La période dite de la préhistoire est, ne l’auriez-vous point remarqué, l’une de celles que nous aimons particulièrement à WUKALI. Tant de questions se posent et ses domaines y sont différents et passionnants : histoire de l’art, anthropologie, recherche scientifique. Les études se multiplient, tout comme les découvertes récentes de sites ( en France les grottes Cosquer, 1985, dans les calanques de Marseille, ou Chauvet, 1994, à Vallon-Pont-d’Arc par exemple).
A chaque fois, et avec l’aide des nouveaux outils scientifiques d’investigation, la pluridisciplinarité des problématiques, l’épistémologie des sciences requises, la connaissance progresse et des théories s’échafaudent. Ainsi, par delà les réponses apportées, certains questionnements nouveaux apparaissent, les liens entre homo sapiens et néandertal par exemple et «last but nos least» comme l’on dit en breton, quelle est l’origine de l’art. Une question essentielle, consubstantielle même, qui pourrait en extrapolant par exemple être de celles posées dans l’exposition Lacan, quand l’art rencontre la psychanalyse actuellement au Centre Pompidou-Metz, mais nous y reviendrons en détail très prochainement dans un prochain article dédié, comme l’on dit en jargonnant de nos jours !
La recherche du sens ou de l’essence, physique ou métaphysique, soumis à la nature ou prométhéen, telles sont bien les questions qui affleurent dans ce domaine de la préhistoire qui nous fascine. Alors oui telle est aussi l’interrogation qui nous taraude, à partir de quand peut on parler de l’art, et nos très lointains ancêtres, ces« faibles créatures perdues dans l’immensité, et imperceptibles au reste de l’univers», pour paraphraser Voltaire, quels liens à travers l’immensité du temps et les limites de notre espace avons-nous donc avec eux. C’est le sujet abordé dans l’article publié le 02/02/2024 dans la revue scientifique Live Science sous la plume de Tom Metcalfe, et que nous avons sélectionné, traduit et adapté pour notre revue de presse.
Notre titre reprend en traduction littérale celui de l’article cité, «Did art exist before modern humans?», le terme «moderne» me fait grincer, imprécis, flou, inconsistant, galvaudé, sans verticalité, et je pense plus que jamais à Roland Barthes «indifférent de ne pas être moderne», mais comment donc écrire ?
Pierre-Alain Lévy
Les nouvelles découvertes soulèvent de vastes questions
Depuis des siècles, la grotte de la Licorne, ou «Einhornhöhle», située dans le centre de l’Allemagne (non loin de Göttingen pour les amoureux de Barbara), est célèbre pour ses milliers d’ossements. À l’époque médiévale, les gens pensaient que ces os provenaient de licornes.
Mais il y a quelques années, des archéologues fouillant la grotte ont mis au jour un objet inhabituel : un os d’orteil d’un cerf géant, Megaloceros giganteus, appelé aussi le Grand cerf des tourbières. Le matériau lui-même est remarquable : Bien que les cerfs géants aient été autrefois la proie des chasseurs préhistoriques européens, ces animaux se déplaçaient généralement beaucoup plus au nord, ce qui indique que cet os a été apporté de loin.
Anciennes expressions artistiques
La plupart des archéologues n’étant pas des théoriciens de l’art, leurs débats ont évité de définir le terme «art». Beaucoup se sont plutôt concentrés sur les premières formes de symbolisme – des objets clairement destinés à représenter quelque chose, comme un ours dessiné sur un mur, ainsi que des objets dont le symbolisme n’est pas clair, comme l’os sculpté de la grotte de la Licorne par exemple.
Dirk Leder, l’archéologue qui a beaucoup travaillé et publié sur le site de la grotte de la Licorne ( il existe une grotte aussi dite de la licorne en France, à ne pas confondre), évite pour sa part de qualifier d’«art» l’os sculpté. Il lui préfère le terme de «pré-art», que les chercheurs utilisent pour décrire les premières formes en Allemagne d’expression artistique.
L’artefact de la grotte de la Licorne est loin d’être le plus ancien exemple possible de pré-art. Nombre de ces premiers exemples d’expression artistique ont été réalisés par les Néandertaliens. Il s’agit notamment de dessins rupestres vieux d’environ 75 000 ans en France, qui ressemblent à des rayures indistinctes, d’anciennes peintures rupestres en Espagne vieilles d’environ 64 000 ans, et de gravures vieilles de 57 000 ans sur la paroi d’une grotte en France, qui sont les premières preuves «non ambiguës» de dessins abstraits réalisés par des Néandertaliens, bien que les archéologues ne sachent pas ce que ces dessins signifiaient..
Son âge est encore plus extraordinaire : La datation au radiocarbone de l’os a montré que le cerf vivait il y a environ 51 000 ans, soit à l’époque où la grotte de la Licorne était occupée par les Néandertaliens, nos parents en humanité disparus.
«L’os gravé d’Einhornhöhle a au moins 50 000 ans et fait donc partie des plus anciens objets symboliques connus», a déclaré Dirk Leder, archéologue du gouvernement du Land de Basse-Saxe, qui a publié des recherches sur l’objet. La signification du symbolisme s’est perdue dans le temps, mais il pourrait s’agir d’un «dispositif destiné à communiquer avec d’autres membres du groupe, des étrangers, des esprits ou autres – nous ne le savons tout simplement pas», a-t-il ajouté.
L’os est l’un des nombreux prétendants au titre très disputé d’«art le plus ancien du monde». Il s’agit d’un domaine vaste et encombré, qui englobe ce qui ressemble à des égratignures accidentelles de poulet et des images représentatives d’un réalisme époustouflant.
Au cours de la dernière décennie, de plus en plus de preuves suggèrent que l’expression artistique est apparue bien plus tôt dans l’évolution humaine que les scientifiques ne le pensaient auparavant, et elles modifient notre compréhension des capacités cognitives des humains archaïques, tels que les Néandertaliens et les hominidés antérieurs (voir note 2). Par exemple, il existe des preuves archéologiques que les Néandertaliens ont réalisé des dessins abstraits sur les parois des grottes bien avant l’arrivée de l’Homo sapiens en Europe et qu’ils ont peut-être fabriqué des pendentifs à partir de serres d’aigle il y a 130 000 ans.
«D’un point de vue cognitif, les Néandertaliens semblent avoir été tout aussi capables de devenir des artistes que notre propre espèce, l’Homo sapiens» , a déclaré M. Leder.
Selon Thomas Terberger, professeur d’archéologie préhistorique à l’université de Göttingen en Allemagne, qui a également étudié l’os sculpté de la grotte de la Licorne, d’autres humains archaïques pourraient avoir utilisé le symbolisme avant même l’apparition des Néandertaliens.
En remontant plus loin, les archéologues ont trouvé des centaines de sphères en pierre, de quelques centimètres de diamètre, sur plusieurs sites humains anciens où des outils en pierre étaient fabriqués. Les plus anciennes datent d’environ 2 millions d’années, soit plus d’un million d’années avant l’apparition des Néandertaliens et de H. sapiens. Bien que certains aient suggéré que les sphères étaient des «pierres à marteau» ou des «noyaux» de pierre provenant d’outils en pierre écaillés, on ne sait pas exactement quelle était la fonction des sphères, ni même si elles en avaient une.
Les experts ne qualifient pas les sphères d’«art» , mais l’analyse suggère qu’elles ont été délibérément façonnées pour devenir de plus en plus sphériques, peut-être dans un souci de «symétrie» – une caractéristique que l’on retrouve également dans certaines haches à main du paléolithique.
On trouve également des indentations préhistoriques ou des marques en forme de coupe, appelées cupules, dans toute l’Afrique, l’Europe, l’Asie et les Amériques, les plus anciennes connues remontant à 1,7 million d’années. Les plus anciennes datent de 1,7 million d’années. Il a été suggéré que les cupules étaient utilisées pour moudre les graines. Mais de nombreux archéologues pensent aujourd’hui que les cupules n’avaient d’autre fonction que de décorer la surface de la roche.
Repenser nos ancêtres disparus
Ces découvertes obligent les archéologues à revoir leur conception de la cognition de nos anciens parents humains. Pendant longtemps, les archéologues ont pensé que seuls les H. sapiens étaient suffisamment développés intellectuellement pour créer, utiliser et apprécier l’art, qu’ils avaient tendance à assimiler à du symbolisme. Cette capacité était illustrée par des centaines d’animaux étonnants gravés sur les parois de la grotte Chauvet, en France. Souvent comparés à une chapelle Sixtine préhistorique 1, ces dessins de rhinocéros laineux, de mammouths, de bisons et d’ours des cavernes ont été réalisés par des personnes aux capacités artistiques étonnantes il y a 35 000 ans.
Mais pour Leder et d’autres, les artefacts trouvés sur de nombreux sites archéologiques prouvent que les hominiens2 tels que les Néandertaliens avaient un sens artistique rudimentaire. Et bien qu’il ne reste que quelques-uns de ces artefacts, il est possible que des œuvres plus impressionnantes, réalisées par des Michel-Ange néandertaliens, aient été perdues depuis.
En effet, de nombreux objets d’art néandertaliens auraient été fabriqués à partir de matériaux périssables tels que le bois ou la peau d’animal, a écrit Bruce Hardy, paléoanthropologue au Kenyon College, dans l’Ohio. «L’absence de preuves n’est pas la preuve de l’absence» écrit-il. Les vestiges archéologiques pourraient donc n’être que ce qui a survécu, plutôt qu’une représentation exacte de l’étendue des capacités artistiques des Néandertaliens.
Ce que l’art dit de nous
Au fond, tout débat sur l’art le plus ancien du monde s’appuie sur des théories relatives à la finalité de l’art et à ce qu’il révèle de la cognition humaine.
L’archéologue et psychologue Derek Hodgson, spécialiste de l’art rupestre préhistorique, anciennement à l’université de York au Royaume-Uni, pense que l’évolution du sens artistique chez les hominines – quelle que soit leur espèce – s’est développée parallèlement à leur capacité à fabriquer des outils en pierre et à utiliser d’autres objets pour modifier leur habitat.
«Cette sensibilité semble avoir atteint un stade où, au lieu d’être appliquée à la fabrication d’outils, elle s’est progressivement détachée de ces outils», a-t-il ainsi déclaré. Il a suggéré que les marques accidentelles faites lors de la fabrication d’outils en pierre auraient été remarquées comme «quelque chose de significatif en soi, qui a été soit ajouté, soit copié».
À leur tour, ces marques ont pu résonner dans les réseaux neuronaux du cerveau humain, ce qui a pu déclencher un sentiment de gratification lorsque de tels motifs répétitifs ont été perçus, a déclaré Hodgson – une idée qu’il a développée dans un article publié en 2019 dans le Journal of Archaeological Science : Reports et autres. (Les scanners montrent qu’un certain nombre de régions du cerveau réagissent lorsque les personnes modernes apprécient ou créent de l’art visuel, bien qu’il soit impossible de dire si et dans quelle mesure des processus similaires se sont produits chez nos parents et ancêtres humains disparus).
Selon M. Hodgson, de tels motifs répétitifs ont été découverts à plusieurs endroits, notamment un motif ressemblant à un hashtag que H. sapiens a dessiné avec de l’ocre dans la grotte de Blombos, en Afrique du Sud, et un motif en zigzag que H. erectus a gravé sur un coquillage il y a environ 540 000 ans, en Indonésie.
Les anciennes sphères de pierre pourraient également être le signe qu’un intérêt pour la géométrie se développait à cette époque, lorsque les premiers hominins expérimentaient la symétrie pour en évaluer les mérites, a-t-il ajouté. Mais si ce sens de la symétrie est présent chez les premiers hommes, il semble absent chez certains de nos plus proches parents vivants, selon M. Hodgson. «Des recherches récentes sur des primates non humains, tels que les babouins, ont montré qu’ils étaient incapables d’identifier des motifs symétriques… contrairement aux humains modernes, pour qui cette tâche était facile», a-t-il déclaré.
Thomas Terberger, pour sa part, pense que le symbolisme, plutôt que d’être lié à une seule espèce, semble être apparu lorsque les conditions pour le produire sont devenues adéquates. Ces conditions ont pu inclure des développements dans l’organisation des sociétés préhistoriques qui ont conduit à des groupes d’individus plus importants et à la communication entre les différents groupes.
«Il ne suffit pas d’une personne pour fabriquer une décoration, a-t-il fait remarquer, il faut aussi un groupe de personnes pour la partager et communiquer avec elles par le biais de ces décorations».
Certains experts n’accordent toutefois pas beaucoup d’importance aux implications cognitives de certains de ces artefacts très anciens.
L’un de ces sceptiques est Adam Brumm, professeur d’archéologie à l’université Griffith en Australie, qui a dirigé une équipe de chercheurs ayant découvert un cochon sauvage, un cochon verruqueux, peint dans une grotte sur l’île indonésienne de Sulawesi, dont la datation à l’aide d’isotopes d’uranium et de thorium suggère qu’il a environ 45 500 ans. La peinture, probablement réalisée par des humains anatomiquement modernes, est la plus ancienne œuvre d’art représentative connue dans les archives archéologiques.
Pour Brumm, le cochon de Sulawesi exige une série de processus cognitifs différents de ceux des dessins ambigus et des marques de griffes attribués à nos parents humains disparus.
Il y a peut-être des indications selon lesquelles certains Néandertaliens produisaient des marques de différentes sortes qui relèveraient de la rubrique «art», a ainsi déclaré Adam Brumm à Live Science, mais «jusqu’à présent, les preuves suggèrent que seule notre espèce est capable de produire de l’art figuratif».
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- l’expression est en fait de l’abbé Breuil qui comparait Lascaux à la chapelle Sixtine de la préhistoire ↩︎
- Question de taxonomie (Sources: Planet Terre/ auteur Cyril Langlois)
C’est un cas classique d’ambiguïtés sur la dénomination des groupes taxonomiques.
Classiquement, on parlait d’Hominidés à propos de la lignée humaine, placée en groupe-frère des Chimpanzés, et le clade (= groupe monophylétique) (Hominidés + Chimpanzé (Pan) + Gorille (Gorilla) + Orang-Outan (Pongo, parfois sorti du lot et en groupe-frère)) formait les Hominoidés.
En raison de la très faible différence génétique entre Homo (+ apparentés fossiles) et Chimpanzé, certains proposent d’appeler cet ensemble (Homo + Australopithèques et consort + Pan) Hominidés, le clade « en dessous », (Homo + Australopithèques), devenant alors le clade des Homininés.
Rigoureusement, le groupe des Paninés n’est pas correct, « cladistiquement » parlant, car il s’agit d’un groupe paraphylétique, puisqu’il regroupe Orang-Outan, Gorille et Chimpanzé, c’est-à-dire les « grands singes ».
Dans la littérature anglo-saxonne
La littérature anglo-saxonne, pour sa part, montre le conflit entre ces deux dénominations, Hominids ouHominines, et pour l’heure, c’est l’appellation classique d’Hominids (Hominidés) qui est la plus usitée pour désigner la lignée humaine.
Colin Tudge, dans The Variety of Life (2000) , Oxford University Press (en gros un équivalent en anglais de l’ouvrage de Lecointre et le Guyader et qui inclut les fossiles), utilise le nom d’Hominidae (Hominidés) sensu stricto pour parler du seul genre Homo et de ses cousins immédiats, Australopithèques et consort. Il donne l’arborescence suivante. ↩︎