Née en 1903 à Bruxelles, de père français mais de mère belge, décédée en 1987 aux Etats-Unis dans le Maine où elle résidait depuis la guerre, Marguerite Yourcenar traverse le siècle en solitaire, aristocrate par l’esprit mais aussi par le coeur. Elle nous lègue une oeuvre multiple et multiforme, qui domine de très haut la littérature française contemporaine.
Marguerite Yourcenar fut toujours discrète voire secrète, mystérieuse et hiératique allégueront ses détracteurs («Mystérieuse ? répondait-elle : je suppose que je le suis parce que tout le monde l’est. »). Pourtant, elle découvre et apprivoise très tôt son homosexualité, et en nourrit son oeuvre, à commencer par son premier roman, Alexis ou le Traité du vain combat. De sa vie privée, on sait finalement peu de choses ; dans sa jeunesse, la lente fougue flamande qui l’habitait a dû lui inspirer de fiévreuses et charnelles passions ; on sait son amour non rendu pour André Fraigneau dans les années trente, lui-même homosexuel, ce qui n’a pas dû arranger les choses – cette brûlante aventure lui inspirera les superbes monologues de Feux ; on sait enfin sa vie commune de quarante ans auprès de l’américaine Grace Frick, fidèle admiratrice et sa traductrice en anglais
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Marguerite Yourcenar par ina
Presque tous les personnages de Yourcenar sont homosexuels ou disons bisexuels. Elle refusait de s’en expliquer, tant cela devait lui sembler naturel. Elle faisait toutefois la part entre les personnages historiques – c’est-à-dire ayant existé, ayant laissé des traces écrites et référencées, comme l’empereur Hadrien (Mémoires d’Hadrien) – et les personnages de fiction comme Zénon (L’Oeuvre au Noir). Ils ont en commun de rencontrer et d’aimer ce qu’il y a de beau et de valable sur leur chemin, quel qu’en soit le sexe.
Hadrien est l’empereur de Rome au IIe siècle de notre ère. Grand chef de guerre, grand administrateur, il réforme l’Etat et assure à l’empire une survie que lui-même estime provisoire. Sa passion pour Antinoüs est le passage du livre qui a frappé tous les lecteurs. Antinoüs, jeune esclave bithynien rencontré par hasard, symbolise la beauté et la féminité chez l’homme, comme en témoignent les nombreuses statues qui nous restent de lui ( il est vrai sûrement flatteuses, ou apocryphes ). Il témoigne d’un attachement «de beau lévrier avide de caresses et d’ordres » à l’empereur qui en fait officiellement son favori, ce qui semble n’avoir gêné personne.
Pour des raisons restées inconnues, Antinoüs se donne la mort à quelques années de là – il se noie volontairement dans le Nil : «Il lui avait fallu un désespoir presque absolu pour se noyer en eaux si peu profondes ». [[Toutes les citations ou presque sont de mémoire. N’ayant pas relu L’Oeuvre au Noir depuis des années, des aspects du livre et du personnage ont pu m’échapper.]]
En fait, comme beaucoup d’homosexuels, et tout simplement comme beaucoup d’hommes et de femmes de tous les temps, Antinoüs redoutait de vieillir ; par là, de voir diminuer la faveur impériale ; comme beaucoup d’entre nous mais qui n’en ferons pas autant, il avait marqué l’heure du départ avant la déchéance. D’obscures coteries, d’obscures manigances dans l’entourage impérial ont pu avoir leur part dans ce geste.
Ce qui témoigne de l’état des moeurs de l’époque, Hadrien va diviniser son favori ; d’abord en le faisant embaumer ; ensuite en faisant construire une ville entière dédiée à son culte ; en multipliant les représentations du «beau lévrier fidèle » ; en faisant graver son profil sur des milliers de médailles et de pièces.
On peut très grossièrement retenir les deux faits suivants : comme les Grecs, beaucoup de Romains étaient à la fois homosexuels et plus largement bisexuels ; ensuite que beaucoup d’hommes cultivés comme Hadrien aimaient la beauté avant tout. Cela semblait naturel à tout le monde. On notera également, comme le faisait malicieusement remarquer Yourcenar, que les hommes ne se sont jamais beaucoup interrogés sur ce qui se passait au gynécée.
Chez les Romains comme chez les Grecs, l’homosexualité était une valeur civilisatrice ; elle concernait souvent un homme marié mûrissant s’éprenant d’un très jeune homme qu’il préparait au dur métier de vivre, avant que celui-ci ne se marie à son tour et n’aie des enfants. Ce qui a frappé les lecteurs des Mémoires, c’est que l’amour pour Antinoüs constitue en quelque sorte l’acmé, ou l’apothéose, de la vie de l’empereur. Les années de deuil, en pendant, représentent un lent déclin.
Sur l’homosexualité de Zénon, héros de L’Oeuvre au Noir, vaste fresque romanesque située à la Renaissance, il y a bien moins à dire. Zénon est plus un homme de savoir, qui se brûle à la flamme de la connaissance. Médecin, alchimiste, condamné à mort pour hérésie, il préfèrera se suicider dans sa cellule plutôt que de faire subir à son corps une fin indigne. On peut voir la part de révolte et d’anticonformisme dans l’homosexualité de Zénon, qui se veut un homme libre avant tout. Mais là encore, il s’agit plutôt de bisexualité, puisqu’il a aussi de brèves aventures et de durables liaisons féminines. Zénon aime l’un de ses apprentis, et vit un temps à ses côtés. Il est fasciné par le Prieur des Cordeliers, qu’il aide à mourir et à qui il voue une amitié fraternelle.
Dans ces temps troublés – il s’agit là de la seconde Renaissance, celle des Guerres de religions – faire l’amour avec un homme est un pêché mortel, puni du bûcher. On relèvera donc la force d’âme de Zénon, alter ego, parèdre de Marguerite Yourcenar. Répétons-le, il s’agit avant tout d’être libre, de vivre ce qui est beau et valable, même prohibé par les lois humaines forcément injustes et variables.
L’oeuvre de Marguerite Yourcenar débute avec Alexis, récit gidien par la forme mais dans le fond inspiré par le Rilke des Carnets de Malte Laurids Brigge : dans ce court récit, ou cette longue lettre, Alexis, jeune aristocrate et jeune musicien, confie son homosexualité à sa femme qu’il vient de quitter. C’est remarquable, le mot «homosexualité » n’apparaît à aucun moment ; l’auteur le considérait comme froidement médical et clinique. Il s’agit aussi de dédramatiser, car beaucoup d’hommes et de femmes – parmi lesquels certains, peut-être beaucoup, étaient des êtres de qualité – ont vécu avant nous, avec nous et pour nous leur homosexualité. Quand Yourcenar évoqua auprès de son père sa possible homosexualité, alors qu’elle était très jeune, elle s’entendit répondre par M. de Crayencour – Yourcenar est l’anagramme de Crayencour – : «Moi-même j’aime follement les femmes ; mais si j’étais perdu sur un bateau avec seulement des hommes à bord, sans doute j’inviterais dans ma cabine un beau matelot ».
Pour finir, on peut comparer l’homosexualité dans l’oeuvre de Yourcenar avec son traitement et son élaboration dans celles d’André Gide et de Marcel Proust. Gide en fait plutôt une revendication (Corydon) ; l’objet d’une lutte entre la morale et le désir impétueux du corps. Proust, et c’est à mes yeux son grand défaut et sa grande lâcheté, ne montre dans l’homosexualité que les aspects les plus négatifs : le baron de Charlus n’est qu’un vieux débauché ridicule, dont le narrateur-voyeur surprend les ébats avec le sordide concierge Jupien.
Yourcenar a su montrer le beauté de l’homosexualité ; parce que son homosexualité allait de soi, mais aussi parce qu’elle était une femme courageuse et indépendante, elle nous a donné une leçon de vie – leçon à méditer tous les jours de notre vie.
Frédéric Wagner
WUKALI 12 /08/2015
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