafes, celles-ci sont tellement explicites du non-dit, de cette quête épicurienne du plaisir, de cette puissance du désir et cette soif l’amour, toute de subtilité. Priape est devenu cristal et transparence et le sang de la vigne une célébration de la Terre.

Nous avons feuilleté notre article (et par voie de conséquence le long poème), de nombreuses miniatures persanes sans nullement tenir compte d’un suivi chronologique, à telle enseigne que vous découvrirez l’influence de Omar Khayyân bien entendu à travers la période safavide (correspondant au début de la Renaissance en Europe) jusqu’à la période contemporaine avec une oeuvre de Hossein Behzad (1894-1968) quatrain 34. Nous avons limité notre étude iconographique et l’avons focalisée à sa dimension territoriale perse et iranienne. Aurions-nous traité de la peinture dans les arts de l’Islam, dans ce cas bien entendu nous aurions pareillement fait état de la  peinture moghole en Inde ou en Turquie ottomane. Nous n’avons cependant pas pu couvrir tout les champs créatifs cette civilisation, celles de l’erotica de la période de dynastie Qadjar au dix-neuvième siècle. Seul le plaisir et la beauté du partage nous ont guidé.

Humay rencontre en rêve la princesse Humayun », page d’une anthologie poétique, Herât, vers 1430.
Crédit photo : Louvre

En littérature comparée, on pourrait aisément rapprocher l’oeuvre d’Omar Khayyam de celle de Ronsard, plus encore de celle de Rabelais, avec une dimension mystique supplémentaire mais à plus de quatre siècles de distance cependant ! Cette soif de la vie, de la chair et … du vin ! Omar Khayyam au coeur de notre humanité sans barrière ni temporalité.

L’oeuvre d‘Omar Khayyam a été connue tardivement en occident, ce sont les Anglais qui les premiers au 19ème siècle ont établi les premières traductions de son oeuvre poétique qui fut notamment célébrée par les préraphaélites et par l’écrivain et poète anglais Thackeray (les anglicistes que je connais bien en connaissent sa rugosité). Une traduction française de ses quatrains, ses Rubaïyat par Omar Ali Shah a été publiée récemment chez Albin Michel.

La Perse est un immense pays de civilisation et de culture musulmanes de tradition chiite. On rêverait que l’oeuvre de ce poète persan puisse être étudiée dans les madrassas du monde, comme dirait Sacha Guitry : «Faisons un rêve ! » 

Pour tous ceux qui souhaitent en savoir d’avantage sur cette magnifique civilisation perse et en découvrir ses sublimes trésors, notamment ce que nous nommons les miniatures persanes, nous ne pouvons que conseiller le somptueux livre publié par les éditions Anne de Selliers et intitulé: Leily et Majnûn de Jani illustré par les Miniatures d’Orient

Dans ce long poème, tout y est dit, une célébration de la vie, de la beauté des femmes et du vin, du vin mieux que tout autre littérateur n’a jamais su enchanter ! Du vin et de la liberté aussi, de l’émotion du corps ressentie, et de cette fantaisie créatrice et débridée qu’il procure. Et puis pour nous tous, c’est une rare occasion de cheminer au pays des Mille et une nuits, entre poésie et peinture ! Iran, terre de civilisation.

Pierre-Alain Lévy


1.Si je ne fus jamais courbé sous la prière,
Jamais je n’ai caché mes vices de poussière ;
C’est pourquoi mes péchés espèrent ton pardon
Car jamais je ne t’ai nié, dogme Unitaire

Vaut-il pas mieux t’ouvrir mon cœur à la taverne
Que vers La Mecque en vain sans Toi je me prosterne ?
Toi Premier, Toi Dernier, Toi principe, Toi but,
Enfer ou Ciel pour moi, décide à ta gouverne.

Les deux chacals Kalîla et Dimna. Kalîla wa Dimna
Abd Allah Ibn al-Muqaffa’. 1200-1220 (Syrie?)
©BnF

Ô toi qui te crois sage et blâmes qui s’enivre,
Laisse les durs propos auxquels orgueil se livre,
Penche-toi, pour goûter le calme de la paix,
Vers ceux qu’on humilie et qui n’ont de quoi vivre.

Si puissant que tu sois, ne fais peine à personne ;
Que nul n’ait à subir ton ire et ne frissonne.
Si l’amour de la paix éternelle est en toi,
Ne sois pas le bourreau que le blâme chansonne.

5. Puisque nul ici bas n’est sûr du lendemain,
Livre à l’amour ton cœur atteint du mal humain.
Au clair de lune, bois, bois du vin car cet astre,
Demain en nous cherchant, pourrait chercher en vain.

Le Koran, Mot suprême, est toute la sagesse ;
On le lit quelquefois, mais le lit-on sans cesse ?
Sur le bord de la tasse un doux texte est gravé
Que, les yeux clos, la bouche épelle avec ivresse.

Nos corps d’ivrognes ni le vin ni l’escabeau.
N’avons souci d’espoir ni crainte de fléau ;
Nos âmes et nos cœurs se rient, tachés de lie,
De la terre et du feu, mais plus encor de l’eau.

En ce monde il vaut mieux te faire peu d’amis ;
Ne sors pas de toi-même et prends de brefs avis.
Celui-là dont tu crois le bras appui solide,
Examine-le bien et qu’il passe au tamis.

Ce vase, ainsi que moi, fut jadis un amant
Penché vers quelque cher visage éperdument,
Et l’anse que tu vois au col de cette jarre
Fut un bras qui jadis ceignait un cou charmant.

10. Ah ! malheur à ce cœur d’où l’amour est absent,
Qui n’est pas sous son charme et qui ne le ressent !
Jour passé sans amour mérite, jour sans joie,
Que lune ni soleil lui soit compatissant.

Lamentations sur le tombeau d’Alexandre le Grand, page du Shâhnâmeh(Demotte) de Ferdowsi, Tabriz, vers 1335. Washington, 
Freer Gallery of Art

Aujourd’hui refleurit l’élan de ma jeunesse,
J’ai désir de ce vin d’où me vient toute ivresse,
Et ne me blâme pas si, même âpre, il me plaît,
Très âpre, car il a le goût de ma détresse.

Tu n’as pas aujourd’hui de pouvoir sur demain ;
Bannis l’anxiété, l’heure échappe à la main. 
Si ton cœur n’est pas fou, le présent seul t’importe ;
Sais-tu ce que vaudront tes jours futurs, humain ?

Voici que du bonheur pour l’homme se dessine,
Tout cœur vers l’oasis du doux repos incline. 
Sur chaque branche on croit, Moïse, voir ta main. 
Chaque brise s’embaume à l’haleine divine. 

Celui qui n’a pu mordre au fruit de vérité 
Marche d’un pied timide, atteint de cécité. 
Quiconque s’abrita sous l’arbre de science 
Sait tous les jours pareils de toute éternité.

Nouchirvan et les chouettes, page du Khamseh de Nezâmi, Mir Mosavver, 
Iran, 1539-1540. Londres, British Museum.

15. Au-delà des grands cieux, au-delà de la Loi,
Ma pauvre âme cherchait le chemin de la foi. 
Le Maître enfin m’a dit, Lui, l’Esprit de lumière :
« La Tablette et la Plume, Enfer, Ciel sont en toi ». 

Debout ! verse du vin ; pas de creuses paroles !
Ta bouche, ô nuit, sera mon jour car tu m’affoles. 
Fais taire avec du vin, rubis comme ta chair,
Mes repentirs pareils à tes boucles frivoles.

Le printemps doucement vient éventer la rose ;
Dans l’ombre du jardin visage aimé repose !
Tu parles du passé, rien de lui ne m’est plus,
Goûtons le jour, hier ne vaut pas qu’on en cause.

Jetterais-je longtemps des pierres dans la mer ?
L’idolâtre mensonge à mon cœur est amer. 
Khayyâm, qui pourrait dire où s’en ira son âme ?
Qui s’en revint du Ciel ? Qui visita l’Enfer ?

Tasse qu’il façonna pour y verser du vin,
Le buveur ne veut pas qu’on te jette au chemin :
Ornements que ses doigts par amour assemblèrent,
En haine de qui donc vous briser de sa main ?

20. Ainsi que l’eau du fleuve ou le vent du désert,
Un nouveau jour s’enfuit de ma vie et se perd,
Mais jamais sur deux jours n’a langui ma pensée,
Celui qui n’est pas né, celui que j’ai souffert.

Puisque je fus créé au hasard du destin 
Et que ma fin viendra d’un décret incertain,
Lève-toi, ceins tes reins, agile porte-tasse,
Je noierai le néant de ce monde en du vin. 

Khayyâm édifia la sagesse en cherchant,
Au brasier des chagrins consumé sur le champ ;
Le destin a coupé les cordes de sa tente 
Et le marchand d’espoir l’a vendu pour un chant. 

Une vieille femme ruinée par l’injustice du souverain l’interpelle, 
page du Trésor des secrets de Nezâmi, Boukhara, 1538-1546. 
Paris, Bibliothèque nationale de France.

Khayyâm, pourquoi pleurer ainsi sur tes péchés ?
Gagnes-tu rien à voir tes pleurs jamais séchés ?
Pas besoin de pardon pour qui fut toujours juste 
Et la pitié ne va qu’aux pécheurs débauchés ?

Nous voyons s’abriter au temple avec ferveur 
Ceux qui cherchent le Ciel et de l’Enfer ont peur,
Mais qui sait les secrets du Dieu de la nature 
Ne sème pas ces riens dans le cœur de son cœur. 

25. Au printemps si quelqu’être au corps célestiel 
Me verse dans les champs un vin plus doux que miel,
Je dis, quand je devrais déplaire à la canaille,
Je serais moins qu’un chien si je pensais au ciel. 

Ton âme passera, te quittant sans adieu,
Derrière le rideau des grands secrets de Dieu. 
Sois heureux, réjouis-toi… D’où tu viens, tu l’ignores,
Bois du vin… Tu t’en vas tu ne sais en quel lieu.

La Sagesse m’a dit, minuit allant venir :
« Le sommeil n’a jamais vu le bonheur fleurir. 
« Pourquoi t’abandonner à la mort, à son frère ?
« Bois du vin ! N’as-tu pas l’infini pour dormir ? »

Mahomet, Abu Bakr et un troupeau de chèvres, page de l’Histoire 
universelle
 (Jami al-tawarikh) de Rashid al-Din, Tabriz, 1314-1315. 
Édimbourg, Edinburgh University Library.

Mon cœur me dit : « Je veux la sainte lumière,
« Instruis-moi, si tu peux, de la science entière ; »
« Je dis l’Alif. » Alors mon cœur : « N’ajoute rien !
« Si la foi loge en toi, suffit d’Une prière ».

Personne, un voile cache, énigme, tes secrets,
Ne sait, voyant les faits, le fin mot des décrets. 
Sauf au cœur de la terre un homme est sans asile… 
Bois du vin, car sans but sont les discours abstraits.

Rustam sauve Bijam du puits. Folio illustrant le Livre des rois( Shahnama) c 1020.
Smithsonian Institute

30. Que les Mystères soient mystère aux esprits vils 
Et les Secrets, secret pour les fous puérils. 
Pèse tes actions, prends garde aux yeux des autres,
Et cache tes espoirs aux hommes trop subtils. 

Dès le commencement fut écrit l’avenir,
La Plume inscrivit tout, bien et mal, sans finir,
Le Premier Jour marquant ce que serait le monde… 
Efforts vains et malheurs qu’on ne peut prévenir. 

Au printemps près d’un fleuve ou dans quelque campagne,
Avec de francs amis, une belle compagne,
Versez l’apéritif aux gens indépendants.

Pour qui mosquée ou synagogue ne sont bagne.

Je n’ai rêvé du ciel que comme d’un relais ;
Mes yeux, tant j’ai pleuré, ne savent où je vais. 
Près des feux de mon cœur l’enfer n’est qu’étincelle,
Et mon seul paradis est un instant de paix. 

Illustration des poèmes de Omar Khayyam par Hossein Behzad (1894-1968)

On dit l’Éden charmant, houris, votre domaine ;
Je dis : La grappe seule est délectable aubaine. 
Crois à l’argent comptant, renonce au gain promis,
Car la voix du tambour n’est belle que lointaine. 

35. Bois car tu dormiras sous terre des années. 
Sans camarades, sans amis, sans hyménées. 
Prends garde ! Ne révèle à nul ce grand secret :
Pas ne refleuriront les tulipes fanées.

Bois du vin, c’est la force, oui, bois à ton envie,
Le seul trésor resté de jeunesse ravie,
Saison des fleurs, des ris, des joyeux compagnons !
Sois heureux un instant, cet instant, c’est ta vie. 

Verse à mon cœur meurtri cette boisson féconde 
Pour ceux à qui l’amour fit blessure profonde. 
Je préfère l’ivresse et ses rêves dorés. 
À la voûte du ciel, fond du crâne du monde !

Je bois du vin. Partout on me dit, mais on ment ;
« La religion hait le vin absolument. »
Quoi, le vin saperait la foi religieuse ?
Si c’est le sang d’Allah, j’en bois, pieusement.

Le vin est le rubis, la tasse, son logeur,
Corps dont le vin est l’âme à la gagnante ardeur,
Tasse de fin cristal où la vigne miroite,
Larme où frémit, caché, le plus pur sang du cœur. 

Combat de Rostam et du dragon, page du Shâhnâmeh de Ferdowsi, 
Ispahan, 1648. Windsor, The Royal Collection Trust.

40. Celui qui fit mon être (il ne m’en a rien dit),
Veut-il pour moi le Ciel ou bien l’Enfer maudit ?
Mais du pain, une femme et du vin sont richesse,
Garde pour toi le Ciel auquel tu fais crédit.

Bien et mal sont tous deux dans la nature humaine,
Du bonheur au malheur l’obscur destin nous mène. 
N’accuse pas le ciel car, pour le sage esprit,
Il est plus impuissant que l’homme en son domaine.

Qui t’arrose en son cœur, amour, plante subtile,
N’a dans toute sa vie un seul jour inutile,
Soit qu’il aille au devant des volontés de Dieu,
Soit qu’il cherche en la tasse un bien-être facile. 

Où fleurit la tulipe en magnifique arroi 
Fut répandu jadis le sang de quelque roi,
Et, jaillissant du sol, toute rose est le signe 
Ayant orné le teint d’une belle en émoi. 

Sois prudent : la fortune est incertaine et change ;
Prends garde : le destin au fer tranchant se venge ;
Et si le sort te met dans la bouche des fruits,
Ne va pas les manger, du poison s’y mélange.

Miniature de Djonayd pour le roman persan « Homay et Homayun », de Khwadju Kermani.  
The British Library. Courtesy, Éd. Diane de Selliers

45. Une cruche de vin, tes lèvres, un parterre 
Ont tari mon argent, mon crédit, ô misère !
Ou le Ciel ou l’Enfer, c’est le lot des humains,
Ciel, Enfer, nul n’y fut qu’on ait revu sur terre. 

Ta joue est une fleur, la rose incarnadine,
Ton visage est pareil aux idoles de Chine,
Du roi de Babylone, hier ton regard a fait 
Un Fou que le joueur sur l’échiquier taquine.

Puisque tout fuit, que sont Bagdad, Balhk et leurs rois ?
L’âme passera par nos lèvres, une fois !
Buvons car après nous on pourra voir la lune 
Éclairer à jamais les mois après les mois.

De ceux faisant le vin qu’on tire du dattier 
Et de ceux dont les nuits se passent à prier,
Nul n’est en terre ferme et tous un jour se noyent. 
Sauf Un, le sommeil voit tous les autres ployer. 

La voix planant au ciel, des profondeurs jaillie,
Te dit cent fois par jour, pauvre âme enorgueillie :
« À cet instant précis, comprends que tu n’es pas 
« L’herbe qui reverdit après qu’on l’a cueillie. »

poésie et miniatures persanes
La Khamsa ( Le quintette) de NizamiI rédigée au XIIè siècle. Illustration de Ilyas Yusuf Nizami Gandjavi (1539-1543)

50. Les faux savants subtils, les creux parleurs diserts 
Sont morts se querellant en mots vains et déserts. 
Va ! toi, simple, choisis le doux jus de la grappe,
Deviens, mangeant des raisins secs, comme les verts.

Ma venue ici fut sans profit pour la terre,
Mon départ ne nuira nullement à la sphère ;
Je n’entendis jamais dire à nul la raison 
De la venue et du départ ni pourquoi j’erre. 

Nous serons effacés du sentier de l’amour,
Le destin nous broiera sous ses talons un jour ;
Paresseux porte-tasse, allons, quitte ta pose,
De l’eau ! car je serai la terre du labour. 

Du bonheur d’autrefois ne reste que le nom ;
Hormis le vin nouveau, plus un vieil ami, non !
Ne détourne donc pas ton geste de la tasse 
Car elle est toujours là, seul anneau du chemin.

Ce qu’écrivit la Plume à jamais est écrit,
S’en désoler suscite un tourment à l’esprit ;
Même en passant ta vie à subir cette angoisse,
Tu n’ajouteras pas un seul jour au rescrit. 

55. Ô cœur, laisse un instant les victimes d’amour,
Cesse de t’absorber en tous ces riens d’un jour ;
Va-t’en plutôt rôder sur le seuil des derviches,
Et, reçu des Reçus, fais près d’eux un séjour. 

La princesse chinoise raconte à Bahram Gur l’histoire du roi de Perse et de la jeune fille de Rum (page d’un « Haft Paykar ») vers 1850. © 2024 Musée du Louvre, Dist. GrandPalaisRmn / Raphaël Chipault

Ceux qui, pour quelques temps, ornent le ciel profond,
Vont, viennent, reviendront, suivant l’instant fécond. 
Dans ta chemise, ciel, et dans ta poche, terre,
Il est, pour en mourir, des êtres qui naîtront.

Ceux dont l’hypocrisie a l’ombre pour clarté 
Séparent âme et corps au nom de vérité. 
Je sais que le vin seul a le mot de l’énigme 
Et démontre à l’esprit la parfaite Unité. 

Les corps peuplant ta voûte, ô ciel, brillant prodige,
Déconcertent ceux-là que le savoir dirige. 
Le fil de la sagesse est aisément perdu,
Les guides ont parfois eux-mêmes le vertige. 

Je ne fus jamais homme à craindre le non-être,
Cette moitié du sort, mieux que l’autre, peut-être,
Me plaît ; car la vie est un prêt que me fit Dieu ;
Je la lui rendrai quand il faudra disparaître.

60. La vie est une fuite, étrange caravane,
Prends-lui le bon instant de joie, épi qu’on glane. 
Porte-tasse, pourquoi t’attrister sur demain ?
Verse du vin, la nuit s’écoule, diaphane. 

Étant vieux pour l’amour, l’amour m’a pris au piège,
La tasse que je tiens prouve le sortilège. 
Adieu le repentir qu’enfanta la raison,
L’aimée a déchiré la robe qui protège !

Portrait de Kamal Ud-Din Behzad

Bien que le vin m’ait nui (les censeurs le défendent),
Fidèle, j’en boirai, mes rêves en demandent… 
Mais les marchands de vin font mon étonnement :
Peuvent-ils acheter meilleur que ce qu’ils vendent 
?

Si généreuse et tendre en commençant !… Pourquoi ?
Et m’avoir abreuvé de délices !… Pourquoi ?
Maintenant ne songer qu’à me déchirer l’âme !
Que t’ai-je donc pu faire ? Et je redis… Pourquoi ?

Que mon âme souhaite idoles, houris, reines,
Que ma main tous les jours tienne des tasses pleines !
On me dit : « Dieu te donne enfin le repentir ! »
Je n’en veux pas ! Or donc, plus de paroles vaines. 

65. Au cabaret tu fais l’ablution au vin :
Peux-tu purifier ton nom en pareil bain ?
Sois heureux… La pudeur a déchiré son voile ;
Chercher à le recoudre ? Y songer serait vain.

Je vis un homme seul devant son domicile,
Fouler avec mépris sous ses pieds de l’argile ;
Et, mystique murmure, alors l’argile dit :
« Un jour, on foulera tes os, poussière vile. »

Le jour est pur et beau, la brise est tiède aux champs,
La pluie a redressé les roses se penchant ;
Le rossignol alors dit à la fraîche rose :
« Toujours enivre-toi de parfums et de chants ! »

Étude d’oiseau.  Riza-yi ‘Abbasi. 1565-1635.
MET

Avant que sur ton front le doigt fatal se pose,
Ordonne qu’on t’apporte un vin couleur de rose. 
Pauvre sot, crois-tu donc être un rare trésor,
Et que l’on te déterre après ta bière close ?

Conforte-moi d’un vin méritant bon accueil,
Donne à ma peau le ton du rubis charmant l’œil,
Enfin, lave de vin ma dépouille mortelle,
Et du bois de la vigne alors fais mon cercueil. 

70. Les astres t’ont choisi le trône qu’on adore,
Celui de Khosroès et, cheval qui dévore 
L’espace, son coursier ; s’il s’élance, fougueux,
Où qu’il pose le pied, ô Shah ! le sol se dore. 

Un amour mensonger est amour sans valeur,
Feu pâle, presqu’éteint, sans force ni chaleur ;
Le véritable amant, jours, nuits, saisons, années,
Sans paix, repos, sommeil, ne mord qu’à la douleur.

Nul interrogateur du mystère où tout sombre 
N’a jamais fait un pas hors du cercle de l’ombre. 
Maîtres, disciples, tous, s’agitent, impuissants :
Femme, tu nous créas muets, faibles, sans nombre !


Limite tes désirs du monde, vis content,
Détache-toi du bien, du mal et de l’instant,
Tasse en main joue avec les boucles de l’aimée. 
Tout fuit ! Combien de jours nous reste-t-il, néant ?

Khosrow découvre Chirine au bain. Illustration du Khamsé  خمسه de Nizani

De l’infini profond les cieux versent des fleurs,
La rosée au jardin verse en riant ses pleurs,
La tasse aux flancs creusés nous verse le vin rose 
Et les soleils couchants, eux, versent les douleurs.

75. Je bois et qui boit a comme moi raison saine. 
Si je bois, c’est pour Lui pardonnable fredaine. 
Dieu, dès le premier jour, savait que je boirais,
Puis-je, en ne buvant pas, rendre sa science vaine ?

Ah ! ne laisse jamais la tristesse t’atteindre,
Et d’absurdes soucis troubler tes jours, t’étreindre. 
N’abandonne ni fleurs, ni livres ni baisers 
Avant que le destin furtif vienne t’éteindre. 

Bois ! le vin chasse au loin les misères abjectes 
Et vos pensers troublants, Soixante-douze sectes !
Ne fuis pas l’alchimiste, il saura dissiper 
En toi mille soucis, soucis dont tu t’affectes.

Le diwan de Hawiz (mi 16è s). Muhammad Ali. Un homme, un jeune-homme et une femme dans un repas champêtre. The David Collection. Copenhague
©Pernille Klemp

Le vin prohibé, tout dépend du personnage 
Qui le boit, de son prix et du compagnonnage. 
Ayant réalisé ces trois conditions,
Dis : « Qui donc boit du vin, qui, si ce n’est le sage ? »

Bois du vin car un jour ton corps sera poussière 
Dont on fera vaisseau, jarre, tasse, aiguière. 
Sois sans souci du Ciel, sans souci de l’Enfer :
Le sage tremble-t-il en regardant sa bière ?

80. La terre se décore aux brises du printemps,
On espère la pluie et les yeux sont contents. 
Moïse de ses mains semble argenter les branches,
Le souffle de Jésus s’exhale en doux encens.

Chaque goutte de vin que verse l’échanson,
Éteint dans ton regard l’angoisse et le frisson. 
Gloire à Dieu ! car le vin est un baume céleste 
Et ton cœur désolé s’allège en la boisson. 

Emperlée au matin, la tulipe est joyeuse,
La violette aux prés embaume, savoureuse ;
Pour le bouton de rose, autour de lui, coquet,
Il semble ramasser sa tunique soyeuse. 

Amis, quand, réunis, vous oubliez la terre,
Il vous faut tendrement songer à ma misère ;
Quand vous boirez ensemble un vin pur, gai, mousseux,
Et que viendra mon tour, videz à fond le verre !

Au rendez-vous, amis, cœurs libres sous l’éther,
Heureux de vous aimer et l’un de l’autre fier,
Lorsque l’échanson prend en main le vin des Mages,
Un toast en souvenir de Khayyâm qui fut cher. 

85. Une tasse de vin vaut cent religions 
Et l’empire de Chine aux vastes régions. 
Le vin, rien au-dessus de ce rubis sur terre !
Est un amer donnant à nos jours leurs rayons. 

Tu veux aller à Lui ? Quitte femme et enfant,
Tes proches, tes amis ; pas de joug étouffant. 
N’importe qui te gène en ta route et t’attarde ;
Écarte tout obstacle, arrive triomphant.

Verse-moi ce rubis dans un brillant cristal ;
Compagnon familier de l’esprit libéral,
Toi qui sais que ce monde, apparence, poussière,
N’est qu’un souffle, du vin ! conseiller amical. 

Debout ! sers le remède au cœur lassé, morose. 
Verse le vin musqué, le vin couleur de rose,
Antidote puissant à tristesse, à chagrin :
Donne le vin, rubis, et le luth, virtuose. 

Hier au bazar j’ai vu, forcené sans égal,
Un potier piétinant l’argile, cœur bestial ;
Et la terre lui dit en son propre langage :
« Comme toi je vécus, ainsi sois moins brutal. »

90. Bois du vin car ce vin, c’est la vie éternelle,
C’est ce qui reste en toi de la jeune étincelle :
Comme le feu brûlant, il change les chagrins 
En une eau généreuse et vitale, nouvelle. 

Ne suis pas la Sunnat au précepte inhumain,
Et donne le morceau que tu tiens en la main ;
En la calomniant n’afflige pas une âme,
L’avenir est à toi… mais apporte du vin. 

Le roi des corbeaux s’entretient avec ses conseillers politiques, 
Illustration du Kalila et Dimna, recueil de contes écrits par Ibn al-Muqaffa (720-756)

Le vin au ton rosé, l’eau des roses… peut-être !
Dans le cristal est un rubis très pur… peut-être !
Dans l’eau brille un diamant liquide… peut-être !
Clair de lune est le voile du soleil… peut-être !

Tout vœu de repentir rompu par un détour,
Nous disons faux le bruit qui sur notre nom court. 
Ne me blâme donc pas si j’agis comme un braque,
Je suis, un jour de plus, ivre du vin d’amour. 

Pour parler clairement sans nulle parabole,
Pièces du jeu d’échecs joué sous la coupole,
Nous servons un instant puis entrons un à un 
Dans ta boite, néant, humanité frivole.
 

Bahrâm écoute l’histoire de la beauté indienne dans le pavillon noir. Miniature de l’école de Shirâz (1548), Freer Gallery of Art. Washington

95. Puisqu’au monde le vrai même est une hyperbole,
Pourquoi, cœur inquiet, ce trouble qui t’affole ?
Livre au destin ton corps et ton âme au hasard,
Ce que la Plume écrit pour aucun ne se viole.

Un peu de brume éteint la rose et la déflore ;
Toujours vit mon désir, vin que mon cœur adore. 
Qui t’a donné le droit de dormir ? Ne dors pas,
Chère, et verse du vin, le soleil brille encore. 

Jette de la poussière à la face du ciel,
Bois, étreins la beauté, voilà l’essentiel :
À quoi bon supplier et pourquoi la prière ?
Nul est-il revenu de l’exil éternel ?

Verse-nous ; le jour naît, lilial comme neige ;
Le vin dit la couleur du rubis sortilège. 
Prends pour les compagnons deux morceaux d’aloès,
Fais-en une torchère, un luth au doux arpège.

Nous sommes retournés à la débauche vieille,
Aux Cinq Prières nous avons fermé l’oreille. 
Où se trouve une tasse, ami, tu nous verras,
Le cou tendu, pareil au cou de la bouteille. 

100. Hier j’ai mis ma lèvre aux lèvres de la jarre,
Pour savoir si le temps me serait large ou rare. 
Ses lèvres sur ma lèvre, elle m’a répondu :
« Bois du vin, car la mort est une mer sans phare. »

Conseils de l’ascète. Kamāl ud-Dīn Behzād (1500-1550)

Écoute mon conseil d’attention profonde :
Fuis, pour l’amour de Dieu, l’hypocrisie immonde. 
L’Après, c’est le Toujours, Vivre n’est que l’instant ;
Ne vends pas l’éternité pour une seconde.

Sois heureux, ô Khayyâm ! sois, étant ivre, heureux,
Sois, près de l’adorée au teint de rose, heureux. 
Puisqu’à la fin de tout c’est la nuit malheureuse,
Rêve que tu n’es plus, déjà… Sois, sois heureux. 

Je fus dans l’atelier d’un potier, fin tourneur ;
J’y vis deux mille pots, qui muet, qui parleur. 
Soudain l’un d’eux cria d’une voix agressive :
« Où dont sont le potier, le marchand, l’acheteur ? »

De l’esprit qu’est le vin, la boisson interdite,
On dit : « Remède au cœur dévasté qui s’irrite. »
Alors, vite, apportez deux tasses pleines, trois !
Pourquoi donc appeler ce trésor l’eau maudite ?

Jeune homme à la cape bleue. Aqa Riza Abbasi
Photo © President and Fellows of Harvard College

105. Compte-moi mes vertus, sur mes péchés muet,
Pardonne à mon passé dont Dieu sait le secret ;
Que l’air et que le vent n’attisent pas ta haine ;
Pardon par ta poussière, ombre de Mahomet !

Dans la tasse l’esprit du vin pur se dilate,
En la jarre aux flancs creux est son âme écarlate,
Et rien de lourd ne peut être l’ami du vin,
Hors la tasse à la fois et lourde et délicate

Éternité passée, éternité future,
Aujourd’hui vous sépare et le vin seul rassure. 
Le verbe, l’action sont au-dessus de moi ;
Le vin dit le secret de toute la nature.

Le ciel creux est trompeur puisqu’il nous fait penser,
Lanterne cylindrique et qu’on ne peut fixer ;
La lampe est le soleil, le monde est la lanterne,
Image et spectateur, l’homme se voit passer. 

Je ne suis pas toujours mon maître… mais qu’y puis-je ?
Et je souffre de mes actions… mais qu’y puis-je. ?
Heureusement, je crois ton pardon généreux,
Honteux de penser que tu me vois… mais qu’y puis-je ?

110. Il me faut me lever pour chercher le vin pur,
Donne-moi ta couleur, fruit du jujubier mûr. 
Je te crache au visage, à toi, raison menteuse,
Du vin, pour que raison dorme d’un sommeil sûr.

Combien de temps en proie au mal quotidien ?
Qu’importe vivre un an, un jour de plus en rien ?
Nous serons, mais avant verse encore une tasse,
Chez quelque vieux potier un pot de terre ancien. 

Notre séjour ici ne menant qu’au tombeau,
Sans le vin et l’amour, vivre n’est qu’un fardeau !
Philosophe, dis-moi, que durent nos croyances ?
Pour partir que m’importe ancien monde ou nouveau. 

En te servant j’assume un blâme à cent péchés,
En ne te servant pas, je mens à nos marchés,
Mais à ta cruauté si je reste fidèle,
Au jour du jugement les cieux seront touchés.

Tout étant périssable, il me faut bruit, fracas,
Je ne veux que gaîté, bons vins, brillants repas :
On me dit : « Repentir un jour de Dieu te vienne ! »
Il me le donnerait que je n’en voudrais pas !

115. Bien que je sois entré très humble à la mosquée,
Mon âme à l’oraison ne s’est pas appliquée :
Un tapis de prière un jour par moi fut pris…,
Il s’usa… j’y revins…, la main très appliquée…
 

L’ascension de Mahomet», miniature tirée du «Khamsé» (1539-1543) du poète persan Nizami

Quand la mort aura fait du néant de mon être,
Que sur l’espoir mon cœur aura clos la fenêtre,
De ma poussière tourne une vase pour le vin :
Ainsi rempli, qui sait ? je revivrai peut-être.

Entre l’appât, le piège, hésitant, mon cœur erre :
La mosquée ou la tasse ? Alcoran ou plein verre ?
Nous sommes pourtant mieux, la bien-aimée et moi,
Sages au cabaret que fous au monastère.

C’est le matin, humons le vin bouché de lut,
Et quant à notre honneur, à notre renom, chut !
Délaissant ce qui fut longtemps nos espérances,
Les doigts dans tes cheveux bouclés, jouons du luth. 

Au monde préférant du pain et des caresses,
Dédaignant la fortune et ses fausses liesses,
Nous avons acheté l’obscure pauvreté,
Nos cœurs y découvrant d’innombrables richesses.

120. Je connais le dehors de la grave sagesse,
Mesurant haut et bas de tout avec justesse :
Aussi quel désespoir, honte pour mon esprit,
Si je découvrais rien de plus haut que l’ivresse !

Jeunes, ayant appris sous un maître savant,
Nous crûmes quelques jours en savoir plus qu’avant ;
Que nous arriva-t-il ? Vois bien le fond des choses :
Venus comme de l’eau, partis comme le vent !

Portrait de Shah Abbas Ier et de son page. Muhammad Kassim. Ispahan
Musée du Louvre
© 2019 GrandPalaisRmn/ Mathieu Rabeau
.

Pour qui du grand mystère ose entr’ouvrir la porte,
Joie et deuil sont pareils et le temps les emporte. 
Puisque le bien, le mal, doivent tous deux finir,
Que tout soit ou douleur ou remède, il n’importe.

Fais, pareil aux penseurs, si tu peux, ce qu’ils font,
Et sape la prière et le jeûne infécond. 
Écoute Omar Khayyâm à la droite parole :
Enivre-toi, vole aux grands chemins… mais sois bon. 

Puisqu’en ce désert l’homme apprend à chaque pas 
Qu’il faut souffrir et puis arriver au trépas,
Heureux le passager dont la route fut brève ;
Heureux en son repos celui qui ne fut pas

125. Arrache de ton corps ce voile, sans remords,
Plutôt que d’immoler à ce voile ton corps,
Derviche ! Vêts la bure, habit de la misère,
Et les tambours battront tes triomphes alors

Vois les méfaits du ciel et les crimes du sort,
Ce monde où les amis partent en plein effort. 
Autant que tu pourras, vis un peu pour toi-même ;
Ne goûte qu’au présent, le passé sent la mort. 

Boire du vin, aimer selon sa fantaisie 
Vaut mieux qu’être dévot avec hypocrisie. 
Si l’ivrogne et l’amant sont voués à l’Enfer,
Nul ne voudra du Ciel… ni de son ambroisie !

On ne pourrait pas rendre un cœur joyeux farouche,
Ni passer l’art de vivre à la pierre de touche. 
Aucun de nous sait-il le secret du futur ;
Ce qu’il faut ? Vin, amour, et repos sur la couche.

Cette voûte du ciel, pour ma perte et la tienne,
Vise nos âmes, chère, oui, la mienne et la tienne ;
Sied-toi sur le gazon, car un autre gazon 
Viendra, qui confondra ma poussière et la tienne.

Yusuf et Zuleika illustration d’un poème de Jami (1494-1492) Shiraz. Auteur anonyme c.1580
British Library, London. Photo: © British Library Board. All rights reserved/Bridgeman Images

130. À quoi bon la venue ? à quoi bon le départ ?
Où donc est le chaînon de la vie ? Au hasard !
Que d’esprits délicats cette terre consume. 
Où donc est leur fumée ? Emportée au brouillard !

Fuis étude et science, ami,… cela vaut mieux ;
Natte en jouant des boucles d’or,… cela vaut mieux. 
Avant que, grâce au sort, ton sang ne se répande,
Bois le sang pur dans la tasse,… cela vaut mieux

Ma barbe a balayé la taverne à la ronde !
À tout j’ai dit adieu dans l’un et l’autre monde ;
Cherche-moi dans ma rue et tu m’y trouveras 
Endormi du sommeil de l’ivresse profonde. 

Renonce à tout mais bois, et le vin est meilleur 
Lorsque d’ivres beautés le versent au buveur. 
Rien ne vaut d’être ivrogne ou rôdeur ou derviche ;
De la Lune aux Poissons, douze mois, bois sans peur. 

Le ciel est comme un bol formant le fond de l’air,
Sous lequel, prisonnier, le sage attend le ver. 
Imite les amours du broc et de la tasse,
Bien qu’ils soient lèvre à lèvre, entre eux coule un sang clair.

135. La bise a déchiré la robe de la rose 
Où, le cœur plein d’amour, le rossignol se pose. 
Faut-il pleurer sur elle ou bien pleurer sur nous ?
Nous serons effeuillés, la mort de tout dispose. 

Ce que je fis ou non, m’en affliger, maudire… ?
Vivre cœur libre ou non, m’en blâmer ou m’en rire… ?
Verse-moi jusqu’au bord, je ne puis pas savoir 
Si je vais exhaler le souffle que j’aspire. 

Fuis les soucis du monde injuste, qui nous lassent ;
N’évoque pas, en pleurs, les amis qui trépassent. 
Ne donne ton amour qu’aux filles des Péris ;
Bois et ne sème pas ta vie aux vents qui passent.

Musiciens jouant de la cithare et de la dora (ou doyre). Traité des effusions de lumière. Nawwab Durmish Khan (1521-1525)
Smithsonian’sNational museum

Malgré tes soixante ans, ne cède pas, fourbu ;
Va, partout titubant comme un homme ayant bu. 
Avant que de ton crâne on ne fasse une jarre,
Tasse en main, cruche pleine, au vin paye tribu. 

Nouveau pouvoir vaut-il vin vieux que l’on entonne ?
Prends le chemin du vin, c’est le seul qui guerdonne. 
La tasse vaut cent fois l’État des Feridun,
Et le lut du tonneau, Khosroès, ta couronne.

140. Échanson, les humains qui sont partis avant 
Dorment, ô vanité ! dans le sable mouvant. 
Va ! bois du vin, apprends vérité de mes lèvres,
Tout ce qu’ils ont pu dire, ô saki, c’est du vent !

Ainsi tu brisas ma cruche de vin, mon Dieu !
Fermant pour moi la porte au seul plaisir, mon Dieu !
(Oh ! oh ! puisse ma bouche se remplir de terre !) 
C’est moi qui bois, c’est toi qui es ivre, mon Dieu !

Jeune-homme en train de lire (1625-26) Ispahan
© The Trustees of the British Museum

Le ciel accorde au pauvre un peu de menu cuivre,
Le strict indispensable au supplice de vivre ;
Si le ciel était homme, il ne donnerait pas 
Un pois pour ce bonheur où jamais on n’est ivre.

Cœur, tu ne comprendras jamais les grands adages 
Ni les subtilités de ceux que l’on dit sages. 
Dès lors fais-toi du vin et de la tasse un ciel,
Car entre le vrai Ciel et toi, que de nuages !

Aspirant la fumée où le couvert est mis,
Sur l’être et le non-être, en tous temps tu gémis. 
Qui s’attache à ce monde à sa perte travaille,
Mais par Dieu le bonheur est au sage permis.

145. Si l’âme nettoyait la poussière du corps,
Esprit nu, dans le ciel tu planerais alors ;
Ce serait ton séjour mais, venant de la terre,
Tu garderais en toi la honte et le remords. 

Hier, j’ai brisé ma tasse au mur avec fracas,
Fou d’avoir employé pour tel crime mon bras. 
Et la tasse, vraiment, a bien semblé me dire :
« Si comme toi je fus, comme moi tu seras.

Jeune homme agenouillé et tenant une coupe de vin à la main
Reza Abbasi (1565-1635)

Prends le flacon, la tasse, ô désir de mon choix !
Joyeux, promène-toi dans les prés et les bois. 
Combien d’êtres charmants le ciel a, moquerie,
En tasses et flacons changés cent et cent fois

Partout tu mets un piège, une calamité ;
« Je t’y prendrai, » dis-tu, c’est là ta charité. 
Nul atome ici-bas n’échappant à ton ordre 
Et tout prévu par toi, tu me dis Révolté !

Ce que je veux ? Du vin, un volume de vers,
Du pain, juste pour vivre éloigné des pervers. 
Alors je serai, même au désert, près l’aimée,
Plus heureux qu’un sultan possédant l’univers.

150. Sois en fête, à quoi bon tant de chagrin factice,
Et donne à l’injustice exemple de justice. 
Puisque la fin de tout pour tous est le néant,
Dis-toi que tu n’es pas, sois libre à ton caprice.

 Ainsi que je le fais, jette l’œil au hasard :
Dans le jardin charmeur coule un bras du Kausar,
Le désert s’y fait Ciel, l’Enfer a cessé d’être. 
Sois au ciel près l’aimée au visage sans fard. 

Sois content car on a réglé ton sort — hier,
Sans consulter aucun de tes désirs — hier. 
Vis joyeux, sans égard pour tes vouloirs, — hier,
On a fixé tes efforts pour demain — hier.

Femme jouant avec un chat, échanson assis. École d’Ispahan
©BnF

Verse le vin couleur de tulipe nouvelle 
Et tire le sang pur de la jarre fidèle ;
Hors la tasse aujourd’hui je n’ai plus un ami 
Qui possède un cœur pur et dont l’âme soit belle. 

À mon cœur attentif le ciel dit en secret :
« Apprends de moi les mots, l’ordre de mon décret :
« Si j’avais pu jamais réagir sur moi-même,
« Le vin m’eût épargné, vertige, ton regret ! »

155. Tant que j’aurai du pain de quoi remplir ma main,
Quelque morceau de viande, une gourde de vin,
Et qu’à deux nous pourrons vivre en la solitude,
Nul sultan ne m’aura convive à son festin.

Si l’on t’offre du vin, il est mal qu’on s’abstienne,
Bois-en donc n’importe où, bois-en quoi qu’il advienne,
Car Celui qui fit tout s’occupe peu de nous,
Masque comme le tien, barbe comme la mienne. 

Libre, j’aurais dit Non et refermé le livre. 
Si je pouvais guider mes pas, quel chemin suivre ?
Ne vaudrait-il pas mieux que, n’étant pas venu,
Je ne doive quitter ce monde… hélas ! y vivre !


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