Poètes tous les deux, Giuseppe Ungaretti , et Philippe Jaccottet étaient amis. Le premier italien et le second suisse, ils avaient bien des points communs mais aussi bien des points de divergence.
Ils se sont rencontrés pour la première fois à Rome en septembre 1946. Ungaretti a alors 58 ans et Jaccottet 21 ans. 37 ans de différence d’âge entre les deux auraient suffi à expliquer une rencontre sans lendemain. Il n’en a rien été et leur correspondance, publiée en 2008, qui porte sur 24 ans de 1946 à 1970, le prouve. On y retrouve une admiration profonde, autant du jeune poète suisse vers son aîné italien que l’inverse.
Ungaretti, qui parlait parfaitement le français, appréciait les traductions de ses poèmes que son jeune collègue suisse lui proposait. Jaccottet est un grand traducteur. Il a traduit entre autres, Leopardi, Goethe, Hölderlin ou Musil mais aussi l’Odyssée de Homère et Ossip Mandelstam pour lequel il a appris le russe. Ses traductions font partie intégrante de son œuvre. Ungaretti a été lui aussi un grand traducteur. Il a traduit Phèdre de Racine, ce qui n’a pas dû être simple compte tenu des alexandrins qui composent cette pièce. Il a aussi traduit les sonnets de Shakespeare. Traduire l’anglais du XVIème siècle en italien du vingtième siècle est une tâche toute aussi ardue. Ungaretti et Jaccottet sont donc deux poètes et deux traducteurs, ce qui était assez fréquent à leur époque. Il suffit de rappeler l’Italien Giorgio Caproni qui a traduit Marcel Proust ou Yves Bonnefoy qui a fait de même avec Pétrarque et W.B. Yeats.
Leurs vies ont été très différentes. Philippe Jaccottet est né en 1925 à Moudon, petite ville du canton de Vaud en Suisse. Après des études de lettres, il part à Paris à l’âge de 21 ans, se marie avec Anne-Marie, artiste peintre et déménage à Grignan en 1953, au pied du mont Ventoux. Il n’a pas voulu s’engager dans l’enseignement préférant se consacrer uniquement à la littérature. Né en Suisse, il n’a jamais eu à faire face à une guerre.
Ungaretti, lui a connu la guerre. Né en en Egypte en 1888, son père meurt quand il a deux ans par suite des effroyables conditions de travail lors du percement du canal de Suez. Déjà à cette époque, l’émigration italienne pour rechercher du travail, était importante. C’est sa mère qui l’élève seule, l’envoie dans l’école suisse Jacot où il apprend le français. Il connaissait déjà l’italien et avait appris l’arabe. Il quitte l’Egypte pour l’Italie à l’âge de 24 ans et part à Paris où il suit les cours de Bergson au collège de France. Inscrit à la Sorbonne il ne passe aucun diplôme et rentre en Italie à Milan au bout de deux ans. Entre temps il a rencontré Picasso, Apollinaire et Modigliani. Il publie ses premiers poèmes à cette époque et ne veut pas «vivre de plaintes/ comme un chardonneret aveuglé ».(1) Le chardonneret, oiseau migrateur qui chante beaucoup, est l’image d’Ungaretti qui sera un poète pour qui la poésie est un chant et qui sera toute sa vie un éternel migrant.
En 1915, séduit par les idées nationalistes de Mussolini, il s’engage comme simple soldat dans l’armée italienne et va combattre en première ligne dans les tranchées face aux troupes de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie. C’est là qu’il va écrire quelques-uns de ses plus célèbres poèmes. Le 22 décembre 1915, quelques jours avant Noël, au front depuis la Cime 4, au petit matin il se « couvre du manteau tiède de lin d’or »et « de cette terrasse de désolation/ je me penche dans les bras du beau temps ». (2) Il y a toujours chez Ungaretti, une façon de sortir des situations les plus douloureuses pour retrouver l’espoir dans un avenir plus calme et plus serein. C’est ce qui le rend si attachant. Le lendemain, après
Une nuit entière
jeté à côté
d’un camarade
massacré
sa bouche
grinçante
tournée à la pleine lune
ses mains congestionnées
entrées
dans mon silence
j’ai écrit
des lettres pleines d’amour
Je n’ai jamais été
plus attaché à la vie. (3)
Ungaretti est capable, au milieu des combats de parler de l’amour et de voir l’aube arriver. Un peu plus tard, il écrit le poème le plus court de l’histoire de la poésie italienne et peut-être aussi le plus fameux :
M’illumino/ d’immenso (4)
que l’on traduit spontanément par « Je m’illumine d’immensité » mais que Philippe Jaccottet traduira par « Je m’éblouis d’infini »pour être fidèle à la pensée d’Ungaretti. Je m’éblouis donne une tonalité plus intime et personnelle que « je m’illumine » qui évoque un mouvement vers l’extérieur.
Sorti de la guerre, Giuseppe Ungaretti n’en a pas fini avec la mort. Son fils meurt dans ses bras, à l’âge de 9 ans des suites d’une appendicite mal soignée, alors qu’il est au Brésil où il enseigne la littérature italienne. Il imagine retrouver son fils : « Il fait doux et peut-être tu passes tout près/Disant:/Je suis pour toi l’aurore et le candide jour ». (5) Il y a toujours cette idée d’apaisement, de consolation, même après les disparitions les plus insupportables.
Vers la fin de sa vie, parfaitement conscient de son âge, il écrit
Il est l’éclair de ce phare
Vers quoi le vieux capitaine
Avance, calmement (6)
Il voit arriver la fin de sa vie calmement et malgré les années qui ont passé, il retrouve le souvenir de la proximité de la mer à Alexandrie, en Egypte, où il est né.
Sa poésie est méditerranéenne, pleine de soleil avec des vers courts, parfois limités à un seul mot. Ungaretti la conçoit comme une biographie ce qu’exprime bien le titre qu’il a choisi pour la publication de son œuvre « Vita di un uomo » qu’il n’est pas besoin de traduire.
Pour lui, la poésie est avant tout un dialogue. Fortement impliqués dans la vie quotidienne, ses poèmes sont une façon de raconter ce qui compte, ce qui est important. Ce sont aussi des cris de révolte face à la mort et si ses textes ne parlent jamais directement des combats, ils reflètent toute la proximité et la fraternité de ceux qui sont au front. Il n’y a jamais de haine pour l’adversaire, il n’y a que la fraternité d’arme :
Dans les spasmes de l’air
révolte involontaire
de l’homme présent à sa
fragilité
Frères (7)
Ou encore
On est là comme
sur les arbres
les feuilles
d’automne (8)
Giuseppe Ungaretti, celui qu’en Italie on appelle le poète dans les tranchées, meurt en 1970 à Milan. Il a 82 ans. Le prix Nobel de littérature lui a été refusé en 1969 à cause de sa proximité avec Benito Mussolini avant et après la Première Guerre mondiale, même s’il s’en est radicalement éloigné ensuite. Il est rapidement reconnu comme un poète majeur du XXesiècle. Il est publié en Italie dans la prestigieuse collection I Meridiani. En France, les Cahiers de l’Herne lui consacrent rapidement un numéro entier.
Et Philippe Jaccottet ? Lui qui a rencontré Giuseppe Ungaretti à peine sorti de ses rapides études littéraires, qui est-il ? Qu’a-t-il écrit ? Sa vie est aussi rectiligne que celle d’Ungaretti est mouvementée. Il est très attaché à Grignan où il habite depuis plus de soixante ans. Il est le père de deux enfants Marie et Antoine, éditeur qui a publié toute l’œuvre poétique et en prose d’Ossip Mandelstam traduite par Jean-Claude Schneider, autre poète traducteur. Sa poésie part de l’immédiat, de ce que nous avons de plus simple et de plus humble sous nos yeux. Ce dont il va parler c’est D’une fleur cueillie à l’autre offerte/l’inexprimable rien (9)ou encore Ce qui me reste est presque rien : mais c’est comme une très petite porte par laquelle il faut passer. (10) La première citation est le premier poème de Vie d’un homme de Giuseppe Ungaretti et la deuxième est de Philippe Jaccottet. C’est dire s’ils parlent de la même chose, un rien ou presque, bien que leur façon d’aborder cet inexprimable rien soit bien différente.
Philippe Jaccottet part du « chemin, une sente plutôt qu’un chemin, d’ici, de tout près, sous les pas » (11), sente qu’il parcourt dans la forêt aux pieds du mont Ventoux. Ce n’est même pas un chemin, c’est plus modeste et à peine visible, c’est une sente. La modestie, l’attention au simple sera l’une des caractéristiques de son œuvre. Il regarde et lui aussi est sensible à la lumière de l’aube qu’Ungaretti a tant aimée. C’est juste ce qu’il faut d’or pour attacher le jour à la nuit. (12) On pense ici à M’illumino d’immenso d’Ungaretti. Il regarde mais il écoute aussi durant ses promenades qu’on imagine solitaire :
Ecoute, vois : ne monte-t-il pas quelque chose
de la terre, de beaucoup plus bas,
comme une lumière, par vagues (13)
Et cette voix monte, /…/ elle nous vient sans larmes (14)
Il n’est pas question de sentiment mais simplement de recueil de la nature, d’observation, d’écoute et de recherche de cet inexprimable rien qui, même s’il est inexprimable ou indicible, devra être dévoilé par le poète. Dire avec des mots ce qui n’est pas dicible sera le rôle du poète. Toute la poésie de Philippe Jaccottet tourne autour de cette impossibilité qu’il va devoir contourner pour ne parler que de ce qui n’est pas dicible avec des mots.
Une remarque avant d’aller plus loin : la douleur et la souffrance à laquelle Giuseppe Ungaretti a été confronté n’est pas ignorée de Philippe Jaccottet. Le deuil les a marqués tous les deux et pour le poète suisse ce sera la mort de son beau-père et de sa mère auxquels il dédiera un de ses recueils les plus fameux : à la lumière d’hiver. Philippe Jaccottet est parfaitement lucide et n’ignore rien des pertes, des douleurs ni de toutes les souffrances que la vie peut infliger.Instruits au fouetetcomme il le dit
Bourrés de larmes, tous, le front contre ce mur,
plutôt que son inconsistance,
n’est-ce pas la réalité de notre vie
qu’on nous apprend? (15)
Jaccottet est parfaitement lucide et n’ignore rien des pertes, des douleurs et de toutes les souffrances que la vie peut infliger. Il condamne le romantisme qui ne fait qu’exacerber les difficultés et magnifier des sentiments qui sont déjà bien assez durs à supporter. Il condamne aussi le symbolisme qui n’est qu’une succession de renvoi d’un objet à l’autre. Il veut aller à la chose même et une simple fleur, que tout le monde a sous les yeux, contient le secret du monde :
Toute fleur qui s’ouvre, on dirait qu’elle ouvre les yeux.
Dans l’inattention.
Sans qu’il y ait aucun acte de volonté d’un côté ni de l’autre.
Elle ouvre, en ouvrant, autre chose, beaucoup plus qu’elle-même. C’est pressentir cela qui vous surprend et vous donne de la joie (16)
Pour saisir le monde, pour recevoir de la joie, il faudra pour Philippe Jaccottet, effectuer un double mouvement. Tout d’abord il faut qu’il y ait une ouverture pour que la petite porte par laquelle il faut passer soit ouverte : L’huis s’est ouvert(17) nous dit-il et il l’est en permanence et sans effort. Deux yeux et deux oreilles neuves sont nécessaires pour voir et entendre au travers de cet huis et pour répondre à la question :
Qui chante là quand toute voix se tait ? Qui chante
avec cette voix sourde et pure un si beau chant?
Nul ne le sait. Mais seul peut entendre le cœur
qui ne cherche la possession ni la victoire (18)
Ces quatre vers sont des alexandrins. Même si ses poèmes ne sont pas rimés, Philippe Jaccottet utilise les vers de douze pieds. Mais progressivement, il va évoluer vers des vers de treize voire quatorze pieds pour finir par adopter une prose poétique. Il est ici bien différent de Giuseppe Ungaretti qui restera toujours fidèle à des vers courts et n’adoptera pas l’endécasyllabe, l’équivalent italien de l’alexandrin.
C’est le chant du monde dont il est question dans ces poèmes et ce chant est beau. Il faudra se déprendre de toute compréhension, de toute ambition pour l’entendre. Ce n’est pas à l’intelligence que Philippe Jaccottet fait appel. Il n’y a rien à comprendre et il faut s’effacer pour que tout apparaisse. L’effacement est avec l’ouverture (de l’huis),l’autre mot clef de Philippe Jaccottet. Sa maxime pourrait être: L’effacement soit ma façon de resplendir. (19)
La poésie, c’est ce qui va permettre, par l’effacement, de saisir le monde La poésie est donc chant qu’on ne saisit pas, cet espace où l’on ne peut demeurer, cette clef qu’il faut toujours reprendre. (20)
La poésie c’est
cela que la voix ne peut nommer, de cela
que rien ne mesure, afin qu’encore
il soit possible d’aimer la lumière
ou seulement de la comprendre,
ou simplement, encore, de la voir
elle, comme la terre la recueille,
et non pas rien que sa trace de cendre.(21)
Il n’y a aucune science et il n’y a rien à dire ni à mesurer, il s’agit simplement de recueillir le monde comme quelque chose de vivant et non pas comme le souvenir de quelque chose qui n’existe plus, qui est déjà mort.
Et quelle est la place de Dieu ou de la religion pour nos deux poètes. Giuseppe Ungaretti retrouve la foi chrétienne et la résume en ces termes
Fais que l’homme entende à nouveau
Que tu es monté jusqu’à toi
Par d’infinies souffrances d’homme (22)
Philippe Jaccottet, né dans une famille protestante, n’hésite pas à questionner tous les dieux :
la seule grâce à demander aux dieux lointains,
aux dieux muets, aveugles, détournés,
à ces fuyards,
ne serait-elle pas que toute larme répandue
sur le visage proche
dans l’invisible terre fît germer
un blé inépuisable (23)
Philippe Jaccottet et Giuseppe Ungaretti ne sont pas de la même génération, l’un a connu la guerre l’autre pas, ils n’ont pas eu la même langue maternelle, leurs styles ne sont pas comparables. Philippe Jaccottet dit que ses poèmes sont des poèmes discours alors que ceux d’Ungaretti sont des poèmes instants. Il n’en demeure pas moins que ce qui les rapproche est cette volonté de ne pas donner de leçons, de ne proposer aucune une autre perspective que celle que nous vivons tous, d’être humbles et de se tenir au niveau du sol. Il n’y a aucune promesse dans leurs poésies, il s’agit simplement de rendre compte de ce qui est, d’être à nos côtés. Ils ont dû tous les deux faire face au tragique mais se sont refusés à le servir. Leur poésie est dépouillée, écrite avec des mots simples qui témoignent de la fragilité de la vie. Ils parlent de ce que nous vivons tous, de ce que la vie a de plus précaire et de plus fragile. Si la poésie de Philippe Jaccottet a pu être qualifiée de philosophique et celle d’Ungaretti au contraire manquant de philosophie, ce sont deux poètes de l’immédiat, deux poètes qui sont aussi nos maîtres et nos amis.
Pour finir il faut suivre Giuseppe Ungaretti qui nous dit « Viens, je te porterai/Aux collines dorées »(24) et Philippe Jaccottet qui nous dit « Habille-toi d’une fourrure de soleil et sors » (25).
Bibliographie et références
1 Vie d’un Homme, nrf/Gallimard, 2005, Agonie, p.25
2 Vie d’un Homme, nrf/Gallimard, 2005, Lindor de désert, p.37
3 Vie d’un homme, nrf/Gallimard, 2005, Veillée, p.38
4 Vie d’un homme, nrf/Gallimard, 2005, Matin, p.80
5 Vie d’un homme, nrf/Gallimard, 2005, Jour par jour, p.213
6 Vie d’un homme, Ultimes chœurs pour la terre promise, p.289
7 Vie d’un homme, nrf/Gallimard, 2005, Frères, p.54
8 Vie d’un homme, nrf/Gallimard, 2005, Soldats, p.102
9 Vie d’un homme, nrf/Gallimard, 2005, Toujours, p.19
10 Philippe Jaccottet, La semaison carnets, 1954-1979, Gallimard,1984, p.58
11 Philippe Jaccottet, Couleur de terre, Fata Morgana, p. 10
12 Philippe Jaccottet, Paysages avec figures absentes, nrf /Galli mard, 2002, p.48
13 Philippe Jaccottet, A la lumière d’hiver suivi de Pensées sous les nuages, nrf/ Gallimard, 2009, p.95
14 Philippe Jaccottet, Poésie 1946-1967, nrf/ Gallimard, 1971, p.32
15 Philippe Jaccottet, A la lumière d’hiver, nrf/Gallimard, 2003, p. 23
18 Philippe Jaccottet, Poésie 1946-1967, nrf/ Gallimard, 1998, p.32
19 Philippe Jaccottet, Poésie 1946-1967, nrf/ Gallimard, 1998, p.76
20 Philippe Jaccottet, La promenade sous les arbres, Bibliothèque des arts, 1988, p. 148
21 Philippe Jaccottet, A la lumière d’hiver suivi de Pensées sous les nuages, nrf/Gallimard, 2003, p.72
22 Ungaretti Vie d’un homme, nrf/Gallimard, 2005, p 183
23 Philippe Jaccottet, A la lumière d’hiver suivi de Pensées sous les nuages, nrf/Gallimard, 2003, p.93
24 Vie d’un homme, nrf/Gallimard, 2005, p.169
25 Philippe Jaccottet, A la lumière d’hiver suivi de Pensées sous les nuages, 2003, p.51