L’association Italiques*, fondée il y a plus de vingt ans par Paolo Carile, s’est fixé pour but de développer et d’entretenir les relations culturelles entre la France et l’Italie. Comme l’a rappelé récemment Jean Musitelli, l’actuel président, ces relations sont une source inépuisable de réflexions et de plaisirs esthétiques tout autant qu’un incomparable lieu de rencontres et d’échanges.
C’est dans ce cadre qu’avait été organisée par Francesca Belviso et Alessandro Giacone, une journée d’études intitulée Pavese 70 ans après, Un bilan critique. En raison de la situation sanitaire, ce colloque s’est déroulé sous la forme d’une réunion Zoom le 16 avril. Les organisateurs avaient précisé que la finalité de cette journée était de « parcourir les grandes étapes de la réception critique de Pavese et d’éclairer les aspects les plus méconnus de la biographie intellectuelle et humaine d’un écrivain dont la dimension s’avère éminemment européenne ».
Dans son introduction et pour accueillir tous les participants, Jean Musitelli a expliqué que le paradoxe de Cesare Pavese est de parler souvent du malheur mais que sa lecture apporte un sentiment de bonheur. Ce qui contraste avec l’analyse que Dominique Fernandez, de l’Académie française, a faite dans L’échec de Pavese où il insiste quasi exclusivement sur les échecs de Pavese, que ce soit dans sa vie sentimentale ou dans une solitude qui l’a poursuivie durant toute sa vie.
Francesca Belviso a ensuite rappelé que Pavese était à la fois poète, romancier, traducteur, critique et directeur de collection chez Einaudi. Il revenait alors à René de Ceccatty d’ouvrir la journée en répondant à la question « Qu’est-ce qu’un regard de poète ? ». Pour répondre à cette question, il faut se souvenir que Pavese a toujours considéré qu’il était d’abord et avant tout un poète.
Ainsi dans son premier recueil de poésie Lavorare stanca, il part des paysages et cherche à les décrire comme un peintre le ferait dans ses tableaux.
D’ailleurs, pour René de Ceccatty, c’est Vincent Van Gogh qui est le plus proche de Pavese, lui qui a écrit à son frère : « L’art, c’est l’homme ajouté à la nature ». Ce que Pavese aurait sûrement approuvé.
Pavese cherchait un dialogue avec la nature, partait de la nature et de ce qu’il avait sous les yeux, il cherchait à l’humaniser comme Leopardi ou Pascoli l’avaient fait avant lui. Mais Pavese ne s’est pas inscrit dans un mouvement de poésie, sa poésie ne dialogue qu’avec lui-même et il ne retrouve les autres poètes que dans une approche d’un sacré universel, dans une anthropologie du sacré. Pavese se sentait proche de la poésie de Walt Whitman qu’il a largement traduite et de celle de Michelangelo Antonioni qui a tiré un film de sa nouvelle Le bel été.
Daniela Vitagliano a ensuite abordé le thème suivant «Ricezioni e (s)fortune dei Dialoghi con Leucò”. Dialogues avec Leucò est au centre du travail présenté. C’est une des œuvres majeures mais complexes de Pavese. Composée de vingt-sept dialogues qui mettent en scène des personnages de la mythologie grecque, ces dialogues abordent à chaque fois un thème différent sous la forme d’un conflit qui se résoudra ou non. Pavese cherche ici à rejoindre le réel, la vraie vie.
Cependant cet ouvrage, qui n’est pas sans rappeler Les Dialogues de Platon, a été vivement critiqué par Alberto Moravia qui y trouvait un caractère décadent. Une nouvelle traduction en a été proposée très récemment par Marie Fabre aux Editions Trente-trois morceaux, ce qui souligne l’intérêt et les questions que ces dialogues suscitent encore de nos jours. Daniela Vitagliano travaille en ce moment à la construction d’un site internet pour éclairer le lecteur sur les intertextualités des dialogues et en proposer une édition commentée
Martin Rueff avait choisi pour thème Pavese poète, Lavorare stanca. Ce premier recueil de poésie publié en 1936, au début de sa carrière a immédiatement projeté Cesare Pavese dans le monde de l’écriture, des écrivains et des poètes. Ce recueil est fait de longs poèmes constitués de vers longs. Il est radicalement différent des vers courts et de l’hermétisme d’Ungaretti, Saba ou Montale qui dominaient la scène poétique italienne à l’époque. Sa poésie est concrète, part et parle du réel sans aucune obscurité dans la description. Il refusait de laisser à l’architecture d’un recueil le soin de faire tenir ensemble ce même recueil. Ce qui revenait à condamner le Canzoniere. Plus que Pétrarque, il visait le Canzoniere d’Umberto Saba.
Pour Pavese, c’est la création qui prime sur l’architecture. Il cherche dans sa poésie l’expression essentielle de faits essentiels, attentif à décrire les faits concrets sans apprêt. Ce sont des poèmes récits. Si pour Ungaretti et Montale, c’est le sujet qui parle et est au premier plan, pour Pavese c’est le concret qui compte et qui parle. S’il n’a rejoint aucun mouvement de poésie en Italie ni fait école, on peut le rapprocher de Rilke ou de Rodin qui se mettent face à la nature pour chercher à la comprendre. Les poètes américains comme Walt Whitman ou la phénoménologie de Husserl viennent, eux aussi, en écho la poésie de Lavorare stanca. Pour Martin Rueff, on n’a pas encore fini de lire Lavorare stanca dont la poésie très originale reste à découvrir, à explorer, voire à exploiter.
« Tra i testamenti traditi, il caso Pavese”, sujet traité par Giuditta Isotti Rosowsky, a permis de faire le point sur la réception de l’œuvre de Pavese. En Italie, l’accueil et la place de Pavese dans le paysage intellectuel de l’après-guerre ont été difficiles. Le contexte socio-économique, la guerre froide, les journaux personnels de résistants ainsi que le réalisme et le néo-réalisme ont imposé un climat guère propice à la compréhension de notre auteur. La violence du débat verbal était telle que la subtilité de sa pensée a été longtemps occultée.
En France, Dominique Fernandez qui a mis en avant les conséquences psychologiques de la mort précoce du père de Cesare Pavese, son impuissance sexuelle sur laquelle il a beaucoup insisté, ses échecs amoureux et autres, ont donné une image négative du personnage et de son œuvre. En Italie, c’est Alberto Moravia, qui l’attaquera durement au nom du réalisme socialiste. Mais Cesare Pavese était en avance sur son temps et s’il est un auteur contemporain qui lui ressemble dans le style et la façon d’écrire, c’est Patrick Modiano qui parle d’une voix off, neutre comme le chœur dans le théâtre grec.
Après que Gianni Venturi ait rappelé tout le travail de commentaires et présentation qu’il a fait dans son livre intitulé Pavese aux éditions Il Castoro, Lorenzo Mondo, auteur d’une biographie qui fait référence sous le titre Cesare Pavese, une vie publiée aux éditions Arlea, a abordé « Pavese perduto e ritrovato : il taccuino segreto ».
Il s’agit de la découverte tardive puis de la publication de son cahier secret, constitué de 29 feuilles écrites entre août 1942 et décembre 1943 dans lesquelles Pavese adopte des pensées et des critiques carrément philofascistes. Pavese n’avait jamais rendu public ces feuillets. Ils ont été retrouvés après sa mort par Lorenzo Mondo qui ne les a publiés qu’en 1990. Une terrible polémique, un véritable scandale ont suivi la publication de ce cahier secret, cahier qui ne méritait peut-être pas tant d’attention.
La lecture de Nietzsche à cette époque n’est sans doute pas étrangère à la tenue des propos tenus dans ce fameux cahier. Pavese n’avait aucun sens politique et s’il s’est inscrit au Parti National Fasciste avant la guerre et au Parti Communiste italien après, ce n’est que pour pouvoir continuer à travailler pour Einaudi et par pur opportunisme. Son parti était celui de la poésie, la vie politique lui était étrangère. Ce cahier a valu à Pavese l’étiquette de « Céline italien », ce qui parait pour le moins, excessif.
Pour clôturer cette journée, l’intervention de Francesca Belviso était consacrée à « Pavese, un ritratto in chiaroscuro » (Pavese, un portait en clair-obscur). Les problèmes liés à la publication du cahier secret avec l’apprentissage de la langue allemande, une apologie de la guerre, les traductions que Pavese a faites, ont été une nouvelle fois abordés. Un éclairage original sur la personnalité de Pavese, assez éloignée de l’image que Le métier de vivre donne, est alors apparu.
Cette journée qui devait avoir lieu en présentiel et qui a été reportée à deux reprises, s’est finalement déroulée en vidéo conférence. Les intervenants ont apporté un éclairage très argumenté sur l’œuvre de Cesare Pavese. Son suicide, auquel on le résume trop souvent, n’a pas masqué tout l’intérêt que la lecture de ses romans, nouvelles et poèmes apporte au lecteur d’aujourd’hui.
L’association Italiques, basée à Paris, poursuit ses activités malgré le difficile contexte dans lequel nous vivons tous. Le congrès annuel de l’association est prévu pour le moment les 3 et 4 décembre 2021 à Florence dans la Villa Finaly. Les semaines à venir diront si les dates sont maintenues. Nul doute toutefois que Jean Musitelli et tous les membres d’Italiques poursuivront leurs efforts pour maintenir vivants les liens entre la culture italienne et la culture française.