Le lien des muses. Le titre exprime bien ce dont il s’agit : chercher à savoir ce qui relie les poètes avec le monde, ce qui les relie entre eux, avec leur langue et aussi avec celle des autres. Il sera donc question de traduction et la question, puisque question il y a, sera abordée avec l’aide de la linguistique, de la philosophie, de la psychanalyse et de toutes les sciences sociales. Les références sont multiples mais l’ouvrage est suffisamment clair pour que, même sans avoir de notions approfondies de ces disciplines, le lecteur puisse suivre le cheminement de l’auteur dans tous ses moindres développements.
Et l’auteur, Seiji Marukawa, japonais comme son nom l’indique, qui a soutenu une thèse sur Du Bouchet, Dupin et Jaccottet en 1997 à l’Université Paris 8, qui enseigne à l’Université Waseda à Tokyo 早稲田大学, que cherche-t- il à nous montrer ?
Passionné de poésie et pas seulement comme on le verra, de poésie française ou japonaise, il cherche le lien de toutes les muses avec leurs origines, qu’elles soient venues en occident ou en orient- ce qui n’est déjà pas le moindre défi puisque les muses sont une invention de l’occident-.
Il cherche aussi et surtout à mettre au jour tous les dialogues que peuvent instituer les poètes et la poésie entre eux. Et ce sont les poètes et la poésie qui ont en eux « la force d’évocation du discours vivant » alors que le discours technologique ou scientifique, est « univoque et sans nuance et n’a donc pas besoin de traduction ». Affirmation de Gadamer, qu’il cite au début d’un chapitre et que l’on pourrait discuter, mais que l’auteur rapporte sans la contester et qui sera un des pivots de sa réflexion.
Tout au long des douze premiers chapitres, Seiji Marukawa 丸川 誠司 , va petit à petit nous faire rentrer dans les interrogations de la poésie et tout d’abord sur « un reste à traduire ».
Il commence d’emblée par explorer les problèmes de la traduction dans une autre langue. C’est un lieu commun de dire que la poésie est intraduisible mais il ne va évidemment pas en rester là et part explorer ce fameux reste, sans se contenter de cette trop simple et brutale affirmation.
Heidegger est convoqué, il nous dit que traduire c’est perdre un peu en s’appuyant sur l’exemple du grec traduit en allemand. Benjamin, lui, donne l’opinion inverse en disant que traduire c’est apporter autre chose. Finalement c’est peut-être Leopardi qui clôt le débat en disant qu’aucune langue ne peut tout dire. Il y a donc bien un reste qui ne sera pas traduit et qui sera soit abandonné à lui-même soit revisité. Toute la suite de la réflexion va creuser ce reste.
Dans ce reste, il y a non seulement des mots mais il y a aussi ce que Seiji Marukawa appelle « le lien musaïque ». Si la poésie utilise des vers de pied égal et la rime, c’est au départ pour favoriser la mémorisation des poèmes. Dante Alighieri sera le maître incontesté de l’utilisation du rythme, c’est lui qui a inventé cette expression. La traduction oscillera donc toujours entre la fidélité au rythme et la fidélité au texte.
Ossip Mandelstam, avait parfaitement compris le rythme de la Divine Comédie qu’il a magnifiquement commentée dans les « Entretiens sur Dante » et il était, lui aussi, un maître du rythme mais dans la langue russe. Chaque langue ayant son rythme propre, ce rythme sera bien évidemment intraduisible ce qui n’empêchera pas certains traducteurs d’essayer de s’en approcher dans la traduction
Revenons au texte et aux mots qui sont la matière première des poètes. Lire ou écouter un poème dans une langue étrangère, langue qui nous est encore totalement ou en partie inconnue, nous fait affronter des mots incompréhensibles à la première lecture ou à la première écoute, mais dont on sent qu’ils vont nous faire comprendre autre chose que ce mot traduit dans notre langue maternelle.
Ces mots et cette traduction en langue étrangère, même mal ou peu comprise, vont nous ouvrir à une autre compréhension. D’où l’intérêt constant de lire et d’écouter la version originale. Il ne faudrait toutefois pas oublier que, si l’original avait le même effet sur nous que la traduction, cette dernière n’aurait pas lieu d’être. L’original et la traduction sont donc indispensables et la fin de l’ouvrage nous le montrera brillamment.
Il y a donc le problème de la traduction dans une langue étrangère, mais, dans la poésie, il y a deux autres problèmes qui relèvent eux aussi de la traduction. Et peut-être même encore plus. Il s’agit de traduire d’une part le monde en mots et d’autre part de traduire les sensations du poète dan丸川 誠司s une forme dite poétique et c’est ensuite que le poème va s’écrire.
La même logique peut s’appliquer à la peinture qui, elle aussi, va traduire le réel mais au lieu de mots, la matière première en sera la couleur et les formes. Cézanne en est, en ce sens, un parfait exemple. Hölderlin ou Rimbaud ont cherché à rendre compte dans leur poésie de ce qui se situe avant ou en marge du langage. Pour Hölderlin « le poète entre d’instinct avec ce qui est encore innommé » et pour Rimbaud il « cherche tout ce qui n’est pas encore soumis à la loi de la langue ». Mais ce quelque chose devra ensuite, nous dit Tsvetaïeva, être traduit « de sa langue maternelle dans une autre ». Le poète est donc, selon, Seiji Murakawa 丸川 誠司 traducteur dans sa propre langue.
Se pose, à partir de ces différents stades de traduction, le problème de la nomination des choses. Cette nomination, qui est aussi une traduction mais cette fois-ci du réel, joue un rôle important en introduisant, par l’histoire des mots, par leur évolution dans le temps, une polysémie que le poète va exploiter jusqu’à ses plus ultimes limites en faisant le lien entre le sensible et le non-sensible. Heidegger explique ce lien de la façon suivante : « Ce qui est à dire s’est transposé pour nous dans une autre vérité, une autre clarté ». Et c’est de la traduction originaire, titre du sixième chapitre, peut-être le plus important de cet essai, dont il s’agit. Seiji Murakama nous dit ainsi : « Le poète donne un nouveau sens au mot, ce qui entraîne une difficulté de la traduction où les mots de la poésie sont comme des mots étrangers ».
La langue maternelle ou apprise, comme toute langue, est le véhicule de la raison. Et c’est au sein de cette langue que la psychanalyse va chercher ce qui se cache en cherchant à le dévoiler. La raison reste ici dominante, elle est la règle. Le psychanalyste, Freud en l’occurrence mais aussi Lacan, est un traducteur-interprète qui se charge de mettre à jour ce qui ne veut pas se mettre à jour. Le psychanalyste, tout comme le poète, travaille à partir de la langue et nous emmène vers des zones inconnues. Mais
le poète a une démarche différente. Il va utiliser la langue d’une autre façon. Il va, du fait d’un abord qui lui est propre, d’une sensibilité particulière, d’un don, nous dévoiler ce que nous ne connaissons pas, avec un usage inaccoutumé d’une langue à laquelle nous sommes accoutumés et qui nous est familière. Les mots du fait de leur polysémie, de leur histoire, et de leur intégration dans un texte, n’ont pas un sens univoque. Le poète va exploiter toute la polysémie de chaque mot placé dans un texte écrit avec des règles et une syntaxe que nous connaissons mais dont il va exploiter toutes les limites, toutes les bordures jusqu’à frôler l’incompréhensible.
Ainsi pour Gadamer, la co-présence d’autres sens sous-jacents constitue la force d’évocation du discours vivant. Et finalement, c’est la langue qui l’emporte : Husserl rappelle que la géométrie n’existerait pas si la langue n’existait pas, ce qui n’est pas sans conséquence. La langue étant sujet de discussion, la géométrie comme toute science ne peut exister sans le langage. Il faut donc en conclure, contrairement à ce que nous avons rappelé avec Gadamer au début de cet article, que toute science est contestable et doit évoluer.( Ce que le récent et actuel passé de la pandémie en cours n’est pas sans nous rappeler de la manière la plus nette et immédiatement compréhensible de tous).
Si les mots et le langage sont le matériel de la psychanalyse et de la poésie, il est encore un autre domaine qui utilise ce même matériel. Il s’agit de la philosophie, celle qui cherche à rendre compte du réel, celle qui cherche à mettre en mots, à expliquer, à interpréter et donc à traduire le réel. Et là aussi, il y a une énorme différence.
Il s’agit parfois en philosophie, d’un processus circulaire qui part du réel pour y retourner alors que le poète présente, selon Seiji Murakawa, les « conflits entre l’universel et le particulier, entre le corps des mots et le sens ». Il y a donc ce fameux reste qui n’est pas l’apanage de la seule traduction mais qui est aussi l’apanage de toute la poésie.
Dans une deuxième partie, après ces premiers douze chapitres qui constituent une première partie théorique, nous pouvons suivre une sorte de travaux pratiques au cours desquels la traduction de Jacques Dupin du français vers l’allemand par Paul Celan est analysée. Puis la traduction de Michel Deguy du français vers le japonais par Seiji Marukawa est également présentée et enfin la difficile traduction des haïkus japonais par différents poètes français est commentée. Un véritable éblouissement tant les explications sont claires, même pour celui qui ne maîtrise pas toutes ces langues.
Voilà donc un ouvrage de profondes réflexions, Le lien des muses (Le titre n’est pas sans rappeler L’entretien des muses de Philippe Jaccottet) sur ce qu’est la traduction d’un poème mais aussi sur ce qu’est un poème. On ne peut être qu’admiratif devant cet auteur japonais qui écrit directement dans notre langue et qui en comprend aussi bien toutes les difficultés que toutes les finesses. Le suivre dans ses raisonnements, dans toutes ses références françaises, allemandes, grecques ou italiennes est un pur bonheur pour qui s’intéresse de près ou de loin à l’essentiel du langage, de la poésie, de la communication et de la vie.
Le lien des muses
Seiji Marukawa
Editions Tituli-286 pages-27 euros
Illustration de l’entête: Léonard Foujita, « Autoportrait «, 1929, huile sur toile. détail. (Musée national d’art moderne de Tokyo. ® Fondation Foujita/Adagp 2),