« I love you, me neither » . Artists painters of different styles and horizons against the dictatorship of the so called « contemporary art » present their works in toilets.


Nous avions fait état voilà quelques mois du spleen de ces artistes qui ne peuvent pas exposer, se sentent ostracisés par les institutions culturelles et politiques et qui se sont rassemblés dans le manifeste initié par le peintre Vadim Korniloff sous la dénomination de WC National.

Idée digne de Duchamp, leurs oeuvres étaient présentées à Metz dans les WC du Musée de la Cour d’or, de bars, restaurants et autres lieux, d’où l’origine de leur curieuse appellation générique.

Vadim Korniloff a voulu bousculé les institutions, en appeler au ministre, qui au demeurant est une élue locale, et a réuni autour de lui plusieurs universitaires spécialistes de l’histoire de l’art tels Benoît Goetz et Baptiste Rappin pour une conférence donnée à l’Hôtel de ville de Metz.

Olécio partenaire de Wukali

Ce sont ces interventions données lors de cette conférence que nous vous présentons (exception faite de celle de Benoît Goetz qui fut improvisée)

Pierre-Alain Lévy


Discours de présentation conférence « Lieux d’art », Grand Salon de la mairie de Metz, Mardi 17 septembre 2013

Bonsoir à tous, merci d’être venu (aussi nombreux !) ce soir. Je me présente, Vadim Korniloff. Je suis à l’origine de la manifestation W.C.National, qui a été rendu possible grâce à la participation des 34 artistes qui ce sont joint à cette action. Je tiens donc ici à les remercier. Je remercie également Monsieur le Maire, le personnel de la Mairie et les intervenants de ce soir : Benoit Goetz et Baptiste Rappin.

Pour commencer, je tiens à dire que tout ce que je vais dire ici n’engage que moi, et moi seul, et non les artistes de cette manifestation et naturellement non plus les intervenants, de ce soir.

Donc…Pourquoi W.C.National ?

En tant qu’artiste peintre, je sais que la production d’un artiste, quel que soit son médium, est l’aboutissement d’un besoin personnel et viscéral, celui de créer, de transformer, ou comme le formule si bien Zigmunt Bauman, celui « d’améliorer le monde ». Ce « besoin » par ailleurs est difficile à expliquer, mais l’introduction du livre « Rester Vivant » de Michel Houellebecq est pour moi une bonne piste, il écrit :

« La première démarche poétique », que je qualifie pour ma part d’artistique, « consiste à remonter à l’origine. À savoir : à la souffrance » (fin de citation)

Cependant, je laisse à chacun des artistes ici présents et d’ailleurs, le soin d’expliquer leur « « pourquoi « .

Par contre au-delà de ses dispositions et propensions personnelles à la création, il existe un besoin commun à tous les artistes : les artistes ont besoin des autres. Ils ont besoin de dialoguer, d’échanger avec les autres, avec un public, avec vous.

Et pour ce faire, seul les lieux d’exposition, les « lieux d’art » peuvent offrir ce dont ils ont besoin, c’est-à-dire : de la visibilité. Il en est de même pour la littérature et le cinéma, s’ils ne sont ni lu et ni vu, ils n’existent pas !

Mais le constat que j’ai fait ces dernières années est le suivant : la grande majorité des lieux d’exposition, des « Lieux d’art » qui sont en partie (ou totalement) subventionnés par l’Etat, offre une plus grande visibilité (voir exclusive) à une partie seulement de la production artistique « actuelle », ou plutôt devrais-je dire « contemporaine ». Car en effet le label « art contemporain » ne représente pas la totalité de la production artistique d’aujourd’hui. Seule une partie des artistes bénéficie du soutien et donc de la visibilité de tous ces « Lieux d’art », ils sont par exemple dans la ville de Metz et ses environs :

Le F.R.A.C.de Lorraine (Les Fonds Régionaux d’Art Contemporain), la galerie Faux mouvement, la galerie Octave Cowbell, la galerie ToutouChic, La synagogue de Delmes et Le Centre Pompidou Metz. (Il en existe d’autres, mais je ne vous cite ici que les principaux.)

Il y a donc une production artistique actuelle qui est boudée, et c’est celle-ci qui m’intéresse ici. Elle n’est pas labélisée « art contemporain », car elle ne bénéficie pas de la visibilité, de l’approbation de ces institutions, de ces « lieux d’art ». Et cette production artistique n’est autre que celle que l’on peut qualifier d’art dit classique, c’est-à-dire celui qui fait partie du système de critères d’appréciation des Beaux-arts comme par exemple : la peinture, le dessin, la sculpture, etc.

L’art dit classique est à mon sens négligé, voir liquidé, au profit de ce que j’appelle : l’art des idées, c’est-à-dire un art qui prône le concept, l’idée originale (s’il en existe encore ?) au détriment des savoir-faire.

Par conséquent, toute une partie des artistes contemporains est totalement ringardisée, car dans notre société de l’image, de la publicité, du faire-savoir (et non plus du savoir-faire !), si vous ne bénéficiez pas de visibilité, vous n’avez alors aucune légitimité, aucun crédit.

L’origine de cette politique, qui ou quoi en est la cause, plusieurs théories existent. Mais personnellement je ne crois pas en une sorte de complot mais plutôt un abandon au profit des choix des gestionnaires de la culture ou d’experts, ainsi qu’une anesthésie générale, celui du public, de vous, de nous tous !

Le plus drôle, et vous pouvez le constater par vous-même c’est que tous ces lieux d’art, qui offrent cette visibilité à cet art contemporain, sont très largement désertés par ses contemporains, par le public, par vous, bref nous tous ! Comme l’écrit Marc Jimenez dans son livre « La querelle de l’art contemporain »: « C’est un art contemporain sans ses contemporains » ! (fin de citation)

Je pense que le désintérêt de la grande majorité du public est en partie lié à l’incompréhension générale de cet art. Ces « Lieux d’art », ces institutions ont tout simplement une politique de choix qui désintéresse son public. Je citerai ici un extrait du livre de Jean Clair, « L’hiver de la culture » :

« La tradition hautaine de la culture de Cour aura persisté en France jusque sous les gouvernements actuels, toujours habités de la même fureur, loin des goûts particuliers du peuple, d’imposer un art le plus souvent artificiel, c’est-à-dire « universel » et sans goût. » (Fin de citation)

Suite à tout ce constat, par ailleurs totalement personnel (je l’admets !), j’ai donc mis en place la manifestation W.C.National afin d’attirer l’attention sur toute cette problématique que je soulève ici. Une exposition collective réunissant 34 artistes et moi-même dans des toilettes publiques de différents lieux à Metz et ses environs s’est déroulée du 15 mai au 20 juin dernier (dont vous pouvez découvrir le photoreportage dans le hall de l’Hôtel de ville). Le musée de la Cour d’Or, son conservateur Mr Brunella a participé à cette manifestation et m’a laissé « investir » les W.C. publiques de « son » musée durant toute la durée de l’exposition. Bénéficiant de ce soutien (inespéré) et redoublant d’effort et d’énergie, cette action rencontra un succès public et médiatique local et régional relatif, mais non négligeable.

En fait ma déception est ailleurs. Car déception il y a ! C’est l’incompréhension quasi générale du fond de cette démarche qui me fait comprendre qu’il est vain d’essayer d’attirer l’attention sur une problématique qu’une grande partie des gens qualifie d’intellectuelle donc de (très) secondaire. La majorité de mes interlocuteurs (mais pas tous, je vous rassure !) n’y a vu et compris qu’un concept artistique rigolo de plus. Un gag ou un canular d’artiste contemporain !

Ayant pris conscience de cette incompréhension, j’ai écrit une lettre expliquant mon désenchantement sur la politique culturelle d’Etat au Ministère de la Culture et de la Communication. Deux mois plus tard j’ai reçu un courrier de son Chef-adjoint de cabinet, en voici son contenu :

« Monsieur,

Vous avez appelé l’attention de Madame la Ministre de la Culture et de la Communication, sur la manifestation « W.C.National » que vous avez organisé en faveur des artistes contemporains lorrains

/ … / » Lire 2 fois

Vous noterez que le caractère contestataire de la manifestation W.C.National est ici totalement ignoré. C’est « en faveur des artistes contemporains lorrains» et non contre la politique culturelle française qu’est décrite ici ma démarche.

La suite de la lettre :

« … / Madame La ministre, sensible à toute initiative visant à mettre le public en contact avec la création, (2 fois) a pris connaissance avec le plus grand intérêt/ (etc.etc. … », bref, le reste de la lettre est du même acabit…

Vous noterez également qu’il en va de même dans les hautes sphères de la Culture, seul le côté transgressif de la manifestation W.C.National, sa forme et non son contenu y est compris! Je rappelle que cette « initiative », cette exposition collective ne visait donc pas, comme le sous-entend le Chef-adjoint du Cabinet de Mme la Ministre « à mettre le public en contact avec la création », non pas du tout, mais uniquement à l’informer du traitement que je qualifie d’injuste que subit une grande partie de la production artistique contemporaine en France et par conséquent d’artistes contemporains ! Je le répète : la forme, l’exposition dans les toilettes n’était là juste pour attirer l’attention.

Enfin pour conclure, je pense que pour aller plus loin, car mon rôle en tant qu’artiste est de dire ce qui me paraît « injuste ». Baptiste Rappin et Benoit Goetz sont plus compétents à mon sens pour développer et expliquer plus en profondeur le pourquoi de mon désenchantement sur ce que je perçois comme un dysfonctionnement dans notre perception, notre approche et compréhension de l’art aujourd’hui, et de leurs temples : « Les lieux d’art » !

Vadim Korniloff

(J’ouvre une parenthèse sur le fait que les expositions du Centre Pompidou Metz que sont « Chefs-d’œuvre », « 1917 » et « Vue d’en Haut » doivent leurs succès au fait qu’elles exposaient non pas de l’art contemporain, mais en grande partie de l’art Moderne.)


Conférence prononcée le 17 septembre 2013 par

Baptiste Rappin

Maître de Conférences à l’ESM-IAE de Metz, Université de Lorraine
Chercheur au CEREFIGE, EA 3942

– Si l’art est bien rentré dans l’ère de sa dé-définition, comme l’annonce sans ambages le titre d’un ouvrage du critique d’art Harold Rosenberg1 , alors nous ne devrions plus savoir où donner de la tête : où trouver l’art ? Où se cache-t-il ? Comment le reconnaître si l’on ne peut plus le définir ? En existe-t-il des lieux légitimes ? Ou bien les musées et les toilettes sont-ils à placer sur un pied d’égalité ? Nous sentons bien à ces interrogations liminaires que la question des lieux d’art ne relève pas d’une simple et banale question de localisation, et qu’elle la dépasse en de multiples directions : vers l’ontologie (l’existence même de l’art et le statut de l’œuvre d’art), vers l’éthique et la sociologie (le statut de l’artiste), vers la politique (la place de l’art dans nos sociétés hypermodernes).

Mais enfonçons les portes ouvertes, cela peut constituer un bon début. Et s’il faut situer l’art, énonçons une trivialité : l’art se trouve dans les œuvres d’art. Je me délecte d’un opéra de Mozart ou de Verdi; je contemple l’univers tourmenté et mouvant de Van Gogh ou celui plus sécurisant, plein d’assises, de Cézanne ; je suis comme transporté par l’architecture et la sculpture illusionnistes du Bernin: voici autant d’occasions de trouver de l’art, de faire face à ses manifestations, de les éprouver mais aussi, du même coup, de les identifier comme œuvre d’art. A vrai dire, ce que nous saisissons de l’art, tant sur le plan sensible qu’intellectuel, se réduit entièrement à notre saisie des œuvres d’art : l’Art n’existe pas comme pure Idée, et si d’aucuns font du concept leur matériau, c’est que toute une tradition fondée sur la mise en forme de la matière les a précédés et leur a permis, en quelque sorte, de se montrer subversifs. Je rappellerai ainsi le mot de Nietzsche que nous pouvons lire dans La volonté de Puissance : l’art est « aptitude à se rendre maître du chaos que l’on est soi-même, à forcer son propre chaos à devenir forme ».

Définissons avec René Huyghe2 l’œuvre d’art comme une composition : par exemple, dans une peinture de maître, lignes, formes, matières et couleurs se fondent en un tout, en une entité qui possède sa propre identité ; le visible donne accès à un invisible, à un sens qui déborde le cadre de la peinture et fait accéder celle-ci au statut d’œuvre et, par voie de conséquence, à son autonomie.

Bien sûr, cette tradition occidentale de la composition et de la mise en forme n’est pas monolithique. Et je dirais qu’elle évolue entre deux pôles qui sont à la fois ses deux tentations et ses deux ornières : d’un côté, la réalité dont la séduction peut entraîner l’œuvre d’art du côté de la copie et de la reproduction ; de l’autre, la pure forme (ou le formel comme pur concept) dont l’attrait conduit à faire apparaître la convergence de l’infini et de l’absurde en réduisant l’œuvre à une figure géométrique, voire à une ligne ou même une couleur. Toutefois comme le souligne René Huygue, « en fait et quoi qu’on en dise, les cas extrêmes n’existent pas : il n’y a pas de réalisme absolu ; le peintre a toujours dû consentir quelque concession aux moyens dont il dispose. Il n’y a pas d’abstraction pure, car si l’œil cessait de s’alimenter de souvenirs dans la réalité visible, il n’aurait plus à lui que la complète inanité du blanc »3 .

Si chaque œuvre d’art est, comme re-présentation, venue à la présence d’un monde, d’un univers, d’un possible qui augmente la réalité de la sienne, si donc chaque œuvre d’art fait autorité (au sens étymologique d’augeo, augmenter), c’est parce que la composition ne se limite à ses seules dimensions techniques. Malgré le ton péremptoire qu’adoptent les positivistes, le comment ne se substituera jamais au pourquoi. La composition va au-delà du savoir-faire, elle est souffle, elle est transport vers un ailleurs (je ne dis pas un au-delà) : l’œuvre d’art gagne ainsi son autonomie. Attention, autonomie ne veut pas dire indépendance : la peinture doit au peintre tous ses éléments constitutifs : son intention, son projet, sa technique, sa touche, ses choix de couleurs et de matières, etc. Elle doit très certainement à la réalité, fût-elle naturelle, sociale ou artefactuelle, des éléments d’inspiration et des questionnements inchoatifs. Mais la composition réussie échappe autant à son auteur qu’à la réalité. Et il n’est pas dit que certains critiques d’art nous parlent mieux de l’œuvre que les artistes eux-mêmes.
A titre d’illustration, ces quelques lignes du sculpteur Nicolas Alquin : « Je ne suis qu’un passage. Un vecteur ébloui. L’artiste est un miroir dont le travail consiste à se polir intérieurement. Jusqu’à ce qu’il soit capable de capter et de renvoyer l’orage, la force ou la tendresse. Il ne s’agit pas d’être célèbre, mais de célébrer. D’agir à un très haut degré d’intimité. Comme les derviches tourneurs, lorsque le cosmos les traverse 4» . Une ascèse donc, mais qui fait du soi un passage et un élan vers l’œuvre.

Or, c’est cette autonomie de l’œuvre d’art que je voudrais, pour revenir sur notre question liminaire des lieux de l’art, mettre en tension avec deux éléments du contexte contemporain de l’art. Car il appert que le devenir-autonome de l’œuvre d’art devient de plus en plus difficile eu égard, d’une part au statut de l’artiste, d’autre part à la modalité actuelle de présentation des œuvres d’art qu’est l’exposition.

Nous devons au philosophe Paul Audi un très récent Discours sur la légitimation actuelle de l’artiste5 . L’auteur montre tout d’abord que la légitimation de l’artiste provient d’une instance de légitimation, d’un tiers extérieur reconnu lui-même comme légitime et qui peut alors, de jure, autoriser l’être-artiste de l’artiste. Il n’est pas exagéré de penser que cette fonction instituante était réservée, il y encore un siècle, à l’art lui-même : le statut de l’artiste découlait de la valeur de l’œuvre d’art, attestant très certainement d’un rapport au Beau. Le XXe siècle aura été celui d’un renversement à l’issue duquel l’artiste autoproclamé accorde le statut d’œuvre d’art à tel ou tel artefact matériel ou mental, entraînant dans la foulée l’éviction du Beau du domaine de l’art. Paul Audi distingue trois procédés de légitimation, qu’il accole à trois noms célèbres :

1. Avec Marcel Duchamp, le lieu de la légitimation se déplace vers le discours performatif : « ceci est de l’art » visant à transformer la fonction de l’objet 6 ;

2. Avec Joseph Beuys, le lieu de légitimation se déplace vers le corps comme force créatrice et productrice : on passe en quelque sorte de la performativité à la performance ;

3. Avec Yves Klein, le décret d’essence se suffit à lui-même : déclarer « je suis un artiste » témoigne de l’autocréation de l’artiste par lui-même, avec tout le risque que cette demande de reconnaissance n’aboutisse qu’à du mépris, selon le couple de concepts que j’emprunte ici à Axel Honneth.

Ces trois modèles de légitimation accordent tous un primat à l’artiste ; mais plus l’on progresse vers Yves Klein, et plus la matérialité de l’œuvre d’art disparaît. Ce qui apparaît désormais prioritaire, c’est la démarche plus que le résultat : « L’art s’intéresse au COMMENT et non au QUOI ; non au contenu littéral, mais à l’exécution du contenu factuel. L’exécution – le comment de la réalisation – tel est le contenu de l’art 7 » affirme ainsi sans surprise Anni Albers, membre du Bauhaus puis du Black Montain College.

Ainsi le lieu de l’art s’est déplacé de l’œuvre d’art vers l’artiste, son être, ses actes, ses dires. On comprend alors, qu’indissolublement attachée à son créateur, pieds et poings liés, elle ne puisse plus gagner son autonomie : l’arbitraire du décret d’essence de l’art et de l’artiste, s’il a certainement été à ses débuts une réaction légitime à ce que Walter Benjamin appelait « l’ère de la reproductibilité technique », s’enfonce aujourd’hui dans les marécages de l’indifférence : l’indifférence comme ignorance placide ou mépris feins (« j’aurai pu le faire ! ») et l’in-différence comme négation de la distinction puisque chacun est appelé, dans le grand bouillon de la culture festive, à devenir ce qu’il est, à savoir un artiste et un créateur (d’où les jeux sociologiques mis en exergue par la sociologue Nathalie Heinich). Ces marécages sont identiques à ceux que le baron de Münchhausen dut affronter : assis sur sa monture, il tentait de s’en extirper par la seule force de ses genoux ; mais sans extériorité (l’appui d’une branche par exemple), dans le mauvais jus de la pure horizontalité, son geste se révéla bien vain.

Venons-en à la seconde tension qu’il faut cette fois-ci situer entre l’autonomie de l’œuvre d’art et cette modalité particulière de sa présentation, aujourd’hui si prisée, qu’est l’exposition. Vous comprenez bien qu’il n’est pas question ici de juger de la qualité de telle ou telle exposition donnée, mais bien d’interroger la forme générale de l’exposition dans son rapport aux œuvres d’art exposées, et à l’œuvre d’art en général.
Catherine Grenier, directrice-adjointe du Musée national d’art moderne, vient de commettre un ouvrage de réflexion sur l’avenir des musées 8 . Elle y expose tout d’abord l’actuelle situation des musées, qui souffrent de mille maux : perte d’identité, disqualification des métiers traditionnels comme celui de conservateur, non-renouvellement du public, positions contradictoires des politiques, etc. La réponse apportée par l’auteur consiste à élaborer un nouveau modèle de musée, dynamique et générateur de savoirs, situé à mi-chemin du musée classique (comportant des collections permanentes) et du centre d’art (fonctionnant sur les seules expositions). Son objectif est d’en finir avec la lourdeur bureaucratique des collections permanentes, et de gagner en souplesse et flexibilité afin de gagner la course à l’innovation. La question est : ce discours relève-t-il de l’art ou du management ? Du management, c’est très clair : politique de flux tendus tendant à réduire les stocks, stratégie typiquement low cost visant à limiter le temps de rotation des œuvres d’art (comme Easy Jet le pratique dans le domaine aérien avec les vols), organisation matricielle et management de projet (l’exposition), pratique marketing de ciblage et de segmentation des publics et enfin, je l’imagine, mise en place d’indicateurs de disciplinarisation et de contrôle des employés.
Mais que devient l’œuvre d’art dans un tel contexte ? J’indique ici deux pistes de développement :

1. La managérialisation des musées implique un déplacement du musée comme lieu vers le musée comme temps, et pas n’importe lequel, le temps de l’évènement. Non plus sanctuaire d’accueil des œuvres d’art, mais entreprise évènementielle d’organisation d’expositions temporaires, le musée participe aujourd’hui pleinement du tout-culturel et de la festivité généralisée : « Qu’est-ce qu’un évènement culturel ?, se demande Michel Deguy. L’expression est devenue analytique, tautologique : culturel est l’évènement par lui-même (la soirée, la « manifestation », la « journée » – de la poésie, des orphelins, etc.) en ce qu’il rassemble le disparate. Le phénomène culturel est celui de cette performance – qui performe un évènement. Ça colle ; le culturel est la colle : ce qui fait tenir ensemble quoi que ce soit d’indifféremment différent, ces danseurs, ces textes, ces personnalités, ces projections, ce buffet…Le problème est celui de colle ; elle doit être plus forte que tout ce qui s’indiffère ou s’oppose ou se répugne ou s’affine. « Sous le signe » du culturel n’importe quoi peut s’accoler » 9 . Engluée dans la colle du management culturel, tel le capitaine Haddock qui n’arrive pas à débarrasser sa main du sparadrap, l’œuvre d’art n’est plus susceptible de prendre son envol (de dé-coller) et d’accéder à son autonomie : alors qu’auparavant le musée comme lieu s’adaptait à l’œuvre d’art, c’est désormais l’œuvre d’art qui est sommée de participer à des évènements culturels et festifs.

2. Mais quels dispositifs de l’exposition la « colle » de Michel Deguy désigne-t-elle ? Nous les regrouperons tous sous le terme générique de « storytelling », cette fabrique d’identités que la police du commissaire d’exposition impose aux œuvres d’art en leur assignant une place dans la petite histoire qu’il raconte. Circuit fléché, panneaux explicatifs et visites guidées, vidéos projetées, jeux de lumière et transparence organisée, catalogue de l’exposition, sont autant de dispositifs concrets de ce storytelling auquel l’œuvre d’art ne saurait échapper. Sous prétexte d’émancipation et de libération (la lutte contre l’Identité avec un I et contre l’Histoire avec un H), les expositions enchaînent à l’infini, car il y autant de chaînes que d’expositions, les œuvres à des récits d’identités étrangers à leur être-propre, leur ôtant ainsi la possibilité même de leur autonomie.

En résumé, l’œuvre d’art peine actuellement à maintenir son autonomie, et par là-même son statut. Tributaire de l’artiste qui en reste le propriétaire par ses mots, son corps voire son être ; devenue partie intégrante des dispositifs aliénants de l’exposition, l’œuvre d’art ne peut plus s’arracher à ces boulets pour nous transporter vers cet ailleurs que toutes les explications du monde ne pourront jamais arraisonner.

Laissons le mot de la fin à l’écrivain Pierre Bergounioux : « Tout va très vite, désormais. Nous avons, à n’en pas douter, changé d’ère. Quels que soient les noms qu’on lui donne, société post-industrielle, supra-modernité, démocratie néo-libérale, fin de l’histoire, elle s’annonce à un bouleversement de l’expérience ordinaire, à une révolution du paysage où prédomine ce que le sociologue Marc Augé a qualifié, voilà une dizaine d’années, de non-lieu. L’utopie, au sens strict, est en train d’envahir l’étendue où nous tentons de vivre, avec cette conséquence que nous n’avons plus nulle part où aller » 10. Il en va ainsi de l’art d’aujourd’hui, son devenir-utopique faisant écho à son état gazeux et diffus (avec tout le lot de kitch et de design que cela implique) que soulignait Yves Michaud 11 . L’art n’est plus nulle part car il est partout.


1. Harold Rosenberg, The de-definition of art, University of Chicago Press, 1972.
2. 3René Huygue, Dialogue avec le visible, Flammarion, 1993, p.185 et suivantes (première édition : 1955).
3. René Huyghe, op. cit., p.71.
4. Artension, mai/juin 2013, p.34.
5. Paul Audi, Discours sur la légitimation actuelle de l’artiste, Encre Marine, 2012.
6. Rappelons tout de même la célèbre phrase de Duchamp que l’on trouve dans une lettre de 1962 adressée au peintre Hans Richter : « Ce Néo-Dada qui se nomme maintenant Nouveau Réalisme, Pop Art, assemblage, etc., est une distraction à bon marché qui vit de ce que Dada a fait…Je leur ai jeté le porte-bouteilles et l’urinoir à la tête comme une provocation et voilà qu’ils en admirent la beauté ».
7. Citation extraite de Roselee Goldberg, La performance. Du futurisme à nos jours, Thames&Hudson, 2012, p.121 (première édition : 2001).
8. Catherine Grenier, La fin des musées ?, Editions du regard, 2013.
9. Michel Deguy, Ecologiques, Hermann, 2012, p.75.
10. Pierre Bergounioux, La fin du monde en avançant, Fata Morgana, 2011, p.32 (première édition : 2006).
11. Yves Michaud, L’art à l’état gazeux, Arthème Fayard/Pluriel, 2010 (première édition : 2003).


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