Analysis of Bartok’s opera


C’est une belle initiative – également courageuse – que de programmer à l’[**Opéra Théâtre de Metz Métropole*] l’unique opéra de [**Bélà Bartök*]. Si la couleur bleue de la barbe du célèbre personnage traduit symptômatiquement sa nature anormale, le choix de cette couleur n’est pas sans relation avec deux expressions particulières.

La première c’est celle qu’utilise dans leur argot familier les collègiens pour désigner le fait de faire l’école buissonnière. En « bleutant » le sujet ne se trouve pas là où il devrait être….c’est-à-dire à l’école. Ce qui pourrait être le cas du [**Barbe-Bleue*] de [**Bartök*] tant ses réactions intimes sont différentes de celles que l’on pourrait attendre traditionnellement de lui .

La seconde c’est l’expression « passer au bleu » qui signifie faire disparaître, escamoter comme s’il s’agissait de brouiller les pistes et d’enlever les stigmates de cette anormalité pour faire du monstre sanguinaire voire pervers un homme comme tout le monde.

Olécio partenaire de Wukali

Le conte de[** Perrault*] vise une morale édifiante qui fustige la curiosité et s’adresse à l’éducation morale de l’enfant. L’histoire originale nous met en présence d’un mari qui pousse sa femme à la faute en excitant sa curiosité vis-à-vis des mystères cachés derrière les fameuses portes de sorte à ce qu’elle les ouvre pour mieux l’en punir. Si nous sommes en présence des zones sombres et turbulentes du sadisme voire de la perversion n’oublions pas toutefois que ces histoires transposent sur des adultes des fantasmes et des jeux qui existent chez le tout petit enfant. La curiosité sexuelle – découvrir ce qui est caché – s’allie au besoin de regarder ce qui se passe derrière les portes….des parents. La curiosité est donc effectivement un vilain défaut mais transposée et sublimée peu à peu par l’enfant elle est la porte d’entrée de la connaissance lorsque la curiosité se mue progressivement en désir de savoir !

A la suite d’autres compositeurs – [**Sedaine, Grétry, Offenbach*] et [**Paul Dukas*] – [**Bartok*] s’est intéressé à l’un des célèbres contes de [**Charles Perrault*] publié en 1697 dans le receuil « Les contes de ma mère l’Oye ». Unique opéra du compositeur, l’œuvre de Bartök est une œuvre à part qui n’obéit pas aux codes de l’opéra traditionnel. Peu de personnages, pas de scènes, de récitatifs ou de grands airs, nul contexte historique ou conspiration machiavélique : deux personnages – Barbe-Bleue et sa femme Judith- devisent dans un crescendo d’opposition puis de violence.|left>

[**Paul-Emile Fourny,*] le directeur artistique, a eu de plus l’idée originale d’accoler à l’opéra – qui est une oeuvre courte de 58 minutes – une pièce chorégraphique « [**Le mandarin merveilleux*] » qui fût créé à l’Opéra de Cologne en Novembre [**1926*]. Nous découvrons à l’écoute une autre facette du talent musical de Bartök mais aussi son courage à composer un œuvre….. sulfureuse.

En effet, le sujet de ce ballet est cru et franchement érotique : il s’agit d’une prostituée contrainte par ses comparses à détrousser ses clients dont un riche mandarin qui va mourir en ayant, in extrémis, profité des charmes de la belle. Le ballet provoqua un vif scandale. Les représentations furent suspendues par les autorités hongroises qui l’interdirent. Bartök recycla la musique en une suite pour orchestre symphonique qui fut crée deux années plus tard.

Mais au delà des spécificités propres à l’opéra et au ballet il est, selon moi, clair que les deux œuvres éclairent sous une focale différente voire extrême le thème complexe des rapports homme-femme. Dans l’opéra proprement dit se déploie une thématique violente des rapports dominant-dominé qui s’inversant au fil de l’oeuvre aboutit peu à peu à un combat dont l’issue est symboliquement mortelle pour l’un des protagonistes. Le ballet, quant à lui, travaille à un autre niveau – celui du mystère du désir de la femme – qui sur le modèle métaphorique de la mante religieuse est par essence mortifère. Tels semblent être les fils conducteurs qui réunissent les deux œuvres même s’ils se déploient dans des univers différents mais complémentaires.

Le livret du « Château de Barbe Bleue » a été écrit par[** Belà Balàsz*] à partir du conte de Perrault. Il fût d’abord proposé à [**Zoltan Kodaly*] – un compositeur hongrois ami de Bartök – qui déclina l’offre reprise alors par l’auteur de l’opéra qui termina l’œuvre en 1911. Mais la partition ne déclancha pas l’enthousisasme de la Commission des Beaux Arts qui refusa sa publication. Il fallut attendre 1918 dans le crépuscule de la Grande Guerre pour assister à sa création. |center>

A dire vrai, l’œuvre de Bartök est une œuvre originale et difficile. Quelles sont les raisons de cette difficultés ?

D’abord Bartok fût un grand défenseur de l’identité hongroise qui était la sienne : « durant toute ma vie écrit-il, en tous lieux et en toutes façons, je veux servir une seule cause, celle du bien de la patrie et de la nation hongroise ». S’inspirant des musiques folkloriques de l’Europe de l’Est dont il enregistra les morceaux, il traduit dans sa musique les sonorités, les climats et les tonalités pour décrire musicalement l’atmosphère de cet environnement froid et sombre à grands coups de zébrures musicales violentes.
Ensuite, influencé par [**Strauss*] – Zarathoustra -,[** Lizt*] – les mélodies tsiganes – mais aussi [**Wagner*] il va lors d’un voyage à[** Paris*] en 1905 découvrir [**Debussy,*] [**Stravinsky*] et [**Schönberg*] dont il va intégrer dans sa propre musique les découvertes d’écriture musicale. Celle de Bartok est donc faite de ruptures, de saillies brusques ou de longues nappes chromatiques qui peuvent traduire, par exemple, les aspects aquatiques de l’eau qui suinte des murs du château de Barbe-Bleue ou les eaux du lac de la tristesse du même personnage.

Enfin, parce que le livret écrit par Belà Balasz ne se contente pas de versifier le conte de Perrault.

Il va d’abord subvertir la connaissance que nous avons du conte en projetant le spectateur au cœur du drame en floutant les limites entre le dedans et le dehors par un prologue déclamé par un récitant où ce qui se dit pourrait être dit par nous :

« Voici monter les premiers mots
Nous nous regardons ; le rideau
Frangé de nos yeux s’est ouvert
Mais où est la scène ?Mystère
Dehors, dedans ? Qui peut le dire ?
»
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Ensuite parce que ce livret constitue un exemple rare pour ne pas dire unique de complémentarité et presque d’alchimie entre d’un côté un écrivain et de l’autre un compositeur. Cette osmose tient selon moi à la conception esthétique qui vraisemblablement rassemble sans entamer leurs spécificité les deux artistes.
L’auteur du livret – Belà Balàzs – se revendique du courant symboliste apparu en France et en Belgique à la fin du XIXème siècle. Il est né en réaction au naturalisme qui cherche à reproduire la nature humaine au plus près de sa réalité scientifique et dont la forme opératique est le vérisme.

Pour les tenants du symbolisme, le monde ne saurait se limiter à une apparence concrète réductible à la connaissance rationnelle: il est un mystère à déchiffrer.

Dans l’opéra, par exemple, le sang envahit toutes les scènes figurées derrière les portes. Mais ce sang quel est-il vraiment ? Doit on le voir comme la trace annonciatrice du drame qui se noue peu à peu : Barbe Bleue va effectivement tuer Judith comme ses autres femmes et elle baignera dans le sang ainsi répandu pour punir ses fautes? Ou bien ce sang omniprésent est-il le symbole de la douleur qui saigne et suinte du cœur de Barbe Bleue soumis à la violence des questions intrusives de Judith ? Le spectateur ne sait pas trancher à partir du spectacle sous ses yeux. Il est donc invité à interroger ce qu’il voit et entend non pour construire une représentation évidente mais pour créer des sensations, des impressions et selon le théoricien du symbolisme [**Jean Moréas*] « à vêtir l’idée d’une forme sensible ».

[**Qu’est ce donc que « vêtir l’idée d’une forme sensible » ?*]

C’est précisément à la musique de Belà Bartok que va revenir le soin de préciser les contours de ces formes sensibles – par exemple les climats différents tour à tout dramatiques, sinistres ou inquiétants , les retounements de rythmes qui de la douceur virent à la violence des sons, la dramatisation accentuée par des tempis qui martèlent, hachent les notes. Ces modalités musicales accolées au texte rendent plus vivants les sentiments suggérés par les mots. La musique vient ainsi traduire « sensiblement » l’atmosphère inquiétante du château et « matérialiser » la tension violente qui, peu à peu, monte entre les deux personnages jusqu’à l’acmé.

Les deux artistes – [**Balasz*] pour le livret et [**Bartok*] pour la musique – font donc finalement de Barbe Bleue un être beaucoup plus attentionné et fragile qui est certes porteur d’une anomalie visible – cette fameuse Barbe Bleue – mais qui montre au décours de l’opéra une souffrance cachée qui devient de plus en plus visible et explose lors de l’ouverture de la porte 6 sous la forme de ce fameux lac de larmes dont il reconnaît qu’elles suggèrent sa dépression, son mal-être, sa tristesse…..La figure terrible du conte du monstre sanguinaire s’humanise peu à peu, devient presque sympathique alors que celle de son épouse se nimbe d’une violence assez terrifiante qui la rend de plus en plus antipathique.|center>

N’oublions pas que cette épouse – non nommée dans le conte – emprunte dans le livret le patronyme d’une figure biblique meurtière : [**Judith*]. C’est elle qui trancha la tête d’[**Holopherne*] le général de [**Nabuchodonosor*], roi de Babylone, qui voulait prendre la ville où vivait cette femme. Judith « assiège » en quelque sorte le « château » de Barbe Bleue pour y faire entrer la lumière. La bâtisse devient une métaphore de la sombre et inquiétante personnalité de son propriétaire puis de l’âme torve de Barbe Bleue dont le jardin secret symbolisé par les différentes portes devient pour Judith autant d’indices qu’elle doit explorer pour donner une face visible à son incurable cruauté et à ses desseins meurtriers. Nous assistons au fond aussi – dans un renversement de perspective assez saisissant – au travers de la quête morbide de la vérité de Judith à une sorte de meurtre d’âme de Barbe-Bleue.

Elle ne sera pas la septième victime sanguinolante du monstre rejoignant la collection des cadavres des autres épouses. Parée richement, accueillie chaleureusement par les autres épouses vivantes de Barbe-Bleue…. on peut imaginer qu’elle deviendra plus banalement l’un des perles du « harem » que constituent ces femmes autour de ce finalement très séducateur Barbe-Bleue !

Le thème du mystère du désir de la femme semble être le fil conducteur de ces deux œuvres même s’il est décliné différemment dans l’opéra et dans le ballet. Est-il dangereux voir mortel lorsqu’il s’agit, comme dans le ballet, d’une mauvais rencontre qui s’apparente au sort réservé par la mante religieuse à son amant ? Ou bien du fait de son agressivité voire de sa violence laisse-t-il augurer comme dans l’opéra que les rapports homme-femme ne peuvent être que des rapports de force dominant-dominé qui s’alternent dans un sens comme dans l’autre?

[**Jean-Pierre Vidit*]|right>


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WUKALI 28/11/2016

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