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Une biographie d’Arthur Koestler, intellectuel européen épris de liberté

par Pierre-Alain Lévy

Arthur Koestler fait partie de ces grands écrivains du XXème siècle qui ont gravé l’histoire tragique de l’Europe dans la littérature. Ils en furent les observateurs et plus souvent les acteurs. Le communisme, le nazisme, ces régimes et ces impérialismes barbares qui ont broyé hommes et femmes et des populations entières, ils en ont décrit les rouages. Leurs espoirs, leurs combats, leurs défaites parfois, ce sont aussi bien souvent les nôtres. Car effectivement, nous nous interrogeons aujourd’hui en les lisant sur qui nous sommes vraiment en ce premier quart du XXIème siècle. Nous nous questionnons donc sur notre attitude à tenir compte-tenu de ce que leurs vies et les événements qu’ils ont traversés nous ont appris. A cet égard le titre de la biographie d’Arthur Koestler écrite pas Stéphane Koechlin et publiée aux éditions du Cerf, est quelque peu révélateur: Arthur Koestler, la fin des illusions. Rappelons que nous célébrons cette année les cent ans de sa naissance.

Ces écrivains appartiennent aussi à une catégorie toute particulière celle des journalistes-écrivains, et les mots sont interchangeables. Tels furent les plus grands d’entre eux et l’on pense particulièrement à: J. Kessel, à l’immense G. Orwell, E. Hemingway, ou V. Grossman, et puis bien évidemment à tous ceux qui écrivirent ce palimpseste déroulant des horreurs de ce siècle idéologique et de guerres civiles : Malraux, Kravtchenko (auteur d’un seul livre, pavé dans la mare, mais indispensable à citer), Heinrich Mann, E. Corti, A. Soljenitsyne, V. Georghiu, Primo Levi, M. Kundera, ou J. Semprún. La liste en est certes bien plus longue et considérable, tout comme la douleur des hommes qui l’accompagne… Ce palmarès sans hiérarchie, c’est tout simplement et dramatiquement l’histoire de l’Europe, de notre Europe. Ce vingtième siècle, ce laboratoire de la cruauté et de l’oppression totalitaire. Plus que jamais aujourd’hui, quand nos sociétés se fragilisent et que le totalitarisme se fait sournois, sachons les relire !

Cette biographie d’Arthur Koestler se lit comme un roman, elle est dynamique et incarnée, et l’on croise une société intellectuelle, politique et médiatique, qui à défaut de nous être familière nous est connue. Dès le premier chapitre par exemple, l’auteur Stéphane Koechlin, décrit cette rencontre en octobre 1946, au café de Flore, boulevard St. Germain à Paris, entre l’écrivain hongrois et Simone de Beauvoir qui avait créé avec Sartre la revue Les Temps Modernes. Une rencontre pour le moins électrique. En effet, celle qui n’est pas encore l’autrice du Deuxième sexe, cingle d’une gifle retentissante le visage de Koestler l’auteur du Zéro et l’infini2. Dans ce roman fondateur d’abord publié en anglais, et qui a connu un succès mondial, Koestler y avait dépeint le fonctionnement stalinien d’un régime totalitaire et les affres vécues par un commissaire politique torturé par le régime. «Le premier qui dit la vérité, il sera exécuté», chantera1 bien plus tard un poète. C’est qu’il ne fait pas bon critiquer le grand frère russe et le Parti communiste, on risque les foudres des «bien-pensants du camp du progrès» ( tout rapprochement avec des personnages ou des événements contemporains serait d’une impudence on ne peut plus insupportable ! NDLR ). Les figures altières de l’existentialisme français de la rue Bonaparte sont en effet les gardiens zélés de la pureté philosophique et politique.

Cette biographie, c’est aussi un focus sur l’histoire de l’Europe du vingtième siècle, et la famille Koestler en est quelque peu l’illustration. Une famille juive « intégrée» comme l’on dit3, au centre du dispositif impérial. «Toute la ville se remémorera l’un de ses natifs, «Stefan Zweig». La famille Koestler quitte Budapest et s’installe à Vienne, On se passionne et on lit alors Freud, Kafka, Musil ou Wittgenstein. Tout en haut de l’état, un pouvoir qui sombrait peu à peu après la défaite de 1918, et se délitait subrepticement, provoquant ainsi la décomposition sociale et la misère. Une société européenne où s’affrontaient les pires tendances et où les conflits politiques se terminaient souvent par des affrontements sanglants.

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Arthur Koestler est taraudé par le démon de l’écriture et très jeune commence par écrire des poèmes. L’Autriche peinait alors à se remettre de la Première Guerre mondiale, des émeutes éclataient et dévastaient les rues, l’antisémitisme perlait dans les conversations comme dans la presse. «Un socialiste chrétien, Anton Jerzabek, avait fondé la Ligue antisémite, persuadé qu’en Europe «les cafards» représentaient une force croissante et nuisible» écrit Stéphane Koechlin.

C’est un étudiant curieux de sciences et de mathématiques, il est reçu à l’École polytechnique de Vienne qui avait mis en place un numérus clausus antisémite, cela au demeurant ne l’empêche pas tout en même temps de se passionner pour la philosophie et la littérature. Stéphane Koechlin plonge le lecteur au coeur de cette société de la MidEuropa, et fouille avec talent les mouvements des idées qui s’y déploient avec leurs écrivains et leurs livres, ceux-là même qui ainsi ont particulièrement influencé le jeune Koestler. C’est aussi dans cette atmosphère volcanique viennoise que Koestler (que l’auteur du livre et biographe appelle souvent «K»), lie des amitiés pérennes telle celle avec Wolfgang von Weisl qui écrivait dans le journal Neue Freie Presse. C’est lui d’ailleurs qui lui a fait connaître Vladimir Jabotinsky4 et lui fit découvrir ces réunions aux débats enfiévrés où l’on reconstruisait le monde et où l’on rêvait de Palestine. En 1926 il quitte sans prévenir sa famille pour partir en Palestine alors sous mandat anglais britannique. Il débarque à Haïfa, travaille alors dans un kibboutz et rédige des articles pour des journaux. Il publiera ultérieurement La Tour d’Ezra qu’il documentera de ses souvenirs. C’est dans cette atmosphère enfiévrée qu’Arthur Koestler découvre ainsi peu à peu sa judéité et le sionisme. Mais il n’a pas l’esprit de pionnier et après un périple par l’Égypte revient rapidement à Vienne. On le retrouve à Paris, puis à Berlin, il est au coeur de la vie artistique et littéraire, il applaudit au Chien andalou de Buñuel, il découvre Man Ray. C’est à Paris aussi qu’il découvre Le Chabanais5 où il aura ses habitudes… Son roman La Corde raide raconte ses années de galère. Il fonde à Paris une revue antinazi et anticommuniste.

C’est en Allemagne, à Berlin qu’il adhère secrètement le 31 décembre 1931 au Parti communiste, «fier d’appartenir au même courant de pensée que Malraux, Brecht, Henri Barbusse, Dos Passos, John Steinbeck.». Son romantisme immature comme il le définira lui même plus tard, primait toutes les prudences.

«Prendre son billet au départ, dans un parti, dans une faction, et ne plus jamais regarder comment le train roule, c’est pour un homme se placer résolument dans les meilleures conditions pour se faire criminel», chanta Charles Péguy, dans «Notre jeunesse», note l’auteur. On le voit bourlinguer entre les capitales jusqu’à Rome. Il est aussi un homme à femme et multiplie les aventures.

Il vit au coeur de cette Allemagne que gangrène le parti d’Hitler, il y milite malgré le danger qu’incarnent les S.A. Il quitte l’Allemagne, voyage en train vers l’Est, arrive en URSS jusqu’aux confins orientaux de l’Azerbaïdjan et réussit à vivre de ses piges. Il est un mari infidèle, fait des conquêtes féminines, et ne résiste pas devant un bon whisky. Nous vivons grâce à Stéphane Koechlin, ces temps et cette effervescence dans tous les domaines. Peu à peu Koestler découvre la sinistre réalité de la politique stalinienne et la mystification communiste se déchire. C’est à peu près à cette même période qu’André Gide dans Retour d’URSS, publié en 1936; avait lui aussi levé le voile.

En février 1936, en Espagne, le Frente Popular triomphe aux élections, l’armée sort des casernes, c’est le début de la guerre civile. Koestler réussit à se faire embaucher par le journal anglais News Chronicle, pour couvrir cet affrontement. Le danger pour lui est réel. Le Testament espagnol qu’il écrivit en 1937 restitue l’horreur de cette guerre sanguinaire et cruelle dont Saint- Exupéry avait dit d’elle: «Ici on fusille comme on déboise». 

Mort d’un soldat républicain
Photo Robert Capa/ Magnum. Guerre civile en Espagne.

Ce livre est un chef d’oeuvre, le bréviaire d’un condamné en sursis, et Koestler bien au delà de l’écrivain, du journaliste, est aussi un combattant, un homme de courage. Fait prisonnier et condamné à mort, il s’en fallut de peu qu’il ne terminât dans cette aventure espagnole de sol y sangre, sous les balles d’un peloton d’exécution. Stéphane Koechlin consacre à cet épisode de sa vie plusieurs chapitres avec des pages bouleversantes.

Cette biographie d’Arthur Koestler, est dense, érudite et détaillée, indiscrète parfois jusque dans l’intimité de l’écrivain. Elle est bien rédigée et emporte le lecteur dans le maelström d’un temps pas si lointain, et restitue ces chocs frontaux qui aboutirent à la Deuxième Guerre mondiale. Arthur Koestler, homme de plume et de mots, intellectuel de son temps, à l’esprit en éveil, vécut dans sa chair l’affrontement des idées, il prit position, rompit avec le communisme dont il avait découvert la duplicité, subit les manipulations et les mensonges. Il multiplia ses productions littéraires tout comme ses interventions pour faire libérer ces hommes et ces femmes victimes à l’est de la dictature stalinienne. Il sollicita à cette fin le soutien et les signatures de savants illustres.

« Koestler se plait à détailler la vie en prison, les communications à travers les murs, l’attente, le judas par lequel il aperçoit les condamnés à mort, les interrogatoires sous la lumière blanche, le échanges avec les enquêteurs, l’essence du nouveau monde, le bonheur proclamé à coups de trique. » 

Il s’installe peu avant la guerre en France sur la Riviera, c’est à dire la Côte d’Azur. La presse d’extrême-droite fustige la «racaille étrangère». Stéphane Koechlin retrace avec talent ces mois où tout bascule, où la France s’effondre. De cette période, il en fera un récit autobiographique: La lie de la terre, écrit entre janvier et mars 1941, et publié en France en 1946. Il faut fuir, Koestler s’engage dans la Légion afin d’échapper à la Gestapo qui voulait l’attraper, il déserte. L’errance le conduit à Bordeaux, où il espère fuir avec sa femme vers l’Amérique. En vain, puis vers Marseille pour rejoindre l’Afrique du Nord où ils débarquent à Oran. Sa fuite se poursuit, et après le Maroc et le Portugal, il réussit, aidé en cela par le consul anglais Sir Henry King, à rejoindre l’Angleterre. Il y est interrogé par les services anglais qui nourrissaient quelques suspicions à son égard (ils avaient trouvé dans ses bagages une fiole d’opium), et il est incarcéré dans la prison de Pentonville, celle là même où fut prisonnier Oscar Wilde ! Pendant ce temps son amie de coeur et sculptrice, Daphne Hardy Henrion, bataille pour trouver un éditeur pour Darkness at Noon ( Le Zéro et l’infini). Pendant cet effondrement des démocraties, de nombreux intellectuels juifs traqués se suicident comme ce sera le cas pour Walter Benjamin qui ne réussit pas à franchir les Pyrénées pour rejoindre l’Espagne ou Stefan Zweig au Brésil le 22 février 1942.

C’est en prison qu’il corrige les épreuves du Zéro et l’Infini, un succès mondial traduit en 36 langues. Roubachov, son héros, c’est le K de Kafka, c’est bien évidemment celui du K de Koestler ! Quand le livre paraîtra en France, le PCF et Jacques Duclos, son Premier secrétaire, usèrent de tout leur poids pour bloquer et interdire la sortie de l’ouvrage. La classe existentialiste avec Merleau-Ponty en tête se déchaînent pareillement contre le livre. Pendant ce temps, Koestler poursuit pas moins son combat contre le totalitarisme communiste et condamne le travail forcé en URSS.

En 1950, on retrouve Koestler à Berlin pour le Congrès pour la Liberté et la Culture au côté de Bernard Russell et de la délégation française emmenée par Léon Blum, André Gide, François Mauriac, s’y trouve aussi une délégation américaine conséquente avec Dos Passos, Tennessee Williams et Éléanore Roosevelt, la veuve du Président. Il consacra une partie de ses dernières années à écrire des livres de philosophie scientifique sans que ceux-ci n’obtinssent de véritables succès de librairie.

La mort d’Arthur Koestler est un calque de celle de Stefan Zweig.. Son épouse le 3 mars 1983 baissa les volets de leur maison londonienne, piqua le chien. La police retrouva Arthur Koestler mort assis dans un fauteuil, un verre de brandy à la main, son épouse Cynthia en face de lui, allongée morte sur un sofa. La prise de médicaments et de somnifères avait produit son effet.

La presse internationale salua l’oeuvre de Koestler. Dans son éloge funèbre, Le Monde écrivit: « Romancier vigoureux de la taille d’un Malraux, témoin lucide de son temps, essayiste, certes parfois inégal, ce fils de famille juive hongroise au crépuscule de la monarchie bicéphale, était aussi un prophète ».

1 La Vérité, chanson de Guy Béard
2 Darkness at noon, son titre dans sa version anglaise d’origine
3 Le terme me fait sourire !
4 Jabotinsky
5 Célèbre maison-close

Arthur Koestler, la fin des illusions
Stéphane Koechlin
éditions du Cerf. 25€

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