An in-depth analysis of Sorrentino’s last film
Nos chroniqueurs aiment le cinéma et les bons films, «Youth» de Sorrentino récemment sorti suscite l’émulation et nous nous en réjouissons. Après la critique d’Ambroise A. Evano, voici celle de Jean-Pierre Vidit. Comme on le dit à Cannes, un Autre regard !
On peut ressortir passablement bouleversé de la vision du dernier film de Paolo Sorrentino « Youth » ou au contraire soupirer tristement devant un travail par moment esthétisant. Des critiques négatives et parfois acerbes ont cotoyé des éloges dithyrambiques dans les organes de presse.
Mais « Youth » peut difficilement se séparer des œuvres antérieures du cinéaste qui affine au fur et à mesure de ses productions une écriture scénaristique mais aussi filmique particulière et originale.
En réalité, le cinéaste poursuit le thème engagé avec son précédent film sorti en 2013 « La grande bellezza ». Nous y suivons pas à pas les états d’âmes d’un dandy qui traîne son ennui dans les soirées huppées et alcoolisées d’une Rome presqu’irréelle réduite à ses plus beaux quartiers et ses monuments emblématiques. Cet écrivain – il a commis un livre à succès : le seul – disserte, s’épanche avec affectation mais délice sur l’inanité de la vie, la futilité des rencontres tout en dansant avec une femme à qui il demande « s’ils ont couché ensemble ».
Car tel est bien le deuxième thème de ce premier film : la temporalité, la mémoire : surtout celle qui flanche comme le dit la chanson. Mais au lieu de donner lieu à des démonstrations pompeuses, le cinéaste décrit, filme, caresse presque les images d’une Rome, ville éternelle, où le patrimoine artistique incroyablement riche fourmille d’autant de souvenirs, d’épisodes, de personnes dont les statues, les fontaines, les corniches ou les gargouilles viennent témoigner de l’immuabilité de leur présence et leurs liens avec le passé.
A la frivolité et l’évanescence de l’un – le dandy écrivain – correspond la solidité et l’immuabilité de l’autre : la ville éternelle. S’y entassent les multiples traces d’une mémoire qui lie le collectif et l’individuel dans une sorte de catalogue qui, à l’inverse de notre dandy, n’« a pas la mémoire qui flanche ». Tout y reste indéniablement et irrémédiablement marqué et le défilé des monuments que nous traversons au fil du film n’est pas sans évoquer les méandres et les circonvolutions du cerveau dans lesquelles l’information peut se perdre, se dissoudre ou, au contraire, se fixer à jamais.
Mais revenons à « Youth ».
Est-ce tout à fait un hasard si l’action se déroule en Suisse ? Non si l’on considère que ce pays « neutre » est, de fait, à l’abri des mouvements et des turbulences qui agitent habituellement notre monde et le rendent si fragile. Tout y est calme presque figé, organisé dans une sorte de cliché photographique où même les vaches semblent prendre la pose. Une sorte d’immuabilité se dessine renforcée par l’aspect massif des montagnes qui, comme chacun sait, ne se déplacent pas !
Est ce également un hasard si l’action se déroule dans un palace « altmodish » ? Des cohortes d’octogénaires……ou plus…. viennent combattre, dans la plus parfaite discipline, les affres et les ravages du temps et du veillissement qui marquent les visages et les corps. Des norias de soignants s’affairent donc autour des corps, des visages pour tenter de réparer l’irréparable laissant planer l’illusion que rien n’est jamais définitif ni irrémédiable.
Et tout le film semble tourner autour d’une question qui, peu à peu, se dessine face à la temporalité qui échappe : faut-il se résigner et se replier – c’est-à-dire arrêter le temps – dans une sorte de pose esthétique de retrait qui conjugue protestation passive et refus de la vie ? Ou faut-il fuir en avant et anticiper comme le fera l’un des personnages en se défenestrant.
Le repli semble être le choix de ce compositeur célèbre qui s’est « retiré » de la scène et fréquente ce palace depuis vingt ans tout en continuant, en catimini malgré tout, de diriger des orchestres imaginaires constitués par les cloches des vaches qui peuplent les alpages aux alentours de l’hôtel ou les coucous d’un magasin de souvenirs. Avec un simple papier d’emballage de bonbon il est possible de faire des merveilles en matière d’orchestration, de bruitage….et surtout d’éconduire ceux qui tentent désespérement de vous ramener dans le courant de la vie…
Ou bien faut-il – comme le suggère le second personnage central de ce film : un metteur en scène – s’agiter et déborder de projets qui n’aboutiront pas forcément, échafauder des scénarios, faire des repérages…..Autant d’agitation qui donne l’impresssion d’être important, occupé et prêt à un rebondissement qui tente de gommer ou annuler la peur que suscite le veillissement, le vide et la solitude.
Car la prostate et les quelques gouttes qu’elle distille chaque jour devient l’objet de toutes les attentions comme une sorte de pendule qui, goutte à goutte, laisse échapper le temps. Elle est là de manière paradigmatique pour rappeler à nos tristes compères la réalité terrible de ces attaques qu’il convient bien de qualifier de narcissiques et qui, loin d’être passagères, risquent de se péréniser voire de s’amplifier.
En fait, il n’y a pas d’autres solutions que de faire face!
C’est effectivement ce qui se passe pour la fille du compositeur qui, lâchée subitement par un mari qui lui préfère une chanteuse de variété particulièrement survoltée, doit d’abord laisser fuser toute la colère et la rancune qu’elle éprouve. Pour progressivement faire face à ce vide et à cette vie sans but qui, soudain, pourrait s’arrêter avec la tentation de ne plus rebondir et de se laisser engloutir par le découragement.
C’est aussi le cas d’un acteur célèbre qui séjourne dans l’hôtel et qui doit affronter une célébrité qui d’une certaine façon le torture et lui fait honte puisque son succès planétaire repose sur un rôle où l’on ne voit jamais son visage puisqu’il joue en fait un robot !
Le mérite de ce film n’est donc pas de nous asséner une démonstration savante et clinquante sur les ravages du temps et les défectuosités de la mémoire. Plus subtilement, à coup de petites touches, de portraits en demi-teintes, Paolo Sorrentino s’éloigne d’une visée psychologisante pour peu à peu dessiner les contours d’un sujet qui nous concerne au plus haut point : comment vivre sans penser que l’instant que nous quittons est nécessairement plus excitant que celui que nous allons vivre.
A la fin de l’œuvre – car il faut bien parler d’œuvre – le chef d’orchestre-compositeur acceptera de faire retour à la vie alors que son accolyte s’est défénestré après avoir, l’air bravache, jeté les bases d’un nouveau film. Le maestro, avec dignité, reprendra son smoking, sa baguette et la direction d’un orchestre où devant la Reine et avec l’une des cantatrices les plus marquantes de sa génération – Sumi-JO – il dirigera la cantate lyrique qu’il avait composé pour son épouse depuis décédée et que, seule, elle avait interprétée.
Ce n’est peut-être pas non plus un hasard si le film se termine sur cette remarquable cantatrice dont nous découvrons tout d’abord le corps, puis le visage et ensuite la bouche dont s’échappe la voix par ailleurs remarquable de Sumi-JO. Car cette voix est finalement la trace de ce qui ne s’efface pas, de ce qui perdure et de ce qui le relie à cette femme disparue dont on entrevoit le visage lui aussi figé dans un pose où la bouche ouverte laisse aussi probablement échapper une voix, un cri, un soupir…
Cette voix indique aussi la trace indélébile du vivant, rappelle que le fait d’être du côté de la vie permet de comprendre que si l’autre vous abandonne – parce qu’il meurt ou parce qu’il part – il n’est pas pour autant interdit non pas de survivre chichement et à minima mais de continuer de vivre c’est-à-dire au travers de la vie même de poursuivre son œuvre de création.
Jean-Pierre Vidit
WUKALI 03/10/2015
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