A no mercy war in New Guinea
A Paris vers 1966, je fis la connaissance d’un jeune photographe d’art californien, mon aîné de peu. Il resta quelques années dans la capitale puis repartit vers San Francisco. Passant par là en 1977, je le revis. Pour des motifs professionnels, j’eus à revenir bien souvent aux USA jusqu’en 1981 et, à chaque voyage, je retournais jusqu’en Californie. Nous passâmes pas mal de temps à discuter et un soir d’été (1978 ou 79), il me dit: « ce soir, nous irons voir mes parents, tu verras que mon père est un type étonnant. Il a fait la Guerre du Pacifique. Il en a des souvenirs terribles. Il est marqué à vie.«
Un peu surpris, et plus encore curieux, j’ouvris mes yeux, mes oreilles et mon esprit ( plus difficile) à cette rencontre à venir. Je devais passer là une soirée que je n’ai jamais oubliée. Nous repartîmes vers trois heures du matin…
J’ai écrit cet article parce que j’avais une « dette d’écoute » envers cet homme que je n’ai jamais revu. Je perdis de vue mon copain américain. Le hasard a fait que j’ai retrouvé sa compagne qui vit toujours là-bas. Le père est mort il y a une trentaine d’années, le fils a succombé à un cancer peu de temps après…
La bataille d’Angleterre qui vit les Britanniques, seuls face à l’ennemi stopper l’expansion hitlérienne sur la Manche (été1940-printemps1941), est universellement reconnue comme la première défaite allemande de la Seconde Guerre mondiale. Elle figure dans tous les livres sur le sujet comme « l’heure de gloire des Britanniques », qui ont toujours eu cette faculté particulière d’être les plus grands aux heures les plus noires de leur Histoire.
Beaucoup moins connue en Europe, la guerre contre le Japon a vécu bien des vicissitudes après l’attaque nipponne contre Pearl Harbour (7 décembre 1941)…Dans une ruée fantastique, l’armée du Mikado se jeta contre les possessions occidentales comme contre les pays indépendants de l’Asie du sud-est : les Philippines, l’Indochine, la Thaïlande, la Birmanie, la Malaisie, Singapour, l’Indonésie furent occupés en quelques mois… Puis ce fut le tour de la Nouvelle-Guinée que l’armée impériale était certaine de conquérir…
La chute de Singapour (15 février 1942), après deux semaines de combats, fut une surprise totale pour l’état major de Londres. A tel point que Churchill la qualifia de « pire des catastrophes » et de « la plus grande capitulation » de l’histoire militaire de son pays. La citadelle de Singapour était réputée imprenable… Le plus terrible fut que près de 300.000 hommes, venus de toutes les nations du Commonwealth, avaient été engagés au début de la Campagne de Malaisie. Quand le général anglais Percival capitula à Singapour, les Japonais firent prisonniers les 140.000 soldats survivants de cette armée vaincue…
Les Australiens représentaient le tiers des effectifs au début de l’attaque japonaise contre la Malaisie(100.000 hommes)…A la capitulation de Singapour, il devait en rester moins de 50.000…Le traumatisme fut épouvantable en Australie, pays qui comptait à peine sept millions d’habitants. La perte de tous ces jeunes soldats fut un des moments les plus affreux vécu par la population de l’île-continent. D’autant que bien peu d’entre-eux revinrent : ces malheureux furent traînés de camp de prisonniers en camp de prisonniers, souffrant de la faim, des maladies tropicales, du sadisme, des brimades et des coups infligés par leurs geôliers et tortionnaires nippons : l’Empire du Soleil-Levant n’ayant pas signé la convention de Genève sur la protection des prisonniers de guerre, à l’instar de l’Allemagne Nazie. Et pire pour les Japonais : l’éventuelle reddition de ses soldats était considérée comme une désertion, une trahison, un déshonneur absolu. Celui qui se rendait devenait un paria, sa famille était persécutée, subissait la vindicte populaire…Ils ne pouvaient, ni ne voulaient, comprendre l’attitude des soldats capturés et leur « en faisait voir » pour qu’ils finissent par se suicider. Tous les moyens étaient bons pour cela, ce qui aboutit à la multiplications des moyens de torture, à leur perfectionnement, à leur « raffinement expérimental »…Qui devait atteindre le stade ultime de l’horreur en Nouvelle-Guinée avec le cannibalisme…Nous y reviendrons…
La situation était compliquée en Nouvelle-Guinée : l’île était coupée en deux parties quasiment égales, néerlandaise à l’ouest, australienne à l’est. Le terrain était presque impraticable pour des soldats : des vallées encaissées au climat tropical humide, infestées de serpents, d’insectes monstrueux et autres vermines, succédaient à des montagnes couvertes de jungles que les pluies diluviennes rendaient impossibles à escalader. N’existaient que quelques pistes permettant de passer d’une vallée à une autre sans trop de casse mais, malheureusement, les éléments se déchaînèrent tant que mettre un pied devant l’autre tenait de l’exploit sportif. Du côté australien, les rapports devinrent très difficiles avec les autochtones : les Papous avaient une culture ancestrale, une manière de vivre, de penser, incompréhensibles pour les administrateurs venus de l’île-continent. Quant aux missionnaires qui essayaient de convertir les « indigènes » par tous les moyens, parfois scandaleux (menaces de mort, enlèvement d’enfants, etc..), le moins que l’on puisse dire c’est que les résultats n’étaient pas à la hauteur de leurs espérances ! Il arriva même que certains « aborigènes »(terme excessif, voire faux) firent « semblant » d’entrer dans le jeu des évangélisateurs pour des avantages en nature (l’argent ne signifiant pas grand-chose pour eux à l’époque) ! Cet échec flagrant était, essentiellement, dû à la suffisance, et à l’insuffisance aussi, des propagateurs de la foi nouvelle…Bien entendu, certains prêtres comprenaient mieux la mentalité locale que d’autres. L’un d’entre-eux, « Father Benson* », était aimé, accepté et protégé par les natifs qui le considéraient comme un saint homme. Il était ouvert, simple, respectueux, sans l’ombre d’une once de morgue…Refusant d’évacuer le village où il vivait en harmonie avec les gens du coin, il fut assassiné par les envahisseurs nippons avec les quatre religieuses qui travaillaient à ses côtés.
Parlons maintenant de ce que ne pouvaient accepter les autorités : le cannibalisme rituel des Papous. On observa une nette recrudescence de ce fléau dans les années trente… Prenant le taureau par les cornes, les Australiens pendirent les coupables démasqués, mais le feu couvait sous la cendre car la fureur des autochtones amplifia : ils ne comprenaient rien aux lois importées par les colonisateurs ni ce qu’ils faisaient de mal en mangeant « l ‘âme d’un ennemi »… En ce temps-là existait une sorte de chant psalmodié, une « chanson » que tous les indigènes connaissaient : « la complainte du long cochon ». Elle expliquait comment accommoder à toutes les sauces ce plat merveilleux… Un livre de cuisine chantée, en quelque sorte… A ce détail près que le long cochon, c’était l’être humain !
Les Japonais débarquèrent dans la partie hollandaise de l’île, s’en emparant facilement puisque aucune force militaire, digne de ce nom, ne pouvait leur être opposé par les représentants d’une nation détruite par l’Allemagne nazie. Ils préparèrent alors l’invasion de la Papouasie australienne…
Les hostilités furent ouvertes par les Nippons le 23 janvier 1942 avec l’assaut sur Rabaul, en Nouvelle-Bretagne, juste au nord et à quelques encablures de la colonie australienne…
Le 19 février, les envahisseurs bombardaient Darwin, en territoire australien. Pour les locaux, cela ne pouvait annoncer qu’une seule et terrible éventualité : l’invasion de l’Australie elle-même.
Nous savons, aujourd’hui, que les Japonais n’avaient pas l’intention de conquérir l’île-continent, tout au moins dans une première phase. Ce qu’ils voulaient, c’était couper les lignes de communications et de ravitaillements entre la grande île et le continent américain, en occupant les Fidji et la Nouvelle-Calédonie. Mais à l’époque, ce qui apparaissait c’était le contraire. Les Australiens se trouvaient donc dans l’obligation de se défendre, coûte que coûte. Et la défense de l’Australie commençait en Nouvelle-Guinée : il suffit de regarder une carte du Pacifique-sud pour le comprendre.
Tout le ban et l’arrière-ban de la nation australienne fut mobilisée mais, en vérité, la quasi-totalité des hommes en âge de combattre s’étaient déjà engagés et étaient devenus « une armée de miliciens ». C’était des hommes du bush, rugueux, parfois primitifs, habitués à une vie paysanne sans complaisance au cœur d’une nature encore sauvage, des hommes prêts à tous les sacrifices pour protéger leurs familles, y compris celui de leur vie. Des hommes qui savaient très bien tirer avec leurs fusils obsolètes. Mais les pertes cruelles subies à Singapour pesaient lourd, très lourd : tant d’hommes en âge de se battre avaient été perdus…Les miliciens étaient ou très jeunes (17/18/19 ans) ou d’un âge nettement plus élevé ( la trentaine, voire plus).
Début 1942, les Australiens savaient les armées américaines en cours d’organisation. Ils n’en attendaient donc qu’une aide limitée qui se révéla d’une utilité incommensurable dans cette période de pénurie d’armements lourds. Naturellement, comme pendant la Première Guerre mondiale, les Néo-zélandais se battirent au coude à coude avec leurs cousins si proches mais ils n’étaient que deux millions… Tous les hommes y furent appelés sous les drapeaux…
Le 8 mars 1942, les Japonais débarquaient en Papouasie sans rencontrer d’opposition véritable : les réguliers australiens étaient en cours d’installation sur le territoire de la colonie. Seuls des volontaires armés leur faisaient face. Ils étaient bien entraînés, bien équipés et connaissaient le terrain aussi bien que les Papous.
Dans un premier temps, l’hostilité de ces derniers envers les volontaires faillit dégénérer en bataille ouverte… De gros efforts furent nécessaires, de la part d’officiers moins bornés que leurs collègues, pour rétablir le calme…Un calme très précaire…
Nul n’aurait pu alors imaginer que la bestialité des militaires nippons allait provoquer un renversement de l’attitude des autochtones… Et être le détonateur de la future victoire australienne, inimaginable sans le ralliement des Papous à la cause alliée : ils connaissaient les lieux depuis toujours. En combattant les uns aux côtés des autres, ils apprirent à se connaître, à se comprendre, voire à se respecter. La preuve en fut donnée après la victoire par les soldats australiens qui expliquèrent tous, sans la moindre exception, ce qu’ils devaient aux Papous. Nous en reparlerons.
Dès leur apparition sur le sol néo-guinéen, les Nippons perpétrèrent leurs premiers massacres, des crimes de guerre : ils détruisirent quelques villages indigènes en violant les femmes, en tuant vieillards et enfants abjectement (égorgements, émasculations, passage à la baïonnette, etc…), en abattant, parfois en écorchant vive la population mâle, et en brûlant tout ce qui était vivant sur leur route.
Les quelques personnes qui échappèrent à ces meurtres de masse fuirent vers les villages de l’intérieur et racontèrent ce qu’ils avaient vu et vécu. Les Papous évacuèrent leurs villages, s’enfoncèrent dans les forêts inaccessibles et se rangèrent du côté de leurs colonisateurs qu’ils n’aimaient guère pourtant… La vraie guerre commençait…Les occidentaux qui combattirent là ne purent jamais oublier ce dont ils furent les témoins oculaires actifs…
Les Nippons poussèrent vers le sud mais les volontaires leur menaient la vie dure. Ils réussirent à les retarder, utilisant tous les moyens pour cela y compris de multiples pièges physiques ( la fosse, la trappe, les sarbacanes empoisonnées…). Agissant ainsi, ils décuplèrent la haine que leur portaient les Japonais qui atteignirent le paroxysme de l’hystérie collective! Littéralement, ils devinrent fous. Ils capturèrent quelques soldats australiens, des volontaires et leur tranchèrent la tête au sabre. Une célébrissime photo existe, prise par un Nippon, où l’on voit la scène : la férocité la plus vile se lit sur l’immonde face du barbare japonais, jouissant de l’acte commis contre le malheureux soldat en tenue militaire…
Du 4 au 8 mai 1942 se déroula la Bataille de la mer de Corail, située entre l’Australie à l’ouest, les îles Salomon au nord, le Vanuatu à l’est et la Nouvelle-Guinée au sud. Les Américains y remportèrent une victoire inespérée. Les Japonais ne pourront jamais plus menacer les lignes de communications entre l’Amérique et l’Australie, ni débarquer des soldats au sud de la Nouvelle-Guinée, sauf à prendre d’énormes risques…S’ils veulent conquérir cette grande île, ils devront envoyer des troupes au sol en provenance du nord…
Du 3 au 7 juin 1942, les Américains écrasent les Japonais devant l’île de Midway. La voie du Pacifique central leur est donc coupée.
Le 9 août 1942, les GI’s débarquent à Guadalcanal, pour la plus longue Bataille de toute la guerre du Pacifique, qui s’achèvera le 9 février 1943 par un écrasement total de l’armée japonaise. Cette Bataille va bloquer l’agression nipponne. Pour attaquer, il ne leur reste plus alors qu’une seule possibilité : s’emparer de la Papouasie… Face à eux, les miliciens australiens rebaptisés soldats. Pour l’armée du Mikado, ce ne sont pas des adversaires dignes de ce nom, ils vont les balayer en un rien de temps… D’ailleurs, ne se sont-ils pas écroulés à Singapour ? Les généraux japonais se frottent les mains : le prestige de l’armée se perd vu les coups reçus récemment… Ils vont vite déchanter…
Le terrain est épouvantable : il faut prendre les villages de Buna puis de Gona dans le territoire de Nouvelle-Guinée, traverser la chaîne montagneuse Owen Stanley pour prendre à revers la capitale de la Papouasie : Port-Moresby.
Le Haut-Commandement japonais sous-estime grossièrement les Australiens et les Néo-zélandais qui les attendent, l’arme au pied. Pourtant, les volontaires les ont sévèrement étrillés alors qu’ils étaient peu nombreux. Et, désormais, les Papous sont sur le sentier de la guerre… Leurs tambours s’entendent partout, en provenance du fond de la jungle… Ce qui agacent les Japonais…Pour l’instant… Bientôt se sera la panique !
Les Japs attaquent ! Le 23 juillet 42, ils engagent le combat au nord du village de Kokoda. Les Australiens, moins nombreux et moins bien armés, reculent mais retardent un maximum l’ennemi. Kokoda est défendu par une petite garnison qui ne pliera sous la meute que le 29 juillet 42. Après de violents affrontements pour l’aéroport du village, où les Japonais sont obligés d’engager tous leurs renforts pour percer, au prix d’énormes pertes, les Australiens reçoivent l’ordre de retraite le 9 août 42.
Malgré ces reculs constants, les Australiens ralentissent l’adversaire et l’usent, amoindrissant ses capacités offensives. Le nombre de tués japonais affole Tokyo, surtout qu’on ne voit pas la fin de cette Bataille. Les « têtes pensantes » de l’armée nipponne décident alors de tenter de prendre à revers les trop coriaces Australiens, avec les risques que cela implique et qui sont énormes : ils vont débarquer l’élite de l’infanterie de marine japonaise à Milne Bay, située à la pointe orientale de la Nouvelle-Guinée, le 25 août 42.
Cette fois, il n’y a plus de repli possible pour les Australiens. Ils sont acculés à vaincre ou à mourir sur cette terre papoue devenue chaudron de l’Enfer. Les miliciens ne céderont plus un mètre carré de sol sans combattre jusqu’au dernier homme, jusqu’à la dernière cartouche. Ils auront l’épouvantable honneur d’affronter les forces de débarquement nipponnes, dans un combat monstrueux qui marquera à tout jamais la conscience collective des soldats qui y participèrent. Aucun de ceux qui y prirent part n’en revint l’esprit indemne. Tous avouèrent que leur vie en fut bouleversée, traumatisée et que, pire que tout, une haine farouche s’était emparée d’eux… Elle durait encore des années après la fin du conflit…
Revenons à la situation le 25 août 42 : l’état-major australien attendait cet assaut japonais contre Milne Bay, qui était logique vu l’évolution générale du conflit.
Maintenant, tout dépend de la capacité de résistance des miliciens, de l’arrivée massive de l’aviation américano-australienne en cours d’acheminement et des meilleures troupes australiennes : les fusiliers-marins, gardés en réserve dans un premier temps.
L’ennemi débarque des chars légers, foncent sur les centres opérationnels vitaux australiens (radios, radars, commandement), les atteint rapidement. Nous sommes le 26 août 42. Une date que personne ne peut méconnaître en Australie. Les Australiens sont au bord de la rupture. Tous les hommes présents dans l’enceinte à ce moment-là (opérateurs radio, logisticiens, sentinelles, ravitailleurs, cuisiniers même !) se précipitent à la barrière pour contenir la marée nipponne, dont les hommes se mettent à hurler en montant à l’assaut. Complètement ivres d’alcools et de drogues, ils lancent leur tristement célèbre cri qui paralyse, qu’ici les soldats alliés entendent pour la première fois. Le choc est titanesque, la haine triomphe, les combats au corps-à-corps, mortels, visent à l’anéantissement de l’adversaire. Les individus s’écroulent dans des mares de sang qui finissent par colorer en rouge le sol. A ce moment, les premiers avions alliés, passant à basse altitude, arrosent les plages de débarquement japonaises en creusant d’authentiques « sillons de mort » parmi les troupes ennemies. Un moment de flottement s’empare des assaillants, qui se propage jusqu’aux premières vagues d’assaut, permettant aux défenseurs, pratiquement agonisants, de souffler, de se reprendre et, dans un dernière tentative désespérée, d’interdire l’entrée du camp aux Nippons. Mais les vagues d’assaut suivantes, arrêtées par les avions, se regroupent et repartent à l’attaque de plus belle : personne ne peut plus empêcher le débordement des défenseurs… C’est à ce moment précis que le commandement australien local, faisant preuve d’un sang-froid inouï, lancent les fusiliers-marins dans le combat. C’est une surprise totale pour les Japonais qui n’avaient pas pu opérer de reconnaissance au sol. En un instant, les troupes d’élite australiennes arrivent à la hauteur des défenseurs, les dépassent, entrant au contact de l’ennemi baïonnette au canon, dans un alignement de cour de caserne. L’affrontement est d’une violence inconnue, inimaginable. Les Nippons plient sous la charge et les troupes d’élite rejettent les Japonais hors du camp. Mais ils doivent s’arrêter à leur tour, épuisés. Les pertes de l’ennemi seront colossales en ce 26 août 42.
Après deux jours : le 28 août 42, les Japonais, cette fois fanatisés, reprennent l’offensive. Les fusiliers-marins, avec une prudence qui aura d’importantes répercussions, se retirent de l’aérodrome en construction de Turnbull Field, tout en le gardant sous les feux de leurs mitrailleuses. Le champ de bataille devient informe, la boue est partout. Les hommes tombent comme des mouches, malades de la dysenterie, des fièvres, du paludisme mais s’accrochent sur place. L’acharnement japonais à percer échoue face au courage des fusiliers-marins. C’est l’horreur sur ce champ de bataille réduit de Milne Bay. On entend les hurlements des blessés qui agonisent mais que l’on ne peut pas secourir étant donné les événements tragiques vécus par les troupes alliées, d’autant plus que les snipers ont fait leur apparition redoutée. Dans ce formidable piétinement, dans ce marécage démoniaque de sang et de boue, les Australiens bloquent les troupes d’élite japonaises.
De part et d’autre on souffle un peu et, le 31 août 42 à trois heures du matin, dans une ultime tentative de percée, trois attaques suicides japonaises sont repoussées par les mitrailleuses australiennes gardées en réserve à Turnbull Field. C’est la première fois que les Australiens assistent à ce genre de spectacle, ils s’en seraient bien passé…Les alliés apprendront, plus tard, que lorsque les Japonais lancent des charges suicides, c’est qu’ils ont conscience d’être vaincus… A 9 heures du matin le même jour les Australiens passent, pour la première fois, à l’attaque. Ils débordent les Japonais et percent. Le 3 septembre, ayant effectué la jonction entre leurs multiples bataillons qui avaient été séparés lors de l’assaut adverse, les forces australiennes enfoncent l’ennemi. Le 4 septembre la résistance nipponne se raidit. Les fusiliers-marins alliés, déchaînés, écrasent alors l’ennemi, dans une sorte de folie meurtrière : littéralement, ils taillent en pièces les Japonais. Le 5 septembre Tokyo, effaré par l’évolution de la situation et par les pertes subies, ordonne la retraite immédiate. Le 6 septembre, les Australiens atteignent le camp principal de la force de débarquement japonaise faisant un massacre parmi les troupes ennemies au cri de : « pas de quartier ! » (No mercy !). Le 7 septembre, les navires japonais se retirent. Les Australiens traquent et tuent ceux qui essayaient de fuir par terre vers le nord. La Bataille de Milne Bay se termine en catastrophe pour les envahisseurs… La fine fleur de leurs forces spéciales a disparu à Milne Bay, sans espoir de reconstruction, face à des miliciens devenus des troupes d’élite…
Comment une telle résistance des Australiens a-t-elle été possible ? Un seul sentiment peut pousser des hommes à acquérir une volonté pareille : la haine, la haine de tout ce que représente le camp d’en-face, à l’instar des troupes françaises de la Première Guerre mondiale. C’est à Milne Bay que, pour la première fois aussi, les Australiens prirent conscience de la barbarie de l’ennemi qui assassina 37 prisonniers de guerre sur les 37 soldats capturés et sur lesquels, pour la première fois dans l’histoire de la Guerre du Pacifique, ils prélevèrent pour leur usage personnel des morceaux de viande humaine alors que ces prisonniers étaient vivants ! Comme il est aisé de le comprendre, cela avait été prévu, avant le début des combats, par le commandement local nippon en panne de ravitaillement…
Les conséquences de la Bataille de Milne Bay furent immédiates : le moral des troupes alliées remonta, notamment celui des Australiens combattant sur la piste de Kokoda, mais également celui des Américains engagés à Guadalcanal.
Le retentissement de ce triomphe fut immense en Australie. Les troupes avaient battu l’armée du Mikado dans cette sanglante bataille terrestre. L’enthousiasme était indescriptible dans les rues des villes et des villages pavoisés. Malgré le prix terrible de la victoire, la population savait que le cours de la guerre avait basculé en faveur des alliés…
Pendant ce temps, sur la piste de Kokoda, les troupes japonaises atteignirent le village de Ioribaiwa, à moins de 30km de Moresby, et s’en emparèrent. Les Australiens reculèrent jusqu’aux collines environnantes et s’y accrochèrent. Les renforts arrivèrent des deux côtés. Le 15 septembre, une bataille d’envergure se préparait près du village, en bord de rivière… Une bataille décisive, chacun le comprenait… Mais rien ne se passa et les Australiens constatèrent un matin l’absence de l’ennemi en face.
Prudemment, ils entrèrent dans le village abandonné. Personne… Ils découvrirent progressivement ce que l’ennemi y avait laissé, notamment du papier toilettes ! Sûrement oublié par un officier… Que s’était-il passé ? Ils découvrirent des documents négligés par l’ennemi dans sa fuite : le Haut-Commandement nippon avait donné l’ordre de retraite aux troupes avancées de Nouvelle-Guinée car les Japonais avaient eu des pertes phénoménales à Guadalcanal, face aux Américains. Espéraient-ils envoyer des renforts là-bas ? Cela n’advint jamais…Les Nippons se replièrent en bon ordre vers les villages de Buna et de Gona le long de la côte, vers Kokoda plus à l’intérieur de l’île.
Début octobre 42 les Australiens lancèrent une offensive meurtrière contre les Japonais en fuite vers le nord, accrochant l’ennemi partout. Les problèmes de ravitaillement étaient effarants, les hommes souffrant de malnutrition tandis que la dengue, la dysenterie, le paludisme et les fièvres tropicales faisaient des ravages parmi les soldats. Malgré la retraite, malgré les incessantes attaques australiennes, les Nippons résistèrent et reculèrent avec discipline, la combativité japonaise s’érodant, lentement mais sûrement…Les mortiers australiens commencèrent à parler une langue terrifiante…L’ennemi continua son repli contrôlé jusqu’à Gona, tandis que les Australiens prirent Kokoda sur la piste intérieure. A Gona s’engagea un rude combat. Les Nippons, de plus en plus en difficulté, y combattront jusqu’à la mort. Aucun ne se rendra, ce qui n’aurait servi à rien : les Australiens ne feront pas de prisonniers dans leur remontée vers la frontière de la Nouvelle-Guinée hollandaise…
Les unités australiennes se regroupent pour attaquer Gona. Ils prennent le village le 8 décembre 42, au prix de lourdes pertes. Enfin, le 11 décembre 42, se produit ce que le commandement allié espérait, sans y croire vraiment : toutes les lignes de défense japonaises s’effondrent sous les coups de boutoir australiens. Le matériel est arrivé avec des chars, de l’artillerie, des munitions, qui permettent aux Australiens de frapper l’ennemi. Suivant cet écroulement militaire, les alliés poursuivent les Japonais. Ils les tuent au fur et à mesure de leur progression, ne leur permettant aucun repos. Tous les soldats savent ce que les nippons ont fait à Milne Bay. Ils découvrent les mêmes horreurs dans Gona : corps suppliciés auxquels il manque un bras par-ci, une jambe par-là, trace de découpe au couteau sur des corps de prisonniers morts, mais aussi vivants ! On murmure (est-ce vrai?) que les soldats ont dû achever des prisonniers dépecés, moribonds, qu’ils trouvèrent à même le sol à Buna… Instincts déchaînés de soldats appartenant à une société se proclamant hautement civilisée… Cette cruauté abjecte allant jusqu’à l’écorchement vif de prisonniers…Les Australiens n’oublieront ni ne pardonneront jamais…
Après la prise de Gona, des renforts australiens arrivent. Toutes les troupes marchent sur Buna qu’elles encerclent et qui tombe le 2 janvier 43. Un certain nombre de soldats japonais ont fui vers les marais autour du village, juste avant sa prise par les Australiens. Les fusiliers-marins y poursuivent l’ennemi, les traquent et les massacrent jusqu’au cœur des marécages.
La situation devient catastrophique pour les Nippons : Guadalcanal va tomber d’un jour à l’autre et les Américains arrivent en Nouvelle-Guinée. Un désastre peut se produire sur les deux fronts. Les Japonais décident de sauver ce qu’ils peuvent de leurs conquêtes en Papouasie…Ils abandonnent la garnison de Guadalcanal à son destin….Un mois plus tard, tout y sera fini…
En remontant la piste de Kokoda, les Australiens souffrent le martyre : des pluies diluviennes s’abattent à nouveau rendant extrêmement difficile la marche. Il faut monter la piste sur des kilomètres pour atteindre le sommet du col à 2000 mètres d’altitude, là où le froid commence à se faire sentir. Ensuite, la descente semble plus abordable mais de monstrueux orages éclatent, rendant invisible la piste. Quand un temps acceptable revient, il n’existe plus de piste lisible. Les hommes ne peuvent plus progresser. Qu’à cela ne tienne ! Chacun prend une bêche, une pelle, son couteau, sa hache ou n’importe quoi de coupant, et on creuse, on égalise la terre jusqu’à recréer des marches, voire quelque chose qui pourrait être une piste… Et cela sur des kilomètres ! Il y aura des chutes, des jambes cassées en glissant dans cette boue infâme, mais les hommes passent sur « cette saloperie de piste ». De temps à autre apparaît un cadavre de soldat japonais dans une position invraisemblable. L’un de ceux-ci, auquel manque la chair du bras droit (cannibalisme japonais ou papou?) montre du doigt la direction du nord. Les soldats australiens, qui ont perdu toute notion de normalité, viennent le saluer, voire lui serrer sa main de squelette en rigolant. Instant de décompression mal placé mais inévitable dans ces conditions.
Les Papous sont partout : sur la piste avec les Australiens, dans les jungles entourant « cette cochonnerie de piste », vers l’avant semant la terreur parmi les soldats japonais qui craignent, à leur tour, d’être dévorés vivants… Ce qui arriva à diverses reprises…Et, cette fois, les Australiens fermeront les yeux… Le vent se lève sur « cette pourriture de piste », accentuant les difficultés de l’ascension. Le moral est bon parmi les soldats qui s’encouragent l’un l’autre : ils entrevoient la victoire sur l’ennemi abhorré. A un moment ou un autre, un homme s’écroule victime de l’angoisse, de la peur ou d’un effondrement nerveux… Il faut le ramasser et s’occuper de lui : impossible de le laisser là, avec les Papous on ne sait jamais…Leurs tambours de guerre n’arrêtent pas leur musique lancinante, il y a de quoi devenir fou…C’est L’Enfer de Dante au niveau du cercle extérieur… Enfin les Australiens atteignent le sommet du col… Ils ne sauront jamais vraiment comment cet exploit fut réalisé…
La descente est plus facile. Les hommes reprennent des forces. Ils tombent à bras raccourci sur l’ennemi auquel ils vouent une haine inexpiable… Ils l’écrasent à Sanananda le 22 janvier 1943. La Campagne de Papouasie est terminée.
Elle a marqué à tout jamais l’inconscient collectif et l’histoire du pays. Elle fut, et demeure pour l’éternité, « l’heure de gloire des Australiens ». Pour les Japonais ce fut le cimetière de leur armée…
Nota
* Les Papous récupérèrent (Dieu sait comment!) les cendres de « Father Benson ». Ils lui élevèrent un petit cénotaphe où, aujourd’hui encore, ils viennent se recueillir…
Le seul livre racontant honnêtement cette effroyable campagne est celui de Lida Mayo intitulé : « Bloody Buna »(Buna la sanglante. 1974 éditions Doubleday Books). Il n’a jamais été traduit en français…
WUKALI 27/04/2016
Courrier des lecteurs : redaction@wukali.com
Illustration de l’entête: soldats australiens à Milne Bay