La Bibliothèque nationale de France François Mitterrand est constituée d’un ensemble de quatre bâtiments en forme de livres ouverts plantés sur la rive gauche de la Seine à Paris. Un immense espace vide sépare les quatre bâtiments, des arbres et un jardin sont en contre-bas. On ne les voit quasiment pas, il faut s’approcher du centre de l’esplanade ou aller jusqu’à l’entrée principale pour les voir.
C’est là, dans cet espace très minéral rempli de courants d’air, qu’un artiste italien a été invité à présenter son travail. La nature et surtout sur les arbres ou plutôt l’Arbre, en sont le point de convergence.
Un contraste saisissant donc. Giuseppe Penone, puisque c’est de lui dont il s’agit, a réalisé spécialement pour cette exposition une œuvre intitulée Pensieri e linfa ce qui, en français, donne Sève et pensée. Et c’est aussi le titre de cette exposition que l’on peut considérer comme une sorte de couronnement de toute son œuvre sans pour autant que ce soit un aboutissement ou une conclusion.
Faire dialoguer la pensée avec la sève, faire résonner l’arbre avec ce que nous sommes, nous faire penser à ce qui en nous, en tant qu’êtres humains, ressemble à ce qu’est un arbre, voilà le cœur de l’œuvre de Giuseppe Penone. Et puisqu’il s’agit d’un dialogue, il y a un moment de rencontre sur une ou des frontières. Là où le dialogue se noue.
Ce moment, cet endroit c’est le toucher qui les révèle avec la peau d’un côté et l’écorce de l’autre. Il ne faut pas simplement regarder ou voir, il faut aussi toucher. Penone reprend la vielle technique qui consiste à placer une feuille d’arbre sous une feuille de papier et à passer un crayon sur la feuille pour voir se dessiner la feuille cachée en dessous. Ici, il place une fine toile de lin sur l’écorce d’un acacia et frotte par-dessus avec des feuilles de sureau. Les deux faces du tronc de l’arbre sont traitées de cette façon. Le sureau est riche en chlorophylle, l’empreinte du tronc apparait donc en vert à la surface du lin. Les deux toiles de lin sont ensuite placées sur deux étroites tables de 15 mètres de long séparées par un espace vide.
De part et d’autre des empreintes, Penone a écrit à la main, directement sur le lin, un long poème qui reprend toutes ses interrogations, toutes ses certitudes, toutes ses obsessions sur l’écriture, la trace ou la mémoire. Il y a donc un dialogue entre la pensée telle qu’exprimée dans ce texte sans aucune ponctuation dans sa version originale et l’arbre avec son écorce témoin de son évolution dans le temps. C’est aussi la proximité de l’écriture avec la vie de l’écorce qui est en jeu. Le poème qui débute au pied de l’arbre pour monter jusqu’à son sommet et redescendre de l’autre côté sur l’autre table entre en étroite relation avec les crevasses, les bourrelets, les cicatrices qui rythment l’écorce. Il en résulte cette longue installation placée au centre la salle d’exposition. Elle surprend d’emblée le visiteur qui plonge immédiatement dans le questionnement de Giuseppe Penone.
Il faut ensuite continuer la visite. La scénographie de l’exposition permet de retracer le parcours de l’artiste depuis ses débuts jusqu’à aujourd’hui.
De chaque côté de la salle sont exposées plusieurs de ses œuvres. Gli alberi dei travi (Les Arbres des poutres, 1970) est l’une d’elle. Il s’agit d’un dessin au crayon sur papier qui représente un amas de poutres. Sur et dans l’une d’elles, Penone a tracé l’image du tronc d’arbre dont cette poutre est issue.
Dans le fond de la salle, Alberi libro (Arbres-livres) relève de la même démarche. Douze poutres de bois d’essences différentes ont été disséquées pour retrouver l’arbrisseau dont elles sont issues. Il a fallu suivre les anneaux de croissance et les nœuds visibles pour retrouver la forme originelle de l’arbre dans la poutre.
Dans ces deux œuvres, c’est la mémoire de l’arbre qui est recherchée. Dans Alberi libro, la poutre disséquée et ouverte ressemble à un livre ouvert. Comme si le livre et l’histoire étaient dans l’arbre.
Pour poursuivre sur le thème des empreintes et du toucher, il faut aller regarder Le foglie della pelle (Les feuilles de la peau, 2008). L’empreinte d’un doigt y voisine avec l’empreinte de plusieurs feuilles d’arbre et c’est encore la peau de la paume de la main et l’écorce de l’arbre donc sa peau qui dialoguent, se répondent, correspondent l’une avec l’autre.
Poursuivons la visite dans une petite salle contiguë à la salle principale, celle de l’entrée. Une série d’œuvres intitulées Leaves of grass (Feuilles d’herbes, 2013) contraste avec l’œuvre phare Pensieri e linfa. Exposées dans cet espace dédié, le ton vert y domine. Elles surprennent par la vivacité de la couleur et la taille des tableaux.
L’exemplaire personnel de Giuseppe Penone du recueil de Walt Whitman intitulé Leaves of Grass (1855) (Photo d’entête de l’article) est exposé dans une boite transparente. Il est la clé d’entrée dans cette série de tableaux qui sont tous réalisés avec des empreintes de doigt de l’artiste qui représentent les empreintes des doigts des lecteurs qui ont ouvert le livre et parcouru ses pages.
Encore une fois, c’est le toucher qui est révélé, mis en évidence face à la lecture. C’est le toucher qui répond aux poèmes. Au centre de chaque tableau une poignée d’argile suspendue à un fil « renferme la mémoire minérale, végétale et animale du lieu où elle a été récoltée » nous dit Giuseppe Penone qui poursuit par « Les innombrables empreintes de l’homme, les innombrables feuilles du végétal sont des paroles de livres ». On ne saurait mieux dire pour situer son travail.
Il est un aspect jusqu’ici relativement méconnu du travail de Giuseppe Penone que l’on découvre à la fin du parcours de l’exposition. Si Leaves of grass peut, pour certains, évoquer un caractère sacré, il est une autre œuvre qui l’évoque plus clairement.
Alberi inversi (Arbres inversés, 2018) montre un arbre dont les racines montent vers le ciel alors que le feuillage est dirigé vers le bas.
Le dessin évoque une croix, une image christique ce qui peut surprendre au milieu d’une œuvre tournée entièrement vers la forêt et vers les arbres.
On pourrait penser à une inspiration païenne. Mais ce dessin vient contredire cette orientation.
La scénographie vient aussi confirmer le caractère sacré du travail de Giuseppe Penone. La salle principale fait penser à la nef d’une cathédrale alors que les petites salles évoquent des chapelles attenantes. De même Pensieri e linfa peut évoquer un suaire et Alberi libro les orgues d’une église.
« Sculpter l’immatériel, rendre visible la mémoire tactile du temps qui passe, telle est la quête singulière de Giuseppe Penone » écrit Laurence Engel, présidente de la BnF pour présenter l’exposition.
Le temps, la mémoire, le toucher et l’écriture sont les pivots des œuvres présentées. A occhi chiusi (Les yeux fermés), Rovesciare gli occhi (Renverser ses yeux) ou Verde del bosco (Vert du bois) sont aussi à découvrir dans cette exposition qui permet de comprendre toute l’œuvre de Giuseppe Penone et de voir sa progression dans le temps.
Giuseppe Penone a bien voulu répondre à deux questions que nous lui avons posées, l’interview a été menée en italien, la traduction est personnelle
WUKALI : Revendiquez-vous encore le qualificatif d’Arte Povera ?
Giuseppe Penone : Je ne l’ai jamais revendiqué. Germano Celant a inventé cette expression pour regrouper des artistes qui utilisaient des matériaux inhabituels. Aucun des artistes qui ont été placés sous cette appellation ne l’a jamais contestée. Elle exprime une forme de pensée que nous partagions tous sans que pour autant un manifeste n’ait jamais été écrit ni signé. Il y avait une grande diversité et une grande liberté d’expression parmi ces artistes et c’était très positif.
WUKALI: Vous placez souvent, dans vos installations, le tronc de l’arbre. Pourquoi ne l’avez-vous pas fait pour Pensieri e linfa ?
Giuseppe Penone : L’idée de cette œuvre est de faire un parallèle entre le parcours de la lymphe depuis les racines jusqu’en haut de l’arbre, suivi de sa redescente vers le sol et de faire correspondre l’eau captée par les racines de l’arbre et même tous les mouvements fluides de l’univers avec une pensée sans interruption, continue. J’ai écrit ce texte sans ponctuation pour souligner le côté continu de la lymphe, identique à celui de la pensée. Au départ, ce texte a été écrit comme si c’était une échelle avec des barreaux pour permettre de grimper jusqu’au faîte puis je l’ai recopié sur la toile de lin.
Giuseppe Penone. Sève et pensée
12 octobre 2021 – 23 janvier 2022
Galerie 2 BnF I François-Mitterrand
Quai François Mauriac, Paris XIIIe
Du mardi au samedi 10h > 19h dimanche 13h > 19h Fermeture les lundis et jours fériés
Entrée gratuite pour les détenteurs d’un Pass lecture /culture ou recherche
Le Pass sanitaire est obligatoire pour accéder à l’exposition
Commissariat : Marie Minssieux-Chamonard, conservatrice à la Réserve des livres rares, BnF Cécile Pocheau-Lesteven, conservatrice au département des Estampes et de la photographie, BnF