Si d’aucuns se demandent encore à quoi sert la littérature1, je leur conseillerais de lire ce recueil des discours de Thomas Mann Appels aux Allemands. Les éditions Les Belles Lettres viennent en effet de ré-édIter les messages radiodiffusés que Thomas Mann adressa aux Allemands entre 1940 et 1945.
Le premier des discours radiodiffusés de Thomas Mann est daté du mois d’octobre 1940. Thomas Mann avait quitté dès 1933 l’Allemagne pour la Suisse et la France avant d’arriver en 1938 aux États-Unis où il avait été devancé par son fils. Ces discours étaient depuis les USA enregistrés sur disque, transportés puis diffusés depuis la Grande-Bretagne à destination de l’Allemagne.
Faut-il tout d’abord signaler le tout petit nombre d’intellectuels allemands qui dés 1933 quittèrent l’Allemagne pour se réfugier et combattre le nazisme. Remarquons que dans la famille Mann le frère ainé Heinrich, lui aussi écrivain, ainsi que son fils Klauss Mann qui de même manière avait fui l’Allemagne et fut déchu de la nationalité allemande en 1934, se réfugièrent aux USA. À cet égard, Klauss Mann s’engagea au sein de l’Armée américaine, servit de traducteur et combattit jusqu’en Allemagne où il participa es-qualités linguistiques aux interrogatoires de prisonniers ou de suspects nazis comme traducteur. Son témoignage sur la responsabilité entière des Allemands dans le régime totalitaire nazi est à méditer. L’imprégnation culturelle et familiale, l’éducation voila aussi d’intéressants sujets de réflexion.
Le frère ainé Heinrich et le fils Klauss faut-il le signaler, participèrent en 1935 à Paris au Congrès international des écrivains pour la défense de la culture contre la guerre et le fascisme. L’honneur a un sens, les valeurs, l’humanisme, la démocratie et oui aussi la civilisation! On ne transige pas avec ces valeurs et nous devrions être attentifs dans ces temps émollients que nous-mêmes aujourd’hui connaissons, à ne pas les sous-estimer. Ne pas considérer l’actualité politique, ce que nous nommons par paresse d’esprit «la politique», comme de l’histoire en germination, c’est empoisonner l’avenir.
Thomas Mann est un géant de la littérature européenne, Prix Nobel de littérature en 1929 et opposant de la première heure au nazisme. Dans notre besace intellectuelle et littéraire Thomas Mann est au premier rang. D’autres très grands écrivains de langue allemande, des intellectuels, romanciers ou philosophes qui usèrent de leur plume pour combattre les idées d’Hitler et de ce totalitarisme réactionnaire et raciste qui déferlait alors sur l’Europe, Hermann Hesse, Stefan Zweig en Autriche, ou Walter Benjamin. Quand l’Allemagne d’aujourd’hui cède aux idées de l’extrême-droite (hélas elle n’est pas la seule et en France aussi le danger menace), plus que jamais, nos valeurs, celles de l’humanisme, de la culture et de la démocratie doivent être défendues, notre contemporain: Delenda est Carthago2 en quelque sorte !
Thomas Mann est un roc, un monument, le magicien comme l’appelait ses familiers, un immense écrivain européen tels furent aussi, Roger Martin du Gard pour la France, Eugenio Corti pour l’Italie, Vassili Grossman ou Alexandre Soljenitsyne pour la Russie et plus tard Milan Kundera, Arthur Koestler ou Jorge Semprun. Umberto Eco écrivait « la langue de l’Europe c’est la traduction », qu’il a raison !
Tout au long de ces discours on ressent l’exhortation de l’écrivain qui s’adresse à ses compatriotes pour tenter de les désolidariser avec l’idéologie nazie et la personne d‘Hitler. Homme de culture s’il en est, il explique les événements et les soubresauts de la guerre ainsi tentant de percer la chape de plomb de propagande et de désinformation qui s’est abattue sur l’Allemagne. On ressent souvent tout à travers ces discours du découragement et de la honte, et il place les Allemands face à leurs responsabilités du temps présent comme de l’avenir. Il ne craint pas de leur dire parfois avec véhémence qu’ils devront expier leur passivité, leur silence, leurs lâchetés et payer pour leurs crimes collectifs, car l’Allemagne et le nazisme ne peuvent pas vaincre. Il présente aux Allemands ce vers quoi ils s’exposent et les destructions légitimes sur leur pays dont ils seront les propres responsables que leur imposeront les bombardements et les combats des Alliés, le prix du sang, celui de la victoire contre la barbarie.
Ainsi dit-il dans son discours d’Avril 1941: «Puisse-t-il, une bonne fois, se laisser convaincre que l’individu qui se nomme Hitler, par sa mauvaise foi insondable, par sa cruauté sordide et son esprit de vengeance, par ses hurlements de haine incessants, sa façon de massacrer la langue allemande, son fanatisme d’être inférieur, son ascétisme de lâche, et ce qu’il y a de pitoyable dans son comportement contraire à la nature, par toute la déficience de son humanité, qui fait qu’on ne trouve en lui ni le moindre trait de magnanimité ni le moindre signe d’une vie spirituelle supérieure, est la figure la plus répugnante , sur laquelle la figure de l’histoire soit jamais tombée.» (p41)
Mai 1941. «Le monde qui naîtrait de la victoire de Hitler serait non seulement un monde d’esclavage universel, mais aussi de cynisme absolu, un monde où il serait totalement impossible de croire encore à ce qu’il y a de bon, de supérieur en l’homme un monde qui appartiendrait entièrement au Mal, qui lui serait soumis.»
Je ne puis m’empêcher en lisant ces discours de les calquer sur le moment présent et la figure de Vladimir Poutine.
Thomas Mann dénonce dans ses discours toutes ces marionnettes, ces thuriféraires, ces hitlériens tels Goebbels, Heydrich qui asservissent le peule allemand, ce même Goebbels qui disait : «En cas de défaite, nous serons tous pendus au bout d’une corde! (discours Mai 1942)
Il existe une incroyable photo, peut-être la connaissez-vous, elle a été prise le 13 juin 1936, et l’on y voit en Allemagne un homme seul au milieu d’une foule (Cliquer) refusant de faire le salut nazi devant Hitler. Cet homme seul, cet homme de courage a été identifié, il s’appelait August Landmesser, un ouvrier d’un chantier naval de Hambourg. Quel est d’ailleurs le rôle de l’intellectuel si ce n’est de savoir s’exposer et quiconque réfléchit est toujours seul.
Le négationniste contemporain sur la réalité de ce que fut le nazisme et ses politiques d’extermination développe l’idée pour qui veut l’entendre ( et hélas une grande partie de notre jeunesse) que ce que l’on dit de la politique antijuive et d’extermination d’Hitler serait faux et pure manipulation. J’engage ces «braves gens»à lire ce que Thomas Mann écrivait en Février 1942 (p.82) et la découverte des camps de la mort (discours du 14 janvier 1945 p.196 et 197).
Ces Appels aux Allemands, ces discours radiodiffusés de ce grand européen que fut Thomas Mann, c’ est un petit livre qui se lit facilement et bien au-delà d’un document d’archives ou d’une référence historique et littéraire, c’est aussi un modèle de conduite morale pour tout un chacun épris de liberté, une référence aussi pour notre temps et l’amnésie qui nous guette. C’est cela même un intellectuel, ce n’est pas la prudence taiseuse ou la posture à la Sartre, c’est le courage et les mots sont ses armes !
Appels aux Allemands
Messages radiodiffusés 1940-1945
Thomas Mann
éditions Les Belles Lettres. 21€50
Illustration de l’entête: Thomas Mann. Bundesarchiv 1932
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- Jean-Paul Sartre 1948 ↩︎
- Delenda est Carthago, phrase attribuée au Romain Caton l’Ancien ( mort en 149 av. J-C) qui terminait tous ses discours en scandant cette phrase qui signifiait «Carthage doit être détruite », ou «devant être détruite ». C’est devenu tant pour les latinistes que les linguistes un exemple grammaticale d’obligation ardente et cette même citation peut ainsi être traduite par: «il faut détruire Carthage »
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